Trop tard pour être pessimiste !

Un livre de Daniel Tanuro 

L’avertissement du virus

Regardez travailler les bâtisseurs de ruines

Ils sont riches patients ordonnés noirs et bêtes

Mais ils font de leur mieux pour être seuls sur terre.

Paul Eluard, novembre 1936

Avant-propos à son livre 

https://entreleslignesentrelesmots.blog/2020/11

Extraits

Des hôpitaux débordés, des personnels épuisés, sous-équipés, des morgues bondées. Des malades sacrifié·es, des femmes confinées avec leur bourreau, des prisonnier/ères bouclé·es dans leur cellule, des personnes âgées claquemurées dans les maisons de retraite. Des millions de précaires abandonné·es, quasiment sans ressource, des millions d’employé·es confiné·es en télétravail dans des logements trop petits et des millions d’ouvrier/ères contraint·es de se mettre en danger parce que, sans travail humain, les machines « intelligentes » ne sont que des objets inertes. Partout la peur, la peur de la mort. Mais la situation est infiniment plus grave aux marches de l’Empire. Migrant·es rejeté·es comme des chiens ou parqué·es comme du bétail, Palestinien·nes enfermé·es dans leur ghetto, sans médicaments, et quelque trois milliards et demi de pauvres qu’aucun système de santé digne de ce nom ne peut protéger, alors qu’il y a tant d’argent accumulé !

Un tremblement de terre idéologique

Il y a « événement » et « Événement ». La pandémie déclenchée par la propagation du coronavirus SRAS-CoV2 est un Événement avec majuscule, un événement au sens fort du terme. Comme Sarajevo en juin 1914, la Grande Dépression en 1929 ou l’accident de Tchernobyl en 1986, la pandémie délimitera dans l’Histoire un « avant » et un « après ». Peu de gens hors d’Australie garderont à l’esprit les terribles incendies qui ont ravagé ce pays au cours de l’été austral 2019-2020. Ces « mégafeux » ont probablement rapproché la planète du cataclysme climatique mais, en dépit de leur importance majeure, ils ne faisaient que concrétiser au loin une menace plus ou moins connue (1). La crise du coronavirus, c’est autre chose. L’avenir, soudain, est devenu opaque. Le sol s’est ouvert sous nos pieds. Ce n’est pas une accélération, mais un basculement, un saut qualitatif de la maladie qui ronge les sociétés humaines. Aucun retour en arrière n’est possible.

Ce n’est pas le nombre de mort·es qui fait de la pandémie un événement historique. Il reste très inférieur aux 20 à 50 millions de mort·es de la grippe espagnole en 1918-1920 et aux 400 000 victimes que la malaria fauche chaque année – dans un silence médiatique assourdissant. La pandémie est un événement historique parce qu’un brin d’ARN entouré d’un peu de lipides – à peine un être vivant – a suffi à paralyser durablement la machine économique la plus formidable de tous les temps et même à la faire glisser vers une crise abyssale. La pandémie est un événement historique parce qu’elle a fait s’écrouler d’un coup l’idée néolibérale grotesque que « la société n’existe pas, il n’y a que des individus » (Margaret Thatcher) : nous sommes toustes interdépendant·es, par nature. La pandémie est un événement historique parce qu’elle jette une lumière crue sur les inégalités et l’incapacité des membres de « l’élite » autoproclamée à assurer la protection de toustes. La pandémie est un événement historique, enfin, parce qu’elle a contraint le discours politico-médiatique à délaisser les indicateurs abstraits de l’accumulation des profits (le Produit intérieur brut, le solde net à financer, les taux d’intérêt, etc.) pour se centrer sur le concret de la vie et de la mort. Le concret de la maladie et de la guérison, des affects et des corps, du travail vivant des femmes et des hommes qui soignent et entretiennent la vie au péril de la leur, car iels manquent de gants, de masques, de réactifs. Au cœur de l’épreuve, le « prendre soin solidaire » s’est imposé comme le seul paradigme social digne de l’humanité. C’est un tremblement de terre idéologique.

