Pour une écologie sans transition

Un document de « Désobéissance Écolo Paris »

« Les goélands à l’attaque »

Sur la couverture du livre publié par le groupe Désobéissance Ecolo Paris (DEP) aux éditions Divergences, la belle image d’un goéland est particulièrement bienvenue : qui n’a pas en mémoire l’attaque d’un drone policier par un exemplaire de cette espèce que la civilisation qui tue les mers a tout fait pour transformer en rats d’égout ?

« Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend » : en voyant la vidéo de notre héros ailé bousillant l’œil du Big Brother préfectoral, on a pensé à ce slogan de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, qui semble comme le sous-texte de l’avant-propos du livre. Opposant l’écologie, « art d’habiter et de défendre les milieux vivants » à une « écologie qui se présente comme un gouvernement de la nature et de la société », DEP les déclare incompatibles. Nous ne voulons plus, ajoute-t-il, « d’une écologie qui ne se reconnaît pas d’ennemis et serre la main à tout le monde ». Il s’agit de combattre un ravage « processus actif, agressif, mené par un sujet identifiable. »

En politique, pour les plus vieux d’entre nous, le terme de « transition » évoque des idées pourrissant aujourd’hui dans les poubelles de l’histoire. En 1938, Trotski avait fondé la IVe Internationale sur un Programme de transition [1]. A la veille de la Deuxième guerre mondiale, partant d’une prémisse juste : « la civilisation humaine tout entière est menacée d’être emportée dans une catastrophe », il aboutissait à cette conclusion : « Tout dépend du prolétariat, c’est-à-dire au premier chef de son avant-garde révolutionnaire. La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire. » Par là, il fournissait un schéma de pensée auquel il serait fait recours en bien d’autres circonstances, y compris chez des forces très éloignées de son courant : le fond du problème, ce sont les mauvais dirigeants. Partant d’un tel diagnostic, il n’est pas étonnant que son programme ait visé non pas à abolir le capitalisme mais à le mettre sous contrôle ouvrier – c’est-à-dire sous contrôle du parti, ce qui n’est pas sans ressembler comme deux gouttes d’eau au stalinisme : tragi-comédie des « avant-gardes » autoproclamées qui finissent par reproduire ce qu’elles sont censées combattre.

Au contraire, DEP proclame :

« Les dirigeants ont conscience des dangers écologiques depuis une cinquantaine d’années, mais ils n’ont rien fait. Cela devrait suffire à montrer que le problème n’est pas un manque de « prise de décision courageuse » ou de « bonne volonté » politique. Les gouvernements et les grandes entreprises sont tout aussi coincés que nous, parce qu’ils font partie du problème. Mais nous, nous ne sommes pas coincé·es de la même manière qu’eux : nous sommes coincé·es à travers leur monde, à travers l’économie et les systèmes sociaux qu’ils ont mis en place autour des énergies fossiles, de la voiture, et maintenant du numérique, un monde dont nous sommes aujourd’hui dépendant·es. Nous avons pourtant une marge de manœuvre, dans la mesure où nous parvenons collectivement à amoindrir notre dépendance à ce qui ravage la planète. C’est pourquoi une écologie sans transition est une écologie de rupture : il s’agit de rompre avec nos dépendances les plus destructrices, mais de rompre par des actes collectifs, solidaires, et de révolte. Rompre pour bloquer les avancées du ravage le plus vite possible, et rompre pour avoir les mains libres et pouvoir configurer nos propres usages du monde. »

C’est donc une démarche en rupture avec l’idéologie des avant-gardes que propose DEP, une série de « prospections », de propositions stratégiques pour tisser des alliances possibles contre différentes formes du ravage : capitaliste, coloniale et patriarcale. Le premier mouvement, dont les bonnes feuilles qui suivent donnent une idée, sera de rompre avec la morale écologique pour construire une écologie « sensible, populaire et offensive qui puisse non seule convaincre mais faire envie ». C’est pourquoi le dernier chapitre offre non pas un programme de transitions, non point une série de mesures qui toutes radicales qu’elles pourraient paraître, seraient susceptibles d’être récupérées par des gouvernants, mais des « pistes réelles ou rêvées », bribes de poèmes, bouts de roman, textes se jouant de la frontière entre l’art et la politique.

