Il faut donner priorité aux vaincus

L’accès à l’enseignement supérieur s’est massifié, mais l’emprise des diplômes s’est renforcée.

L’élitisme social du système scolaire humilie les élèves en difficulté et crée un fossé culturel et politique entre classes sociales

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Comme la plupart des pays comparables, la France a connu soixante années de massification scolaire. Le changement est considérable : le nombre de lycéens et d’étudiants a été multiplié par huit et le bilan est largement positif si l’on considère l’accroissement de l’accès aux études. Même si nous sommes loin d’une égalité parfaite, les enfants des classes populaires accèdent désormais aux études longues dont ils étaient très largement exclus encore au milieu du XXe siècle.

Mais cette égalité relative d’accès au baccalauréat et à l’université a profondément transformé le mode de production des inégalités scolaires en déplaçant les inégalités au sein même de l’école et des parcours scolaires. Alors que la grande inégalité opposait naguère la jeunesse étudiante à la jeunesse laborieuse, un régime d’inégalités plus ou moins fines s’est installé à l’intérieur même du système scolaire. Si de plus en plus de jeunes étudient aujourd’hui, ils ne font pas tous les mêmes études. En se multipliant, le baccalauréat s’est diversifié et hiérarchisé à l’infini, en fonction des filières, des options, des combinaisons de disciplines choisies… Dans l’enseignement supérieur, l’université de masse se distingue des formations sélectives qui se multiplient (classes préparatoires, grandes écoles, mais aussi BTS et IUT), tout en développant en son sein même des filières également sélectives (double licence, master…).

À terme, les vainqueurs de la compétition scolaire sont toujours les mêmes, et les vaincus aussi : l’origine sociale reste le facteur déterminant des parcours et des compétences scolaires. On comprend la déception qui résulte de ce constat puisque nous sommes loin du compte de la promesse de l’égalité des chances portée par la massification scolaire. Les vainqueurs de la compétition à laquelle accèdent de plus en plus de jeunes sont toujours les enfants des classes moyennes supérieures, pendant que les vaincus restent ceux des classes populaires les plus défavorisées.

La déception est d’autant plus grande que l’école française s’est longtemps perçue comme un îlot de justice dans un monde injuste et, surtout, parce que dans notre pays les inégalités scolaires entre enfants de milieux sociaux différents sont beaucoup plus grandes que ce que supposerait l’impact des seules inégalités sociales, relativement modérées par rapport aux autres pays comparables comme le démontrent obstinément toutes les comparaisons internationales. Comment expliquer ce paradoxe ? Comment expliquer que les vaincus s’en sortent si mal chez nous ?

Tradition élitiste et emprise des diplômes

Les inégalités scolaires sont d’autant plus fortes et d’autant plus mal vécues en France que tout s’est passé comme si la longue période de massification n’avait pas mis en cause la tradition élitiste de l’école française. Le problème n’est pas que l’école produise des élites – tous les systèmes le font – mais, dans une société attachée à l’égalité de principe de tous, tout le monde devrait avoir le droit, voire le devoir, d’atteindre l’excellence.

Ainsi, les formations restent extrêmement hiérarchisées, les classes préparatoires et les grandes écoles coexistent avec les formations de masse. On donne beaucoup plus de moyens éducatifs aux bons élèves, qui sont aussi les plus riches. Les élèves sont évalués et notés en fonction de la distance qui les sépare des élites, etc. Cet élitisme scolaire est si fortement intériorisé par le monde de l’école que la critique des inégalités scolaires en adopte souvent les catégories de pensée.

Ainsi, la presse se fait régulièrement écho de la faible présence des enfants des classes populaires dans les grandes écoles, alors que la présence quasi exclusive de ces élèves dans les formations les plus dévalorisées semble aller de soi dès lors qu’on est « orienté » en fonction de ses soi-disant incompétences. Nous nous mobilisons pour défendre les classes de latin et les options rares, nous combattons la sélection à l’université, mais défendons les classes préparatoires, alors que le fait que 20 % des élèves qui entrent au collège ont du mal à écrire et à compter ne semble guère nous révolter. Nous voulons plus pour ceux qui ont (déjà) plus, et l’élitisme qui imprègne les structures et le fonctionnement du système scolaire semble imprégner tout autant les critiques de son caractère injuste, puisqu’on se polarise sur les inégalités que l’on observe au plus haut niveau du système alors que les élèves et les étudiants en cause sont bien moins nombreux que tous ceux qui sont en difficulté dès l’école primaire.

