Allons-nous continuer la recherche scientifique ?

Une question d’Alexandre Grothendieck

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Extraits

« Au début, nous pensions qu’avec des connaissances scientifiques, en les mettant à la disposition de suffisamment de monde, on arriverait à mieux appréhender une solution des problèmes qui se posent. Nous sommes revenus de cette illusion. Nous pensons maintenant que la solution ne proviendra pas d’un supplément de connaissances scientifiques, d’un supplément de techniques, mais qu’elle proviendra d’un changement de civilisation. » Mort en novembre 2014, Alexandre Grothendieck était considéré, par nombre de ses pairs, comme le plus grand mathématicien du XXème siècle.

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Le 2è janvier 1972, au Centre Européen de Recherches Nucléaires (CERN), citadelle d’une recherche de pointe, des centaines de techniciens et de physiciens se pressent pour écouter Alexandre Grothendieck.

Célèbre pour ses travaux mathématiques, ce dernier l’est aussi, depuis peu, pour ses vigoureuses prises de position antimilitaristes et antinucléaires. Celui qui, un an et demi auparavant, a démissionné de son institut de recherche, pour cause de financements militaires, est devenu un professionnel de la subversion au sein des institutions scientifiques.

Sa conférence au CERN, « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? », développe son thème de prédilection, sur lequel on le sollicite de toutes parts, des écoles d’ingénieurs de province aux plus prestigieux laboratoires nationaux.

Loin d’une grande conférence théorique, sa prise de parole, pourtant, ne vise qu’à ouvrir le débat. Répondant aux règles de l’art de l’après-Mai 68, elle débute par « quelques mots personnels » qui interpellent les « travailleurs scientifiques » sur leur responsabilité professionnelle. L’autocritique de l’un des plus grands savants du XXème siècle se révèle alors édifiante.

Après une enfance et une adolescence hors normes – de l’Allemagne hitlérienne aux camps français de réfugiés espagnols –, le jeune Grothendieck s’est jeté à corps perdu dans la recherche mathématique. Rejoignant le groupe Bourbaki, qui ambitionne d’unifier et de refonder « la » mathématique sur des bases axiomatiques extrêmement formalisées, il embrasse sa conception d’une « recherche pure », dégagée de toute application matérielle. À l’Institut des Hautes Études Scientifiques (IHES), fondé pour lui en 1958 et dont il fait la renommée mondiale, il répugne à toute collaboration avec des physiciens. Bâtisseur de nouveaux espaces mathématiques, il préfère, à la résolution de problèmes connus, l’édification de nouveaux.

Grand parmi les grands, il vit confortablement dans un petit « ghetto scientifique » (dira-t-il ensuite), partageant avec Jean Dieudonné, son plus proche collaborateur, une idéologie extrêmement élitiste –que Mai-68 n’ébranlera que très partiellement.

Le basculement pour Grothendieck provient de la guerre du Viêt Nam. La science y tue par centaines de milliers. Face à la compromission de la quasi-totalité des disciplines scientifiques − physique, chimie, microélectronique, anthropologie, etc. −, qui trouvent au Viêt Nam un champ d’expérimentation grandeur nature, il entreprend de moraliser les chercheurs.

Puis, l’été 1970, il découvre les mouvements de scientifiques nord-américains en lutte contre le complexe scientifico-militaro-industriel. Sur un modèle proche, il fonde le mouvement Survivre qui se donne comme objectifs de dégager la recherche de ses liens avec l’armée et de lutter pour la survie de l’espèce humaine, menacée par la puissance de destruction des technosciences. 5

À Survivre, où il est rejoint par d’autres mathématiciens aux sensibilités plus libertaires, il prend conscience du rôle oppressif qu’il a tenu jusque-là en tant que grand savant. Intégrant la critique soixante-huitarde, il analyse la recherche comme une activité répressive, tant pour les techniciens et les « scientifiques moyens » que pour les profanes.