Un virus très moderne, la première crise de l’Anthropocène

L’impact de la pandémie est rapidement devenu économique. Les bourses ont dégringolé, la production industrielle a chuté, le chômage a explosé, les déficits publics se sont creusés. Toutefois, il convient de ne pas se défausser sur le virus. Dopées par les bulles spéculatives, les bourses étaient fébriles depuis décembre2018. Étouffée par les excédents, la production industrielle en Chine et en Allemagne avait commencé à baisser bien avant l’épidémie. Sous perfusion de crédits, l’économie mondiale tentait de se maintenir à flot sur un océan de dettes sans cesse reconduites. Le SRAS-CoV2 n’a fait que précipiter un naufrage attendu. Or, le virus est bien plus qu’un puissant amplificateur des contradictions du capital. Par son origine et son mode de propagation, il est aussi un produit de celles-ci.

Cette maladie en effet n’est pas archaïque, mais très moderne. Depuis quelques décennies, des nouveaux virus « sautent » de certaines espèces sauvages à la nôtre et s’adaptent à celle-ci, déclenchant des zoonoses. Les prédécesseurs du SRAS-CoV2 ont comme nom Zika, Chikungunya, SRAS, MERS, Ebola, H5N1… Comment peuvent-ils franchir la barrière des espèces ? Parce que la distance entre les animaux porteurs et Homo sapiens est affaiblie du fait des pratiques de l’extractivisme et du productivisme : élimination des écosystèmes naturels, déforestation, orpaillage, industrie de la viande, monocultures et commerce des espèces sauvages (2). Quant à la propagation des virus, elle est facilitée par l’explosion des transports (aériens en particulier) et le gonflement des mégapoles, deux conséquences de la maximisation des profits par la division croissante du travail. Bref, ces nouveaux agents pathogènes ne nous tirent pas en arrière vers la Peste noire du Moyen-Âge, ils nous poussent vers le futur des « épidémies de l’Anthropocène ». L’affaire de la COVID-19 s’inscrit dans ce cadre. C’est la première crise globale – à la fois sociale, économique et écologique – du capitalisme tardif.

L’Anthropocène. L’idée que l’accélération exponentielle des pressions humaines sur l’environnement a provoqué un changement d’ère géologique est née des travaux scientifiques sur le « changement global ». Le programme de recherche international « géosphère-biosphère » (IGBP) a identifié neuf paramètres déterminants pour l’avenir de l’humanité (3). Le risque des zoonoses ne figurait pas dans la liste. Pourtant, les « épidémies de l’Anthropocène » font nettement partie du « paquet » de défis socio-écologiques globaux engendrés par la frénésie d’accumulation capitaliste. Dans son rapport remis en 2015, l’IGBP concluait au dépassement des plafonds de la soutenabilité dans quatre domaines : climat, biodiversité, sols et azote. En termes bibliques, ce sont les quatre cavaliers modernes de l’Apocalypse. Les ravages du SRAS-CoV2 dévoilent l’existence d’un cinquième larron : la pandémie.

Des gouvernements sourds et aveugles

Ce n’est pas une surprise. Depuis l’épidémie de SRAS, en 2003, de nombreuses mises en garde scientifiques ont été répercutées jusque dans des documents officiels. En France par exemple, deux rapports déposés à l’Assemblée nationale, en 2005 et 2010, soulignaient le risque des « nouvelles épidémies » : « La déforestation et l’orpaillage, qui mettent des hommes au contact de la faune sauvage, sont de nature à favoriser le développement des zoonoses (4). » En 2018, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dressait une liste des risques sanitaires majeurs. Elle y incluait une « maladie X », « une grande épidémie provoquée par un pathogène inconnu ». La piste privilégiée était encore celle de la zoonose : « Comme l’écosystème et les habitats humains changent, les zoonoses représentent probablement le plus grand risque », déclarait un conseiller scientifique de l’OMS (5). Toutes ces publications tiraient la sonnette d’alarme. Toutes incitaient les gouvernements à agir conformément au principe de précaution.