Le poids de cet élitisme scolaire n’est pas une simple croyance et il affecte fortement les parcours individuels. Il explique en partie la très forte emprise des diplômes dans notre société : bien plus qu’ailleurs, le diplôme fixe le type d’emploi et le revenu auxquels accèdent les jeunes. Alors que les vainqueurs de la compétition scolaire bénéficient quasiment de rentes, les vaincus sont condamnés au chômage et à la précarité, pendant que les étudiants des formations non sélectives s’inscrivent dans une longue période d’insertion durant laquelle ils essaieront de transformer leur niveau académique en compétences professionnelles. Or, plus l’emprise des diplômes est élevée dans une société, plus les inégalités scolaires sont fortes, ce qui se comprend aisément puisqu’il n’y a guère d’autre planche de salut que l’école. Ainsi, le mérite scolaire devient l’équivalent général de tout le mérite des individus ; il ignore des compétences et des qualités des « derniers de cordée » dont l’économie et la société ont pourtant besoin.

Élitisme de la culture scolaire d’un côté, emprise des diplômes de l’autre, l’école française croit à l’égalité des chances méritocratique. Si le principe de l’égalité des chances n’est pas en soi contestable, il fonde les « privilèges » et l’honneur des plus « méritants » et dégrade – et parfois humilie – ceux qui n’ont pas manifesté assez de « mérite » alors qu’en réalité – souvent – ils n’ont pas hérité de celui de leurs parents… Cette croyance n’est pas sans avoir des effets négatifs sur les individus, la cohésion sociale et la démocratie.

Des jeunes disqualifiés

Alors qu’il semblait aller de soi qu’une école qui éduque longuement les jeunes produit des citoyens plus à même de s’insérer dans la vie et d’exercer plus librement leurs droits civiques, la réalité est toute différente.

La généralisation des diplômes contribuant à en renforcer l’emprise, il n’est plus possible aujourd’hui de prétendre à une insertion professionnelle correcte sans qualification scolaire. Les jeunes les moins dotés scolairement abordent cette épreuve bien moins armés psychologiquement : leurs échecs, accumulés souvent dès l’école primaire, minent leur confiance en eux-mêmes, alors qu’à l’inverse, les élèves jugés très tôt comme « bons », davantage stimulés par leurs enseignants, gagnent en estime de soi au fil de leurs progressions.

Les valeurs partagées par les jeunes tendent également à diverger. En France, le niveau d’éducation renforce le libéralisme culturel [1] [2], mais ceci ne vaut qu’en moyenne : par exemple, les inégalités liées à l’origine ethnique sont jugées inacceptables par 75 % des titulaires d’un deuxième cycle universitaire, mais par 54 % seulement des titulaires du seul brevet des collèges ou des non-diplômés. La contrepartie de l’effet du diplôme sur les valeurs libérales est que les moins éduqués adhèrent plus souvent que les autres aux valeurs antidémocratiques ; ils sont plus favorables aux gouvernements autoritaires, aux hommes forts, et plus hostiles aux immigrés…

En revanche, les moins diplômés défendent davantage l’égalité sociale que les diplômés, et se montrent plus critiques envers les inégalités : les trois quarts des personnes dotées au plus d’un niveau brevet estiment que les différences de revenus, en France, sont trop grandes, alors que 58 % des diplômés d’un second cycle universitaire soutiennent ce point de vue. Les moins diplômés sont également plus critiques envers les injustices scolaires.