Pour Survivre, la prétention de la science à l’universalité, son monopole sur la vérité, dépossèdent en effet tout un chacun de formes de connaissances autres, détruisant les cultures non technico-industrielles et nous soumettant à l’autorité hétéronome d’experts de tous poils. Le mouvement s’attache alors à désacraliser la science, et tout particulièrement à déconstruire le mythe de la science pure, qui masque son rôle crucial dans la poursuite d’un développement industriel désastreux.

Survivre, devenu Survivre et Vivre, participe de l’émergence en France d’une critique radicale de la science, menée par les scientifiques eux-mêmes 6, au sein de laquelle il se signale par ses accents écologistes, libertaires et technocritiques 7. Sa critique du scientisme s’ancre en effet dans celle de la société industrielle et l’amène à se lier aux mouvements écologistes naissants. Au petit groupe de scientifiques parisiens s’adjoignent alors des groupes de province engagés dans des luttes et alternatives locales, tandis que les numéros de sa revue, Survivre… et Vivre, tirés à plus de 10 000 exemplaires, s’épuisent rapidement.

Aux côtés de son ami Pierre Fournier, Grothendieck s’investit tout particulièrement dans la lutte antinucléaire. Son invitation au CERN témoigne alors de l’écho rencontré durant les années 1970 par ses critiques radicales de la recherche dans les milieux scientifiques, traversés par le doute et un profond malaise quant à leur rôle social.

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 Dekkers :

– Mesdames et messieurs, bonsoir. Dans nos cycles de conférences, depuis dix ans que nous les organisons, nous avons périodiquement demandé à des scientifiques de venir nous faire des réflexions sur la science, sur la responsabilité du savant et je crois que c’est particulièrement nécessaire de le faire parce que nous avons un peu tendance au CERN à nous prendre pour des gens extraordinaires qui font des choses théoriques pas dangereuses du tout, au sein d’une collaboration européenne exceptionnelle. Alors, toujours pris par ces belles idées, on a un peu trop tendance peut-être à s’en satisfaire et à ne pas se poser de questions plus profondes. C’est justement pour aller un peu plus loin qu’il est utile d’avoir des conférenciers comme M. Grothendieck que nous avons ce soir et auquel je cède immédiatement la parole.

Alexandre Grothendieck :

– Je suis très content d’avoir l’occasion de parler au CERN. Pour beaucoup de personnes, dont j’étais, le CERN est une des quelques citadelles, si l’on peut dire, d’une certaine science, en fait d’une science de pointe : la recherche nucléaire 9. On m’a détrompé. Il paraît qu’au CERN – le Centre Européen de Recherches Nucléaires –, on ne fait pas de recherches nucléaires. Quoi qu’il en soit, je crois que dans l’esprit de beaucoup de gens, le CERN en fait.

La recherche nucléaire est indissolublement associée, pour beaucoup de gens également, à la recherche militaire, aux bombes A et H et, aussi, à une chose dont les inconvénients commencent seulement à apparaître : la prolifération des centrales nucléaires. En fait, l’inquiétude qu’a provoquée depuis la fin de la dernière guerre mondiale la recherche nucléaire s’est un peu effacée à mesure que l’explosion de la bombe A sur Hiroshima et Nagasaki s’éloignait dans le passé. Bien entendu, il y a eu l’accumulation d’armes destructives du type A et H qui maintenait pas mal de personnes dans l’inquiétude. Un phénomène plus récent, c’est la prolifération des centrales nucléaires qui prétend répondre aux besoins croissants en énergie de la société industrielle. Or, on s’est aperçu que cette prolifération avait un certain nombre d’inconvénients, pour employer un euphémisme, « extrêmement sérieux » et que cela posait des problèmes très graves.

Qu’une recherche de pointe soit associée à une véritable menace à la survie de l’humanité, une menace même à la vie tout court sur la planète, ce n’est pas une situation exceptionnelle, c’est une situation qui est de règle. Depuis un ou deux ans que je commence à me poser des questions à ce sujet, je me suis aperçu que, finalement, dans chacune des grandes questions qui actuellement menacent la survie de l’espèce humaine, ces questions ne se poseraient pas sous la forme actuelle, la menace à la survie ne se poserait pas si l’état de notre science était celle de l’an 1900, par exemple. Je ne veux pas dire par là que la seule cause de tous ces maux, de tous ces dangers, ce soit la science. Il y a bien entendu une conjonction de plusieurs choses ; mais la science, l’état actuel de la recherche scientifique, joue certainement un rôle important.

