C’est la prochaine cible, lui !

 « On est là ! On est là ! Même si Macron ne veut pas, nous on est là. »

Pour l’honneur des travailleurs et pour un monde meilleur, même si Macron ne veut pas, nous on est là. » La clameur enfle, monte, et éclate contre les murs du Palais de Justice d’Amiens. Jules descend les marches, fort de ce soutien. Assourdi par ce chœur tonnant sa détermination.

 Il vient d’être déféré au parquet. La procureure lui a signifié sa convocation en correctionnelle au 17 juin 2020.

Pour rébellion.

Puis le juge des libertés impose le contrôle judiciaire, assorti d’une interdiction de manifester dans la Somme jusqu’au jour de l’audience.

Enfin, un petit tour devant l’enquêtrice sociale, et le voilà libre. Enfin.

On est lundi, il est 17 heures. L’arrestation de Jules remonte au samedi précédent, à 17 heures.

45 heures de garde à vue. Plus trois heures au tribunal. Le compte est bon, pile poil 48 heures de privation de liberté. Les informations postérieures nous apprendront que les charges étaient tellement minces, et l’interpellation si litigieuse que la garde à vue s’est vue prolongée au-delà des 24 heures initiales, afin de trouver une petite aspérité propre à y accrocher une infraction.

On lui reprochera d’abord des actes de violence. Les vidéos enregistrées par un journaliste, et une avocate présents sur les lieux infléchiront cette position. Et pour cause, on y voit des policiers en civil et en uniforme exercer des violences envers des manifestants. Les faits reprochés seront requalifiés en entrave à interpellation, puis finalement en rébellion. La confusion qui a régné autour de l’établissement du chef d’accusation en dit long sur l’équité de cette arrestation.

La haie d’honneur qui s’étire en une double file tout au long du majestueux et solennel escalier de pierre menant à l’entrée du TGI exprime à pleins poumon son soulagement.

48 heures de soutien. Devant le commissariat, puis au tribunal. Derrière d’abord, pour son arrivée. Devant ensuite pour sa sortie. Des centaines de personnes se sont relayées. Restant quelques instants. Quelques heures. Des journées entières pour certains. Dans le froid, l’incertitude, révoltées par une prolongation de garde à vue abusive, et aux yeux de tous, injustifiée.

Alors, pour évacuer toute cette tension accumulée, pour montrer notre solidarité, pour crier notre détermination, on chante.

Tout a commencé par des chants ce samedi 11 janvier.

Au terme d’une manif calme et pacifique, on chante devant la maison de la culture. A distance raisonnable du cordon de CRS qui nous empêche l’accès au centre-ville.

Mon drapeau enroulé, je tourne les talons pour rentrer. Ou aller boire un coup avec quelques potes, plus vraisemblablement.

Soudain, des cris éclatent.

Me retournant, je vois des copains manifestants molestés par des hommes, au nombre de 4 ou 5. Déjà d’autres manifestants se précipitent, pour tenter de les arracher à leurs agresseurs.

En en geste réflexe, jetant mon drapeau, je les rejoins.

Un individu se rue sur moi, et tente de me frapper, le visage déformé par un rictus de haine. Reculant, j’esquive, je pare ses tentatives de coups. Très vite, il rebrousse chemin. Aussitôt, je repars vers l’échauffourée.

Dans la mêlée, je vois mon fils, Jules, subir un étranglement par un agresseur placé derrière lui. Son avant-bras lui écrase le larynx.

Me vient aussitôt en tête la bavure policière qui a causé la mort de Cédric Chouviat, quelques jours auparavant, et dont l’autopsie a révélé une fracture du larynx.

Je me jette dans la mêlée, et extirpe Jules, le tirant en arrière. Il aura le temps de recevoir un coup de poing au visage, asséné par un de nos agresseurs.

Et d’être gazé par les CRS accourus entre temps.

Tandis que je continue de tirer Jules, les coups de matraques pleuvent.

Les jets de gaz lacrymogène se succèdent.

Nous aidant les uns les autres, nous nous replions sur le parvis de la Maison de la Culture.

Beaucoup sont sous le choc de cet épisode aussi soudain que violent. Et inexpliqué.

Certains vident des flacons de sérum physiologique dans les yeux brûlés de ceux qui se sont fait gazer à bout portant.