Il n’en a rien été, les avertissements sont restés lettre morte. Après l’épidémie du SRAS, des virologues belges et français·es ont prévenu de l’apparition probable d’autres virus du même type. Ces coronavirus étant assez stable, les chercheur/euses se faisaient fort de créer un vaccin efficace contre leurs différentes formes. Leurs laboratoires ont demandé de 200 à 300 millions de subsides publics pour mener la recherche à bien. Une somme dérisoire quand on la compare aux coûts de la pandémie du SRAS-CoV2 et même à ceux de l’épidémie de SRAS. Pourtant, les institutions ont refusé de mettre la main au portefeuille (6). Pourquoi ? Parce que la recherche publique est de plus en plus soumise aux objectifs de rentabilité à court terme du privé. En particulier de l’industrie pharmaceutique, dont le but n’est pas la santé publique, mais le profit, par la vente de médicaments sur le marché à des malades solvables. Le marché du SRAS ayant disparu avec le virus, à quoi bon financer quoi que ce soit ?

Ce comportement est systématique. Le développement des savoirs ouvre de puissantes possibilités d’anticipation, mais les décideurs politiques et économiques restent sourds et aveugles lorsque des scientifiques les avertissent des menaces socio-écologiques. Dans leur doxa néolibérale, la science sert à intensifier l’exploitation des êtres et des choses, pas à souligner les limites de celle-ci. Les climatologues répètent depuis 50 ans que le changement climatique risque de changer la face du monde et qu’il faut, pour éviter un désastre, cesser de brûler du pétrole, du charbon, du gaz naturel. Unanime, le diagnostic est repris noir sur blanc dans les résumés officiels des rapports du GIEC, qui sont validés par les représentant·es des États. Pourtant, les maîtres du monde ne font rien. Pourquoi ? Parce que tous se sont soumis aux diktats absurdes de l’accumulation du capital. En particulier ceux des multinationales de l’énergie fossile, dont l’objectif n’est pas le passage aux énergies renouvelables pour le bien de l’humanité et de la nature, mais le profit avant tout. Résultats : en dépit de 25 ans de négociations, les émissions de CO2 de 2019 dépassaient de 60 % celles de 1992, année du Sommet de la Terre ; en dépit de l’accord de Paris, les mesures prises par les gouvernements impliquent un réchauffement de 3,3 °C, deux fois plus que les 1,5 °C que ces mêmes gouvernements disaient vouloir ne pas franchir !

Les décideurs sont non seulement soumis aux intérêts capitalistes, ils sont en plus complètement intoxiqués par la vision néolibérale du monde. Ils parlent de la loi du profit comme s’il s’agissait d’une incontournable loi de la nature, plus puissante même que d’autres lois. « L’économie » est leur vache sacrée. Ils semblent croire que toute ressource naturelle qui viendrait à manquer dans le futur pourrait être remplacée par du capital. Pour eux, il n’est aucun problème que le marché mondial ne puisse résoudre. Faire des stocks de masques ? Vous n’y pensez pas mon ami : il suffit de les commander en Chine, car le marché moderne fonctionne à flux tendu. Le virus a démonté cette foi absurde. Quand les usines chinoises sont à l’arrêt du fait de l’épidémie, il n’y a plus de masques et des gens en meurent, point.

Comment la classe dirigeante dirige quand elle dirige

La crise de la COVID-19 est donc un avertissement. Alors que nous sommes au bord du gouffre climatique et que s’accélère l’extinction des espèces, elle nous montre comment les dirigeant·es gèrent une catastrophe quand iels ne peuvent plus en ignorer l’existence. Il y a des leçons à tirer de cette expérience, à partir de quatre constats.