Tout d’abord, je pourrais peut-être dire quelques mots personnels. Je suis un mathématicien. J’ai consacré la plus grande partie de mon existence à faire de la recherche mathématique. En ce qui concerne la recherche mathématique, celle que j’ai faite et celle qu’ont faite les collègues avec lesquels j’ai été en contact, elle me semblait très éloignée de toute espèce d’application pratique. Pour cette raison, je me suis senti pendant longtemps particulièrement peu enclin à me poser des questions sur les tenants et les aboutissants, en particulier sur l’impact social, de cette recherche scientifique. Ce n’est qu’à une date assez récente, depuis deux ans, que j’ai commencé comme cela, progressivement, à me poser des questions à ce sujet.

Je suis arrivé ainsi à une position où, depuis un an et demi en fait, j’ai abandonné toute espèce de recherche scientifique. À l’avenir, je n’en ferai que le strict nécessaire pour pouvoir subvenir à mes besoins puisque, jusqu’à preuve du contraire, je n’ai pas d’autre métier que mathématicien. Je sais bien que je ne suis pas le seul à m’être posé ce genre de question. Depuis une année ou deux, et même depuis les derniers mois, de plus en plus de personnes se posent des questions clés à ce sujet. Je suis tout à fait persuadé qu’au CERN également beaucoup de scientifiques et de techniciens commencent à se les poser. En fait, j’en ai rencontré. En outre, moi-même et d’autres connaissons des personnes, au CERN par exemple, qui se font des idées « extrêmement sérieuses » au sujet des applications dites pacifiques de l’énergie nucléaire, mais qui n’osent pas les exprimer publiquement de crainte de perdre leur place. Bien entendu, il ne s’agit pas d’une atmosphère qui serait spéciale au CERN. Je crois que c’est une atmosphère qui prévaut dans la plupart des organismes universitaires ou de recherche, en France, en Europe, et même, dans une certaine mesure, aux États-Unis où les personnes qui prennent le risque d’exprimer ouvertement leurs réserves, même sur un terrain strictement scientifique, sur certains développements scientifiques, sont quand même une infime minorité.

Ainsi, depuis un an ou deux, je me pose des questions. Je ne les pose pas seulement à moi-même. Je les pose aussi à des collègues et, tout particulièrement depuis plusieurs mois, six mois peut-être, je profite de toutes les occasions pour rencontrer des scientifiques, que ce soit dans les discussions publiques comme celle-ci ou en privé, pour soulever ces questions. En particulier : « Pourquoi faisons-nous de la recherche scientifique ? » Une question qui est pratiquement la même peut-être, à longue échéance du moins, que la question : « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? »

La chose extraordinaire est de voir à quel point mes collègues sont incapables de répondre à cette question. En fait, pour la plupart d’entre eux, cette question est simplement si étrange, si extraordinaire, qu’ils se refusent même de l’envisager. En tout cas, ils hésitent énormément à donner une réponse quelle qu’elle soit. Lorsqu’on parvient à arracher une réponse dans les discussions publiques ou privées, ce qu’on entend généralement c’est, par ordre de fréquence des réponses : « La recherche scientifique ? J’en fais parce que ça me fait bien plaisir, parce que j’y trouve certaines satisfactions intellectuelles. » Parfois, les gens disent : « Je fais de la recherche scientifique parce qu’il faut bien vivre, parce que je suis payé pour cela. »

En ce qui concerne la première motivation, je peux dire que c’était ma motivation principale pendant ma vie de chercheur. Effectivement, la recherche scientifique me faisait bien plaisir et je ne me posais guère de questions au-delà. En fait, si cela me faisait plaisir, c’était en grande partie parce que le consensus social me disait que c’était une activité noble, positive, une activité qui valait la peine d’être entreprise ; sans du tout, d’ailleurs, détailler en quoi elle était positive, noble, etc. Évidemment, l’expérience directe me disait que, avec mes collègues, nous construisions quelque chose, un certain édifice. Il y avait un sentiment de progression qui donnait une certaine sensation d’achievement… de plénitude disons, et, en même temps, une certaine fascination dans les problèmes qui se posaient.