Les plus diplômés ont davantage confiance envers les autres, dans les institutions ou dans le système politique. Les individus peu diplômés ont une moindre confiance dans leur capacité à participer à la vie politique, et plus largement, à choisir leur vie en toute autonomie. Il s’ensuit le sentiment d’être impuissant, ignoré et méprisé par ceux qui « savent ». Et c’est à leurs yeux injuste : tout comme les bons élèves jugent davantage que les mauvais que l’école est juste, les personnes les moins diplômées estiment plus souvent que les autres – et à juste titre – que les capacités et les efforts ne sont pas récompensés et, plus globalement, que la société est injuste.

Un fossé politique…

Ce fossé culturel et idéologique a une portée capitale puisque élites politiques et économiques sont majoritairement formées dans le supérieur, notamment les grandes écoles (plus de 70 % des députés sont diplômés de l’enseignement supérieur dans l’Assemblée élue en 2017, alors qu’on en compte seulement 27 % dans la population). Au terme de parcours très sélectifs d’un point de vue académique, les heureux lauréats sont ainsi persuadés qu’ils sont effectivement les meilleurs, et ils sont convaincus de savoir ce qu’il faut faire pour la société. Leur place au sommet des hiérarchies scolaires justifie une façon de gouverner verticale et technocratique. Sachant en outre que les très hauts revenus sont accaparés le plus souvent par les diplômés des grandes écoles, il s’ensuit un isolement des élites, perdant tout contact avec les citoyens ordinaires. Le spectacle de ces élites scolaires dotées du pouvoir économique et politique, alors que l’école est loin d’être perçue unanimement comme juste, est un terreau fertile pour un fort sentiment d’injustice.

Ceci se traduit sur le plan politique : 78 % des jeunes ayant moins que le bac sont peu ou pas intéressés par la politique, contre 35 % de ceux dotés d’un diplôme supérieur à bac + 2. Non seulement les jeunes les plus diplômés votent plus que les moins diplômés (1,6 fois plus), mais ils sont plus tolérants, plus ouverts d’un point de vue politique. Chez les moins diplômés, les valeurs autoritaires sont plus présentes et l’intérêt pour la politique se distend [3]. Ces écarts sont plus forts dans les jeunes générations, comme si ne pas être doté aujourd’hui d’un certain niveau de diplôme constituait, davantage qu’hier, un facteur de relégation politique.

En France, comme dans la plupart des sociétés comparables, ce clivage culturel et moral a de lourdes conséquences politiques. Une grande partie des vainqueurs de la massification scolaire, disposant de toutes les ressources de légitimité, de toutes les opportunités sociales et politiques, adhérant au libéralisme culturel et à la méritocratie définie comme l’égalité des chances, forment un nouvelle « classe » se situant plutôt à gauche, chez les Verts et les partis sociaux libéraux. Une classe souvent indignée mais défendant aussi ses intérêts et donc un certain conservatisme, notamment scolaire. Tout le problème vient de ce que, parallèlement, une grande partie des vaincus de l’école démocratique de masse basculent vers l’absentéisme politique, le nationalisme, le culte des hommes forts, la défiance envers la démocratie, l’hostilité aux immigrés et aux plus pauvres, les populismes et l’extrême droite. Se sentant méprisés par les vainqueurs, ils retournent alors les valeurs de l’école contre elle-même puisque l’école ne leur a pas donné ce qu’elle promettait.

François Dubet, Marie Duru-Bellat. Dernier ouvrage publié : L’école peut-elle sauver la démocratie ?, Paris, Seuil, 2020.

Un article paru dans inegalites.fr

 [1] Courant qui défend les libertés en matière de modes de vie, d’évolution des mœurs, de tolérance aux différences.

[2] Cf. Pierre Bréchon, Frédéric Gonthier et Sandrine Astor (dir.), La France des valeurs. Quarante ans d’évolutions, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2019 ; Christian Baudelot et François Leclercq (dir.), Les Effets de l’éducation, Paris, La Documentation française, 2005.

[3] Gérard Grunberg et Anne Muxel, « La dynamique des générations », in Gérard Grunberg, Nonna Mayer, Paul M. Sniderman, La Démocratie à l’épreuve : une nouvelle approche de l’opinion des Français, Paris, Presses de Sciences Po, 2002, p. 135-170.