On peut discuter les propositions de ce livre, par exemple en son chapitre 9, qui peuvent parfois paraître un peu creuses (« se réapproprier nos corps ») ou tenir plus des bons rapports entre voisins (« gardons les enfants de nos proches ») que de cette construction d’un réseau de résistances autonomes auquel il appelle, mais il est indéniable qu’il est porté par une réflexion et un souffle dont, en ces temps toujours plus irrespirables, nous avons besoin. Ecrit dans une langue qui, tout en prenant les chose à la racine, reste accessible même quand on n’a lu ni Spinoza ni Deleuze, ni même fait Normale Sup, on comprendra que ce bouquin est un outil très utile face aux ravages qui viennent, et dont la Crise Covid, avec sa mise en résidence surveillée de la moitié de la planète, ne nous a donné qu’un faible avant-goût.

S.Q.

Bonnes feuilles

Les plus gros consommateurs sont les producteurs

Rappelons rapidement qui sont les véritables «  consommateurs  ». Ceux qui consomment le plus, on l’oublie trop souvent, sont les grands producteurs, les grandes entreprises : précisément ceux qui nous poussent à la consommation. Car pour produire des marchandises, il faut bien consommer. La production d’un meuble Ikea nécessite la consommation de bois, d’essence pour les machines-outils, d’électricité pour les spots publicitaires, de tonnes de papiers pour les prospectus, etc. Ce qui fait d’Ikea un consommateur bien plus vorace que les simples acheteurs de meubles Ikea.

Dans une même logique, quel impact puis-je avoir en prenant des douches courtes, quand 90 % de l’eau est en réalité utilisée par l’industrie et l’agriculture à l’échelle mondiale ? À quoi bon se mettre au zéro déchet, quand les déchets ménagers représentent 10 % seulement de la masse totale des déchets produits ? Certes, ces pratiques font sens du point de vue de l’éthique personnelle – mais il ne faut pas se mentir sur l’impact infime de ces petits gestes, même s’ils étaient généralisés. Notre idée n’est pas d’opposer stérilement «  gestes individuels  » et «  actions collectives  », qui pourraient aller de pair dans une optique où l’on expérimenterait d’autres manières d’exister tout en travaillant à interrompre le ravage écologique. Il s’agit de démonter un discours qui nous appelle à faire chacun·e de notre mieux isolément, alors que notre force se situe précisément dans les combats collectifs.

Un rapport du cabinet de conseil Carbone4 montre [2] qu’avec tous les efforts du monde, des individus restreignant drastiquement leur consommation, mangeant végétarien et local, ne se déplaçant qu’à vélo ou en covoiturage, achetant tout d’occasion, ne réduiraient que de 25 % leur empreinte carbone. Ce calcul met en évidence qu’une bonne part de l’empreinte carbone n’est pas modifiable individuellement, parce qu’elle dépend des activités de production, mais aussi des services et du fonctionnement même de l’État et des collectivités. Précisons au passage que le fait d’adopter un comportement héroïque de réduction de sa consommation n’intéresse que ceux qui ont le luxe d’avoir une grosse empreinte carbone, et le loisir de réfléchir à comment la réduire. Ajoutons enfin que ce chiffre de 25 % est une abstraction critiquable puisque les auteur·rices de l’étude précisent qu’ils ne considèrent que «  l’empreinte carbone d’un «  Français moyen  » [qui serait] égale à l’empreinte carbone du pays divisée par le nombre d’habitants  », faisant donc abstraction de tous les rapports économiques de hiérarchie évoqués plus haut (dans ces 25 %, de quelle part le «  Français moyen  » est-il vraiment responsable ?).

La marge de «  choix  » du consommateur est donc extrêmement réduite. Consacrerait-il toute sa vie de consommateur à moins consommer que cela ne changerait pas grand-chose à l’affaire. Là où le consommateur se prive d’une dizaine de trajets en avion dans sa vie, des actions collectives bloquant la construction ou le fonctionnement d’un aéroport empêchent des milliers de trajets en avion d’avoir lieu. Mais bloquer les flux et l’économie, c’est précisément ne pas agir en consommateur. Pourquoi veut-on alors que nous agissions en consommateurs ?

