Ce sera radical, ou « rien » n’aura lieu !
« On ne change pas un système avec le mode de pensée qui l’a engendré » ; Albert Einstein
Une caractéristique de cet extrême-centre dont parle le philosophe Alain Deneault, est certainement celle de ne tolérer que les critiques qui ne remettent pas en cause le système d’exploitation propre à notre société capitaliste, et de ne laisser passer que celles qui demeurent circonscrites à l’intérieur de celui-ci et lui sont inoffensives. Désormais, tous les politiciens auraient entendu les manifestants pour le climat. Mais ils ne les ont pas écoutés. Tout ce qu’ils diront qui remettrait en cause le dogme de la croissance sera en effet ou bien tu ou bien assimilé aux extrêmes (droite ou gauche), rapprochement le plus efficace pour éviter le débat.
Il est évidemment plus difficile de défendre publiquement un principe dès lors qu’il a été énoncé par des ennemis politiques, même si ces derniers avaient des intentions bien différentes des nôtres lorsqu’ils exprimèrent ces idées. Ainsi, si les capitalistes libéraux ont fustigé les manifestants du climat, leur reprochant d’être des consommateurs contradictoires avec leur message, ils l’ont fait non pas pour soutenir la contestation mais uniquement pour dénigrer les propos et la part subversive qu’ils pourraient receler. Il s’agissait de recourir à la technique classique où l’on critique le messager pour dévaloriser son message. C’est le seul dessein de ces individus organisés qui ne veulent surtout pas que l’on aborde vraiment la question environnementale, car, à l’instar de la plupart des autres partis (tous ceux qui ne jurent que par la croissance), ils la savent en concurrence avec la question économique, la plus essentielle pour eux.
Au risque d’être associés à ceux qui ont stigmatisé les étudiants en grève pour le climat, nous pensons toutefois qu’il est de notre devoir de mettre en évidence les freins au changement, de les reconnaître et les regarder en face. Mais les critiques de nos ennemis politiques à l’égard des manifestants méritent dans un premier temps trois remarques :
– ce n’est pas parce que ces ennemis évoquent des contradictions qu’il faut, par une sorte de réflexe imbécile, se refuser d’accepter que ces contradictions existent réellement. Au même titre que nous ne nous priverions pas de manger des fraises si ces derniers les appréciaient également, nous n’éviterons pas certaines analyses sous prétexte que ce serait « faire le jeu de… » ;
– découlant de ce point, se donner une ligne de conduite intellectuelle et refuser tout oukase que bienpensants et antifas primaires dégainent à la moindre critique, consistant à se priver de penser sous crainte d’être assimilés aux « rouges-bruns »(1). Qu’ils nous assimilent, ils le feront dans tous les cas, l’extrême droite ayant toujours été pour eux l’épouvantail leur permettant de ne pas citer la vérité derrière le rideau du spectacle, convaincus de la qualité intrinsèque de nos sociétés modernes, toujours pour eux développées plutôt que sous-développantes. Certes, ceux qui stigmatisent et distribuent les hérésies ne sont pas tous ignorants de la putréfaction à la racine de nos systèmes, mais se faisant les porte-voix malgré eux du pouvoir, de peur à leur tour d’être assimilés à la bête immonde ils ne réalisent pas à quel point ils arment ceux-là mêmes qu’ils disent combattre ;
– indiquer les contradictions ne signifie pas que nous ne croyons plus en la possibilité d’un mouvement révolutionnaire, de même que nous ne nous mettons par sur un piédestal d’où on lancerait nos analyses pour les généraliser à la masse. Cela mérite donc une précision : nous savons ces incohérences présentes, à l’origine de la perpétuation du même, de la récupération politicienne et marchande qu’elles facilitent. Celles-ci, si elles sont certainement largement répandues, ne sont pas pour autant caractéristiques de tout manifestant et ne constituent pas un écueil insurmontable. Soit, nous n’entérinons pas l’impossible, au contraire, nous nommons les obstacles ;
– c’est justement en nommant nos contradictions que nous pourrons les dépasser, car en mettant des mots sur les choses s’ouvrent les conditions collectives de leur dépassement.
Les autres, au contraire, qui veulent détruire les messages les plus pertinents, n’initient rien de constructif, ils souhaitent seulement au fond que nous ne pensions pas. Nous désirons au contraire, malgré les constats accablants, maintenir cet optimisme de la volonté et croire en une perspective révolutionnaire de tous ces mouvements épars, garder l’espoir que de cette masse de manifestants puisse sortir une part significative consciente du niveau de changements nécessaires et des actes que nous devrons accomplir.
Pour sauver notre peau, contrer ce qui nous tue
« Nos dirigeants sont, en général, ceux qui ont le mieux intériorisé les objectifs du système et, par conséquent, sont immunisés contre les arguments et les preuves qui pourraient le remettre en question »(2)
Mais allons-y alors. Oui, il manque quelque chose à ces manifestations de classe privilégiée – dont la plupart d’entre nous à Kairos font aussi partie. Ce constat n’est pas là dans le but de culpabiliser, dénigrer, briser ce qui couve, mais d’indiquer que la conscience doit être à la mesure des revendications, et que si le système s’est si longtemps maintenu, c’est parce qu’une majorité d’entre nous le permettait. Certes, agir pour le climat est déjà une revendication mensongère, une posture dans laquelle nous nous posons encore comme les sauveurs, êtres qui dépasseraient et maîtriseraient tout. Nous agissons pour sauver notre peau, le climat étant déjà fortement atteint et les mesures à prendre rapidement aujourd’hui ne permettant que d’éviter ou atténuer le pire, sachant par ailleurs que faune et flore se porteraient nécessairement mieux si nous n’étions pas là. Pour que ces deux ensembles soient respectés et que l’humain puisse vivre en harmonie avec, soit qu’ils demeurent sains et saufs malgré notre présence, il faudra accepter des mesures radicales à l’aune desquelles le changement véritable s’estimera.