Premier constat : toustes les responsables ont été obligé·es de se rallier à une politique sanitaire. Dans les premières semaines de la crise, les Trump, les Johnson, les Rutte évoquaient « une simple grippe ». Craignant que les mesures à prendre nuisent à « l’économie », ils décidaient de parier sur « l’immunisation collective ». On appelle cela du darwinisme social : laissons agir « la nature », elle éliminera les plus faibles et « nous » en profiterons pour prendre des parts de marchés aux pays qui recourent au confinement… Au bout du compte, ces hérauts du néolibéralisme pur et dur ont pourtant dû se rendre à l’évidence et battre en retraite. Pas par humanisme, mais parce les faits les ont forcés à admettre que l’inaction causerait plus de torts à « l’économie » que l’action.

Deuxième constat : bien qu’elle se soit réclamé de l’intérêt général, la gestion de la crise sanitaire a été en réalité une gestion de classe, taillée sur mesure pour les intérêts du capital. Les lignes de force ont été partout les mêmes : 1) préserver au maximum l’activité du secteur productif, noyau dur du capitalisme ;

2) maintenir au maximum les plans d’austérité et de privatisation imposés précédemment au secteur des soins, ainsi que le statut subalterne des métiers – surtout féminins – essentiels à l’entretien de la vie (soins à domicile, nettoyage, alimentation, collecte des déchets, etc.) ;

3) pour ne pas dépasser la capacité des hôpitaux, aplatir la courbe épidémique, soit par le confinement – en interdisant les activités sociales, culturelles, sportives ou politiques qui impliquent des rassemblements de personnes (en Europe et en Amérique du Nord) – soit par la combinaison de dépistage massif, de quarantaines et de traçage technologique des personnes infectées (en Corée du Sud, à Taiwan…) ;

4) tenter de stimuler un sentiment d’unité nationale, contrer la perte de légitimité des institutions et des partis, banaliser le contrôle social (y compris technologique) et justifier un renforcement autoritaire de l’État (pouvoirs spéciaux, recours à l’armée, suspension de facto du droit de grève, etc.) ;

5)  au nom de l’urgence, écarter tout débat de fond, cacher le définancement de la sécurité sociale derrière des appels à la charité personnelle et dissimuler le caractère politique de la réponse « sanitaire » en la prétendant dictée par « la science ». Michel Foucault n’aurait pu imaginer plus bel exemple de « biopolitique ». Une biopolitique d’autant plus efficace que le panoptique policier est là pour Surveiller et punir lourdement les contrevenant·es et que les opposant·es ne peuvent évidemment qu’appliquer les « gestes barrière » objectivement nécessaires à la lutte contre la maladie.

Troisième constat : toustes les responsables se regroupent autour de leur État national. Les belles déclarations en faveur de la gestion commune des problèmes globaux sont rangées au placard. Donald Trump dénonce le « virus chinois », veut acheter une entreprise allemande pour mettre au point un vaccin réservé aux États-Unis et envoie sa flotte de guerre au large du Venezuela. La France réquisitionne des masques appartenant à une entreprise suédoise, la Tchéquie fait de même au détriment de l’Italie et Israël charge le Mossad de détourner des cargaisons de respirateurs promises à d’autres pays. La Chine riposte aux États-Unis par une offensive de charme visant à se positionner comme un leader de rechange acceptable, en dépit de son régime à la Big Brother et de la féroce répression des Ouighour·es. Quant à l’Union européenne, déjà affaiblie par le Brexit, elle perd pied. Au moment où ces lignes sont écrites, sa réponse à la pandémie s’est limitée à la décision d’allonger 750 milliards d’euros pour soutenir la santé des banques. Pour ce qui est de la santé des personnes, on repassera. L’Europe n’est même pas fichue de mettre en commun ses respirateurs. Chacun pour soi et le marché pour toustes. La crise du coronavirus confirme ainsi la règle historique qui veut que la classe dominante, en période de crise aiguë, n’ait qu’un seul outil vraiment fiable : l’appareil d’État autour duquel elle s’est constituée historiquement.