Qui a inventé les surconsommateurs ? Les surproducteurs

L’invention de la figure et des comportements du consommateur correspond à une période bien précise de l’histoire économique. Sans avoir l’ambition d’en faire une analyse détaillée, pointons-en rapidement les grandes lignes. Il y a d’abord une cause économique à l’invention du consommateur : la nécessité d’écouler un surplus de marchandises. Ce besoin d’écouler la surproduction et de trouver des débouchés est une contrainte inhérente au mode de production capitaliste : pour créer de la valeur, il faut produire des marchandises et que celles-ci soient achetées. Puisque le mode de production capitaliste carbure à la croissance – chaque investissement étant fait pour réaliser un profit – il produit toujours plus de marchandises, peu importe la demande. Si la demande ne suit pas, il faut donc la créer : c’est là qu’interviennent la publicité, les hausses de salaire, la baisse du temps de travail, les politiques fordistes et keynésiennes qui libèrent du temps et de l’argent afin de renforcer le potentiel du consommateur et d’écouler le surplus de marchandises produites.

Il y a aussi une cause politique à l’invention du consommateur. Les luttes sociales et le spectre du communisme ont forcé les États et les capitalistes, au cours du xxe siècle, à faire des «  concessions  » au mouvement ouvrier (baisse du temps de travail et systèmes de protection sociale). L’invention du consommateur a donc répondu à un besoin de contrôle politique : que le temps de loisir ne soit pas occupé inutilement par le fait d’être heureux·ses et improductif·ves, ou par l’organisation collective d’un monde meilleur, mais par des activités consommatrices. Aujourd’hui, privé·es de nos solidarités par l’atomisation du travail, de l’urbanisation et des logements qui structurellement empêchent toute vie commune, nous sommes condamné·es à la solitude et à l’ennui. Pour beaucoup, la seule échappatoire consiste à consommer frénétiquement des fragments de la vie des autres via des séries Netflix ou des photos sur Instagram dont le visionnage, lorsqu’il prend la forme d’une fuite du réel, n’est qu’un ersatz de bonheur.

Dans L’événement anthropocène [3], les chercheurs J-B. Fressoz et C. Bonneuil montrent que la société de consommation et l’American way of life ont entièrement été produits par des dispositifs matériels et institutionnels au tournant des xixe et xxe siècles. Afin d’écouler le surplus de marchandises des usines tayloriennes, on voit fleurir des marques sur les produits – qui acquièrent ainsi une dimension publicitaire -, on encourage la vente par correspondance, on fait pousser partout des supermarchés et des self-services. La publicité, succédant à la réclame, fait l’apologie de la consommation comme mode de vie, marqueur de normalité et de statut social.

Dans le même temps, la consommation de masse sert explicitement à discipliner les travailleurs et les travailleuses dans les usines : pour contrer l’absentéisme, Henry Ford crée la «  journée à 5 dollars  », et les grandes entreprises comme Ford, General Motors et General Electric mettent en place le «  crédit à la consommation  » («  Achetez maintenant et payez plus tard  ») pour inciter leurs salarié·es à acquérir les biens de consommation que ces entreprises produisent. La réparation, le recyclage et la sobriété sont présentés comme néfastes pour l’économie nationale, tandis que la consommation ostentatoire, la mode, l’obsolescence programmée deviennent des pratiques respectables. Les syndicats finissent par trahir leurs idéaux révolutionnaires et se contentent de revendiquer l’indexation des salaires sur les prix pour augmenter la consommation.

Dira-t-on que les gens «  surconsomment  » des trajets en voiture ? La centralité de la voiture individuelle dans l’urbanisme contemporain a été imposée partout au début du xxe siècle par des grandes compagnies et par les États, malgré de fortes résistances, alors que le tramway était un mode de transport en commun très apprécié. Dira-t-on que les gens «  surconsomment  » du chauffage, de l’électricité, des machines domestiques, depuis leurs maisons périurbaines ? Tout cela est le fruit de politiques publiques et du lobbying d’entreprises qui ont poussé activement les gens à devenir des petits propriétaires de lotissements de banlieue alimentés au tout-électrique. Dira-t-on que l’humanité et les consommateurs ont été bien mal avisés le jour où ils se sont assemblés démocratiquement pour «  choisir  » le pétrole comme carburant du capitalisme ? Le choix des énergies fossiles, et en particulier celui du pétrole, a été le fait des capitalistes occidentaux qui l’ont imposé à toute la planète. Aujourd’hui, les classes dirigeantes des ex-« pays émergents  » leur ont largement emboîté le pas et le leadership mondial du ravage écologique reviendra certainement à la Chine au xxie siècle.