Les Coca-Cola achetés dans des fast foods ne seront plus des exceptions, ce sera déjà trop : les fast foods devront disparaître. Tout est à l’avenant : plus de grandes surfaces, d’Ikea, de multinationales en tous genres, de voyages en avion, de banques contrôlées par une minorité, de bagnoles individuelles, même – et surtout? – électriques. Plus de publicités commerciales, de H&M, de Tetra Pak, de multipropriétaires, d’héritages indécents; plus de « techniciennes de surface » exploitées rétablissant l’équilibre des ménages au détriment de l’équilibre de classe, de paradis fiscaux, de Viva for life, plus de riches, donc plus de pauvres, plus de SD(F)(3) ; on ne chiera plus dans de l’eau potable, on humusera nos morts, nos terres seront conservées pour y cultiver ce dont nous avons besoin, les seigneurs modernes seront expropriés, un revenu maximum imposé.
La différence demain ne sera plus entre ceux qui font « bien » et ceux qui font « mal », les simplicitaires et les consuméristes, mais entre ceux qui acceptent qu’il faudra – et qu’ils devront donc – changer radicalement et ceux qui pensent que des aménagements superficiels suffiront. Les premiers seront conscients de l’impossibilité de faire l’impasse du combat politique et dépasseront leurs contradictions par le combat collectif, les seconds adopteront la doxa libérale de l’« écogeste », supportant la coexistence de sujets « libres de choisir » dans un milieu malsain et liberticide. Libres de choisir d’aller au Macdo, chez Ikea, Apple Store, en city-trip… il n’y a pas de liberté individuelle dans une société où les institutions et les services offerts servent le seul profit ; où les organisateurs du capitalisme mettent tout en branle pour assurer la surconsommation, condition indispensable à la pérennité de leur système productiviste. Dans ce monde du choix individuel, quand un dit « non », neuf disent oui… on ne fait pas société avec cela.
Il faudra décider entre voir la réalité en face et accepter ce que cela implique, ou continuer en faisant semblant qu’on change, en se laissant berner par exemple par la plate-forme participative créée par Good Planet Belgium et WWF(4), « en vue des élections 2019, pour récolter les idées des jeunes Belges pour construire une société plus verte, idées qui seront soumises aux politiques dès avril ». Voilà donc : on récoltera les idées des jeunes sur une plateforme sponsorisée par Axa, Deloitte, Delhaize, Ikea, Luminus, Tetra Pak, Umicore(5)…, pour, après avoir simulé le processus démocratique, transmettre ces idées aux politiciens qui travaillent pour ceux qui sponsorisent, et continuer donc avec ceux qui pillent, polluent, tuent, détruisent, saccagent, étouffent, annihilent.
Dans cette fable, les médias joueront les conteurs, eux qui il y a deux décennies nous disaient à propos des révoltes de Seattle : « le marché reste le mode d’organisation le plus efficace de la vie économique -notamment parce que tous les autres ont montré leurs limites » (Le Soir, 2 décembre 1999), et qui vantent aujourd’hui « la puissance de la rue », de ces « citoyens comme force motrice de la démocratie » (Édito du Soir du 30 janvier 2019). « Force motrice » pour autant qu’elle ne touche pas à la racine motrice du capitalisme qu’est le profit à tout prix, démence qui détruit tout. « Le climat, c’est une affaire qui marche » donc (Le Soir, idem.), s’il marche avec le marché…
Alors, camarades manifestants en grève pour le climat, « demain », s’il a lieu, sera un demain sans Coca, sans cannettes en aluminium, sans plastique, sans smartphones et tout ce monde qui va avec. Nous devrons réussir à imaginer la fin du capitalisme, un monde moins connecté et plus humain, pour progressivement écarter la proche probabilité de fin de notre monde. Il faudra accepter que nous nous sommes trompés, pour espérer encore voir nos enfants grandir dans la paix, la liberté et la justice, ou continuer à en payer le prix, mais là ça deviendra beaucoup moins amusant…
Alexandre Penasse
- « Rouge-brun » définirait des anticapitalistes proches de l’extrême droite dans leurs idées et/ou leurs comportements.
- Clive Hamilton, Requiem pour l’espèce humaine, SciencesPo, 2013, p.64.
- Le terme SDF est propre à la novlangue, la langue du pouvoir, la femme ou l’homme (ou l’enfant) dormant dans la rue n’étant pas Sans Domicile Fixe, mais sans domicile tout court. Les SDF, ce sont ces capitalistes déracinés toujours entre deux avions, dormant une nuit à New York, une nuit à Dubaï, dans des domiciles jamais fixes.
- « Collecter la voix des jeune sur le climat », Le Soir, 28 janvier 2019. Voir https://www.goodplanet.be/fr/a-propos-de-nous/
- Technologie des matériaux, www.umicore.be
http://www.kairospresse.be/article/lettre-ouverte-aux-grevistes-
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