Mais tout ceci, finalement, ne répond pas à la question : « À quoi sert socialement la recherche scientifique ? » Parce que, si elle n’avait comme but que de procurer du plaisir, disons, à une poignée de mathématiciens ou d’autres scientifiques, sans doute la société hésiterait à y investir des fonds considérables – en mathématiques ils ne sont pas très considérables, mais dans les autres sciences, ils peuvent l’être. La société hésiterait aussi sans doute à payer tribut à ce type d’activité ; tandis qu’elle est assez muette sur des activités qui demandent peut-être autant d’efforts, mais d’un autre type, comme de jouer aux billes ou des choses de ce goût-là. On peut développer à l’extrême certaines facilités, certaines facultés techniques, qu’elles soient intellectuelles, manuelles ou autres, mais pourquoi y a-t-il cette valorisation de la recherche scientifique ? C’est une question qui mérite d’être posée.

En parlant avec beaucoup de mes collègues, je me suis aperçu au cours de l’année dernière qu’en fait cette satisfaction que les scientifiques sont censés retirer de l’exercice de leur profession chérie, c’est un plaisir… qui n’est pas un plaisir pour tout le monde ! Je me suis aperçu avec stupéfaction que pour la plupart des scientifiques, la recherche scientifique était ressentie comme une contrainte, comme une servitude. Faire de la recherche scientifique, c’est une question de vie ou de mort en tant que membre considéré de la communauté scientifique. La recherche scientifique est un impératif pour obtenir un emploi, lorsqu’on s’est engagé dans cette voie sans savoir d’ailleurs très bien à quoi elle correspondait. Une fois qu’on a son boulot, c’est un impératif pour arriver à monter en grade. Une fois qu’on est monté en grade, à supposer même qu’on soit arrivé au grade supérieur, c’est un impératif pour être considéré comme étant dans la course. On s’attend à ce que vous produisiez.

La production scientifique, comme n’importe quel autre type de production dans la civilisation ambiante, est considérée comme un impératif en soi. Dans tout ceci, la chose remarquable est que, finalement, le contenu de la recherche passe entièrement au second plan. Il s’agit de produire un certain nombre de « papiers ». Dans les cas extrêmes, on va jusqu’à mesurer la productivité des scientifiques au nombre de pages publiées. Dans ces conditions, pour un grand nombre de scientifiques, certainement pour l’écrasante majorité, à l’exception véritablement de quelques-uns qui ont la chance d’avoir, disons, un don exceptionnel ou d’être dans une position sociale et une disposition d’esprit qui leur permettent de s’affranchir de ces sentiments de contrainte, pour la plupart la recherche scientifique est une véritable contrainte qui tue le plaisir que l’on peut avoir à l’effectuer.

C’est une chose que j’ai découverte avec stupéfaction parce qu’on n’en parle pas. Entre mes élèves et moi, je pensais qu’il y avait des relations spontanées et égalitaires. En fait, c’est une illusion dans laquelle j’étais enfermé ; sans même que je m’en aperçoive, il y avait une véritable relation hiérarchique. Les mathématiciens qui étaient mes élèves ou qui se considéraient comme moins bien situés que moi et qui ressentaient, disons, une aliénation dans leur travail, n’auraient absolument pas eu l’idée de m’en parler avant que, de mon propre mouvement, je quitte le ghetto scientifique dans lequel j’étais enfermé et que j’essaie de parler avec des gens qui n’étaient pas de mon milieu ; ce milieu de savants ésotériques qui faisaient de la haute mathématique.