Tuer le consommateur pour réduire nos dépendances

On peut donc absoudre en grande partie le consommateur de sa responsabilité dans la crise écologique. Il n’en faut pas moins le condamner à mort, pour d’autres raisons. En effet, «  consommateur  » est le nom du carcan qui nous tient, et que nous avons à briser ; pas le nom d’une personne en chair et en os, mais celui d’une fonction économique, d’un ensemble de contraintes qui pèsent sur les individus.

D’une part, le consommateur est produit et contraint de l’extérieur. Il ne suffit pas, pour se libérer du consommateur, de s’attaquer à la publicité, de dénoncer les manipulations des grandes entreprises ou de modifier sa propre consommation après un examen de conscience. Car la consommation est avant tout une contrainte matérielle, une contrainte de subsistance : c’est notre dépendance aux supermarchés, aux sites de vente en ligne, à la voiture, aux écrans. Une dépendance dont on ne peut pas se débarrasser d’un claquement de doigts car cette dépendance est en même temps le cordon ombilical qui nous relie à la société, qui nous permet d’avoir un travail, un logement, de quoi se nourrir, se soigner, de quoi communiquer avec ses proches et ses ami·es. Nous sommes individuellement réduit·es à être des consommateurs avant tout parce que nous n’avons aucune prise collective sur nos conditions d’existence. Nous ne savons plus produire par nous-même de quoi nous vêtir, de quoi nous nourrir, de quoi nous abriter, nous ne savons plus nous entraider, nous soutenir dans les coups durs, ni prendre soin des personnes âgées et des malades. Nous ne savons plus car nous n’avons «  plus le temps  », puisque nous sommes constamment aliéné·es par le travail et dans les activités de consommation. La consommation est une habitude contractée dans cette situation de dépossession et d’isolement ; une solution de facilité quand toutes les autres voies ont été rendues historiquement impraticables. C’est de cette habitude et de cette impasse historique qu’il faut tenter de sortir.

Cependant, le consommateur nous tient aussi de l’intérieur, lorsque nous sommes incapables de concevoir l’action écologique autrement que comme un acte de consommation : consommer moins, consommer mieux, ou même voter – ce qui, dans nos démocraties libérales, se réduit à un acte de consommation politique. Or, en consommant des biens ou des offres politiques, on ne transforme pas le cadre économique qui est précisément la cause de notre dépendance et du ravage écologique. En somme, un·e écologiste n’est pas tellement quelqu’un·e qui doit arrêter de consommer mais quelqu’un·e qui doit arrêter d’agir en consommateur. On ne cessera pas d’être des consommateurs, à moins de transformer nos conditions d’existence, nos lieux d’habitation, nos manières de répondre à nos besoins de base. Ceci ne peut être qu’une aventure collective et politique, ce qui n’a rien à voir avec une somme d’écogestes individuels. Un grand chantier s’ouvre devant nous : non pas celui des grands projets industriels, ni celui des supermarchés bio, mais celui de la réinvention d’une vie commune libre et écologique.

À chaque fois que nous sommes des consommateurs, nous perdons. Nous perdons l’occasion d’être moins dépendant·es de l’économie, et plus maître·sses de nos conditions d’existence. Il suffit de porter les yeux sur le consommateur, même «  écolo  » et «  équitable  », pour voir qu’il n’a rien de vivant, et que sa satisfaction est illusoire. Le consommateur est cet être en nous, mortellement ennuyé, qui comble son insatisfaction en traînant les pieds devant les vitrines, ou en traînant le doigt sur son écran ; un être maladif et solitaire, qui peut devenir agressif si on le contrarie dans son malheur. Il est la figure de la sous-vie à laquelle nous sommes contraint·es quand toutes nos possibilités de subsistance et de loisir se réduisent à un choix entre des offres présentées sur un étal. Être écologiste, ce n’est donc pas le choix individuel d’aménager marginalement sa consommation, mais un travail collectif pour nous débarrasser de ce qui nous tient attaché·es au ravage écologique.

lundi.am

Notes

[1https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/trans/tran1.html

[2] Carbone 4, «  Faire sa part ? Pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l’État face à l’urgence climatique  », 2019.

[3] C. Bonneuil & J-B. Fressoz, L’Événement anthropocène : La Terre, l’histoire et nous, Seuil, 2013.