La Commune de Paris

Elle fut la matrice d’une écologie révolutionnaire

Il y a 150 ans s’achevait le dernier jour de la Commune de Paris. On a souvent cantonné cet épisode révolutionnaire à une expérience urbaine et ouvrière. Pourtant, Louise Michel, Élisée Reclus et les autres communards avaient une « appréhension visionnaire de la nature anti-écologique du capitalisme ».

Le philosophe Walter Benjamin disait qu’il est des moments dans l’histoire où un événement ou un combat particuliers entrent avec force dans « la figurabilité du présent ». Il semblerait que cela soit le cas aujourd’hui avec la Commune de Paris. Son héritage a traversé le siècle et malgré son intense répression, l’utopie qu’elle portait en germe est toujours vivante. Sa référence nous hante et nous habite. Cet épisode révolutionnaire a beau s’être épanoui seulement 72 jours — de mars à mai 1871 — 150 ans plus tard, il résonne encore.

En 2016, au cœur du mouvement Nuit debout, la place de la République a ainsi été rebaptisée, le temps de quelques nuits incandescentes, « place de la Commune ». En 2018, certains Gilets jaunes y faisaient directement écho, en organisant à Commercy, dans la Meuse, les rencontres de la « Commune des communes ». À Notre-Dame-des-Landes, aussi, les zadistes se sont réapproprié son imaginaire, celui de territoires libérés où les habitants suspendent l’action du gouvernement et les contraintes économiques. Lors de la COP21, des convois de cyclistes venus de la Zad avaient envahi symboliquement le parterre du château de Versailles. « En 1871, les Versaillais avaient écrasé la Commune de Paris. Les Zad sont aujourd’hui comme autant de nouvelles communes libres », affirmaient-ils.

Le passé ressurgit de manière éruptive. Il s’écrit sur les murs. Il se scande en manifestation et se crie à la face du pouvoir. Au gré des cortèges, ces dernières années, de nombreux tags lui ont rendu hommage : « Vive la Commune ! », « Moins de Blanquer, plus de Blanqui », « 1871 raisons de niquer Macron ». La Commune est une arme. C’est une puissance d’évocation, un mythe d’espoir là où il vient à manquer. Elle offre un horizon émancipateur, à tous celles et ceux qui ont hâte, comme l’écrivait la communarde Louise Michel, « d’échapper au vieux monde ».

À l’heure du capitalisme néolibéral, son regain d’intérêt n’a rien d’étonnant. Pour l’historienne Kristin Ross, autrice du livre L’imaginaire de la Commune (éd. La Fabrique, 2015), la détérioration du marché du travail et l’accroissement des inégalités font « que le monde des communards nous est en réalité bien plus proche que celui de nos parents ». « Il est normal que ceux qui veulent expérimenter des manières de vivre différemment, dans une économie capitaliste ravagée par la crise, puissent trouver intéressantes les discussions qui occupaient la Commune », écrit-elle.

Ces réflexions stimulent aussi la recherche. Des dizaines de livres sont sortis à l’occasion de son 150e anniversaire. Une bibliographie établie en 2006 par Robert Le Quillec évaluait à cinq mille le nombre de publications qui lui étaient consacrées. La Commune est scrutée de toutes parts, sous tous les angles : son rapport aux femmes, à la démocratie, au travail, à l’art, au pouvoir, etc.

Il faut dire qu’à l’époque, en 72 jours, la vie avait entièrement basculé. L’historien Henri Lefebvre qualifie l’événement de « révolution totale ». L’école laïque, gratuite et obligatoire fut instaurée, tout comme la séparation de l’Église et de l’État, la liberté d’association, la suspension des loyers ou le droit au travail pour les femmes. La population s’était autoreprésentée de manière démocratique et avait tenté de se réapproprier les moyens de production, en renversant les règles de propriété et de commerce.

Des milliers de pages ont été écrites sur le sujet mais un enjeu essentiel a été négligé : très peu de chercheurs se sont intéressés au rapport à la nature des communards. Dans l’historiographie dominante ou dans le courant marxiste-léniniste, le sujet a pu sembler anecdotique, voire anachronique.