Puis au bout de quelques minutes, nous quittons les lieux, peu enclins à rester dans cette ambiance délétère.

Alors que nous marchons tranquillement, un véhicule s’arrête à notre proximité. Un moment d’hésitation, de flottement stoppe le groupe.

Deux hommes descendent de la voiture.

L’un d’eux pointe Jules du doigt : « Avec ou sans violence, vous allez nous suivre. »

Je reconnais les personnes qui nous agressaient quelques minutes auparavant.

Alors que je m’avance, quelqu’un parmi nous s’écrie « C’est la BAC ! »

En l’absence de tout signe distinctif apparent, sans décliner la moindre identité, s’exonérant de présenter la moindre carte professionnelle, les deux hommes emmènent Jules, lui menottant les mains dans dos.

Je reste à distance raisonnable, distinguant un aérosol de défense.

Pourquoi vous l’arrêtez ?

Outrage. Il a fait un doigt d’honneur. On a la vidéo ! 

Puis, me faisant face, il regagne le siège passager de la Skoda Superb.

Non sans un dernier :

Pourquoi, y a un problème ?

Non, y a aucun problème. Je suis un citoyen lambda, sur la voie publique.

Moi aussi je suis un citoyen lambda. Conclut-il en fermant la portière.

Tout le temps de cette pseudo-conversation, et jusqu’à ce que la voiture s’éloigne, nos regards ne se quittent pas l’espace d’un dixième de seconde. Il m’adresse toute sa haine. Le fixant, je lui renvoie, n’en ayant que faire.

C’est le gars qui a essayé de me cogner, tout à l’heure.

Jules l’entendra clairement dire à ses collègues, tout en me désignant : « Lui, c’est la prochaine cible ».

Cette affirmation sera corroborée par une proposition peu commune, d’autant qu’il est largement majeur, faite à Jules au début de sa garde à vue. Celle de se faire visiter par un membre de sa famille. A ce moment, je suis devant le commissariat, faisant masse avec les copains, en soutien, offrant un contexte assez peu propice à l’interpellation sereine. La ficelle est un peu épaisse, le piège un peu trop grossier. Mais l’effort vaut d’être salué, même s’il prend sa source aux limites de la déontologie. J’irai en garde à vue les gars, mais pas ce samedi. J’ai des choses à dénoncer avant.

En deux phrases anodines, l’une, mensongère, l’autre, hors de toute déontologie, ce garçon exprime beaucoup de choses.

« Moi aussi je suis un citoyen lambda. » Vraiment ?

Lorsqu’il est en service, un policier, a fortiori un agent de la BAC n’est pas un citoyen lambda. Sa fonction lui octroie des pouvoirs interdits à monsieur tout le monde.

Il le pouvoir de contrôler, de réprimer, d’user de la force sur ses concitoyens.

Il est armé.

Il est aux ordres du pouvoir politique, couvert par sa hiérarchie. Il est assermenté.

Pas sûr que le citoyen lambda jouisse de toutes ces prérogatives.

Ivres de ce pouvoir, certains policiers s’en accordent davantage. Frustrés par un cadre légal trop restrictif à leur goût, ceux-là insultent, intimident, violentent. Impunément.

« Lui, c’est la prochaine cible ».

Cette seconde réplique en dit long sur la volonté farouche de procéder à des interpellations.

L’interpellation est la conséquence logique de la constatation d’une infraction, d’un délit.

A Amiens, elle devient objectif. Avec au surplus un choix de la personne au préalable. Ne reste plus qu’aux policiers en tenue, aux agents des renseignement territoriaux, ou de la BAC, de pister le gibier, et de trouver le crime qui lui vaudra les foudres de la justice.

Ainsi, à l’issue de son interpellation ce samedi 11 janvier, Raphaël a passé plus de 20 heures en garde à vue pour un doigt levé bien haut. Le majeur, certes.

Lorsqu’il adresse ce geste inoffensif à la cohorte de policiers postés à 50 mètres, tous caparaçonnés, bottés, casqués, derrière les boucliers, c’est Madame la Commissaire, Agathe Foucault, qui s’estime en être la destinataire. Sur les dizaines de manifestants effectuant ce geste, c’est Raphaël, qui arbitrairement, sera désigné à la vindicte judiciaire.