« Il est difficile de trouver ne serait-ce qu’une allusion au rôle joué par l’expérience et la culture de la Commune dans le développement de cette sensibilité », reconnaît Kristin Ross. On a souvent cantonné la Commune à une expérience urbaine et ouvrière où la question écologique était absente. On trouve, en effet, très peu de traces de ces questionnements dans les archives ou les comptes rendus des Assemblées générales. En guerre, dans une capitale meurtrie et affamée, pris dans l’étau entre les Prussiens et l’armée de Thiers, on imagine que les communards avaient d’autres urgences à traiter et qu’ils n’ont pas eu le temps de disserter sur leur lien à la nature.

Pour autant, penser qu’ils étaient hermétiques à cette question serait faire fausse route. La Commune n’a rien d’un caprice parisien ou d’une révolution hors-sol. Des récents travaux, dont celui de Kristin Ross, ont montré les passerelles et les solidarités tissées entre la Commune et certains précurseurs de l’écologie comme William Morris ou Pierre Kropotkine. Cette dernière a nourri leur imaginaire à l’aube de l’ère productiviste. Ainsi, on retrouve dans les mots d’ordre de la Commune une attention à l’autosuffisance locale, une réflexion sur des unités de production plus petites ou la propriété collective des terres agricoles. Des enjeux loin d’être secondaires pour l’écologie politique.

En avril 1871, plusieurs communards, comme Benoît Malon ou la romancière féministe André Léo, avaient aussi tenté de renforcer leur lien avec la paysannerie. Dans un célèbre manifeste, imprimé à 100 000 exemplaires (un exploit à l’époque), ils interpellaient le peuple des campagnes : « Frère on te trompe, nos intérêts sont les mêmes ». Ils réclamaient « la terre à ceux qui la travaillent » et dénonçaient la destruction des biens communs par la bourgeoisie, la privatisation des forêts, des bois ou des champs.

Certains communards ont également fait preuve d’une grande précocité dans leur rapport à la nature. On peut penser au géographe libertaire Élisée Reclus. Ce conteur, à la fois poète et scientifique, est connu pour être l’un des ancêtres de l’écologie sociale. Si son rôle a été marginal dans la Commune puisqu’il fut capturé le 5 avril 1871, elle n’en a pas moins été l’un des moments les plus intenses de son existence, écrira-t-il trente ans plus tard, à la veille de sa mort.

Élisée Reclus est l’un des premiers à montrer comment le capitalisme est la principale cause de la dégradation non seulement de l’humanité mais aussi des écosystèmes. Il est visionnaire. Dès 1866, il affirmait que « l’homme vraiment civilisé doit comprendre que son intérêt propre se confond avec l’intérêt de tous et celui de la nature elle-même ».

Dans ses nombreux ouvrages, il soulignait les dégâts provoqués par la révolution industrielle. Il parlait très bien des dangers de la diminution de la biodiversité et développait une approche sensible de l’écologie, sachant apprécier « les courbes des ruisselets », « les grains de sable de la dune », « les rides de la plage ». Son attention était passionnée, son amour inconditionnel. Il voulait penser l’humain et le monde en même temps et se désolait de l’enlaidissement de la Terre.

 « Une harmonie secrète s’établit entre la terre et les peuples qu’elle nourrit et quand les sociétés imprudentes se permettent de porter la main sur ce qui fait la beauté de leur domaine, elles finissent toujours par s’en repentir, alertait-il. Là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort ».

Élisée Reclus récusait le mot environnement, connotant un monde naturel conçu comme trop extérieur à l’humain. Il lui préférait le mot « milieu », qui a le mérite de plonger l’humain directement en interaction avec le vivant. Il soulignait souvent la nécessité de traiter avec respect les autres espèces et suivit toute sa vie un régime végétarien, se nourrissant seulement de pain et de fruits.

Élisée Reclus n’était pas le seul communard à être touché par ces questions. On retrouve chez Louise Michel cette sensibilité, assez déconcertante pour l’époque. Dans ses Mémoires (éd. La Découverte, 2002), cette figure emblématique de la Commune relie le respect de l’animal à celui des humains. « Au fond de ma révolte contre les forts, je trouve du plus loin qu’il me souvienne l’horreur des tortures infligées aux bêtes, écrit-elle. On m’a souvent accusée de plus de sollicitude pour les bêtes que pour les gens : pourquoi s’attendrir sur les brutes quand les êtres raisonnables sont si malheureux ? C’est que tout va ensemble, depuis l’oiseau dont on écrase la couvée jusqu’aux nids humains décimés par la guerre. La bête crève de faim dans son trou, l’homme en meurt au loin des bornes ».

Avant d’arriver à Paris et d’embrasser l’effervescence de la Commune, Louise Michel a été institutrice dans un petit village de Haute-Marne, à Audeloncourt. Elle y a expérimenté, avant l’heure, une sorte d’école de la nature. Refusant de prêter serment à l’Empire — ce qui était obligatoire pour tous les professeurs des écoles communales — elle a préféré enseigner de manière quasi clandestine dans la salle à manger d’une maison familiale. Elle utilisait alors des pédagogies novatrices fondées sur l’expérience et le raisonnement. Elle refusait les châtiments. Elle faisait étudier la géologie en allant ramasser des pierres. Elle faisait comprendre aux enfants la vie des plantes en cultivant un jardin.

 « La classe était pleine de vie, on lisait, on comptait, on faisait du théâtre, raconte sa biographe Claude Rétat, interrogée par Reporterre. Avec un siècle d’avance, on peut dire que Louise Michel a inventé les classes nature. À l’époque, la question écologique ne se posait pas de la même manière qu’aujourd’hui, ajoute-t-elle. Pour Louise Michel, il était évident que le vivant était abîmé par les exploiteurs et qu’il fallait inventer un autre rapport à la nature. »

Sa sensibilité s’est exprimée aussi lors de son long exil en Nouvelle-Calédonie après l’échec de la Commune. Elle y est restée plus de six ans et a été subjuguée par la beauté des forêts et les traditions des peuples autochtones kanaks. Elle en a tiré un livre. Pour elle, « la compréhension qu’ont les Kanaks de la nature était bien meilleure que celle des Européens. Leur connexion avec la terre et la mer était très importante », rapporte Carolyn Eichner, professeure associée à l’Université du Wisconsin Milwaukee, aux États-Unis.

La déportée a ensuite défendu la révolte Ataï en 1878, et pris parti pour les Kanaks. Elle décrochera aussi une mission pour la Société française de botanique afin d’étudier une nature encore peu répertoriée, qui la fascine. Son poème « Au bord des flots » donne l’ampleur de son attachement au vivant.

Toute ta puissance, ô nature,
Et tes fureurs et ton amour,
Ta force vive et ton murmure,
On te les prendra quelque jour.
Comme un outil pour son ouvrage,
On portera de plage en plage
Et tes fureurs et ton amour.

Il n’est pas surprenant de voir, aujourd’hui, les écologistes se réapproprier peu à peu ce pan de l’histoire. Avec sa théorie du « municipalisme libertaire », le penseur de l’écologie sociale Murray Bookchin avait déjà ouvert la voie dans les années 1980 en faisant directement référence à la Commune, tout en prenant soin de s’en détacher sur certains points.

Récemment, Éric Piolle, le maire de Grenoble, a même écrit une tribune dans Libération pour affirmer que « les communard.e.s sont les premier.e.s écologistes ». « La Commune de Paris est l’un des évènements que nous avons besoin de reconquérir, écrivait-il. Elle est un socle pour notre travail de renaissance. »

Ce réinvestissement politique est salutaire. Prenons garde néanmoins à éviter une instrumentalisation ou même une neutralisation de la pensée de nos ancêtres. « Le sentiment de nature » que décrivait Élisée Reclus et que vivaient d’autres communards comme Louise Michel n’avait rien d’un supplément d’âme. Il était à la source de leur engagement révolutionnaire.

Pour Kristin Ross, c’est peut-être, d’ailleurs, l’apport principal de la Commune, « son appréhension visionnaire de la nature anti-écologique du capitalisme ». Pour aucun des penseurs de l’époque, qui avaient vécu l’aspiration de la Commune aussi bien que la sauvagerie de son anéantissement, il n’était question de réforme ou de solution partielle. « La réparation de la nature ne pouvait venir que du démantèlement complet du commerce international et du système capitaliste, écrit l’historienne. Un problème systémique exigeait une solution systémique. »

 

https://reporterre.net/La-Commune-de-Paris-fut-la-matrice-d-une-ecologie-revolutionnaire