Si toutes les commissaires de notre beau pays en révolte étaient aussi susceptibles que Madame Agathe Foucault, les geôles des commissariats ne seraient pas assez nombreuses pour y « accueillir » les manifestantes et les manifestants peu avares de gestes affectueux à l’adresse des forces de l’ordre.

« Y avait longtemps qu’on avait pas vu une manif aussi calme à Amiens. » J’entendrai cette phrase plusieurs fois au cours de l’après-midi. En effet, le cortège chemine tranquillement sous le pâle soleil hivernal.

Syndicalistes, gilets jaunes, retraités, avocats, enseignants, candidats à la mairie d’Amiens, parents avec leurs enfants, citoyens exaspérés de la politique Macron… c’est samedi. On est loin du climat insurrectionnel. La CFDT est là aussi, c’est dire !

Même le traditionnel jeu d’approche du cordon de CRS barrant la rue de la préfecture n’aura pas lieu.

Pourtant, à deux reprises, des grenades lacrymogène seront tirées. Tombant au hasard dans le cortège bigarré et pacifique. Provoquant début de panique et cris de peur. Des enfants se trouvaient aux points de chute. Un père a déposé plainte.

Malgré ces provocations, la foule est restée calme.

La jeunesse et le manque d’expérience devraient suggérer l’excès de prudence plutôt que l’excès de zèle. Agathe Foucault semble appliquer l’exact opposé de cette règle de bon sens.

Sa gestion calamiteuse des événements successifs qui ont ponctué le mouvement de contestation de la réforme des retraites semble inquiéter davantage les manifestants que sa hiérarchie. Beaucoup déplorent le fait qu’elle créé de la tension là où il n’y en a pas. Quand il n’y en a pas.

Peut-être que les manifestants ont la conscience aiguë de se trouver du mauvais côté d’une éventuelle bavure.

Ainsi va la vie militante dans la ville de naissance de Macron. Madame le maire (pathétique marionnette placée là par Alain Gest, ancien député préférant le fauteuil de président de l’agglomération où se concentrent les compétences, les pouvoirs, les budgets et accessoirement les magouilles, comme elle avait été posée là par De Robien quand il fut appelé à de nobles fonctions ministérielles) Brigitte Fourré s’est nichée dans le giron LREM en vue des élections municipales toutes proches. Cette allégeance confère-t-elle à Amiens un traitement de faveur aux édiles locaux ?

Cependant que les élus, n’aspirant qu’à l’être de nouveau, se soumettent et se traînent aux pieds de leur nouveau maître, Romain, militant et acteur de la vie associative locale prépare son procès, fixé au 13 février. Accusé de refus d’obtempérer, de port d’arme (un cutter en plastique oublié au fond d’une poche), et de refus de prélèvement ADN à l’issue d’une garde à vue de 47 heures, il est, en attendant l’audience, sous contrôle judiciaire et interdit de manif.

Raphaël attend de connaître la peine que lui vaudra son doigt d’honneur. Il lui a déjà valu plus de 20 heures de garde à vue. Heureusement qu’il n’en a levé qu’un…

Amandine, pour avoir manifesté avec une écharpe lui masquant le bas du visage, sera jugée le 18 juin. Sa garde à vue aura duré près de 20 heures.

Le 17 juin, ce sera le procès de Jules, frappé par des policiers en civil que rien ne distinguait du passant lambda. On lui reproche un acte de rébellion, au terme de 45 heures de garde à vue. Pendant ces 45 heures, il lui sera posé 5 questions. Dont 4 afférentes à la procédure. Et une seule portant sur les faits : la réponse tient en 9 lignes ! Ce qui place la moyenne à une ligne toutes les 5 heures. A ce rythme, Victor Hugo serait resté dans les limbes de l’anonymat.

Lui aussi est placé sous contrôle judiciaire, et interdit de manifester.

Il faudrait être aveugle pour ne pas distinguer dans cet acharnement froid et méthodique une volonté de museler la liberté d’expression d’une dissidence qui gêne le pouvoir. Et accessoirement donne le « mauvais exemple ».

C’est de la pure répression politique.

D’autant que tous ces militants sont investis idéologiquement, syndicalement.

Ils sont responsables et non violents.

Et pour leurs actions, reconnus.

Trop, peut-être…

Blog d’Eric Louis sur mediapart