Une intervention de la philologue Barbara Cassin
Chacun à leur manière, Donald Trump et Vladimir Poutine dénaturent et avilissent la langue. Au point de rappeler de sinistres périodes historiques. Décryptage avec la philosophe et académicienne, qui sort son livre “La Guerre des mots ».
Pour mener la guerre, il y a les armes. Mais aussi les mots : c’est cette guerre qui saisit la philosophe et philologue Barbara Cassin. Face à l’urgence, l’académicienne publie un essai incisif pour tenter d’y voir clair dans l’offensive contre le langage aujourd’hui menée par les autocrates, Donald Trump et Vladimir Poutine en tête, dans laquelle aucune technique digne de 1984, le roman de George Orwell, ne semble interdite. Pas même rayer des mots du langage…
Quand avez-vous identifié le langage comme un théâtre de lutte pour des autocrates tels que Donald Trump et Vladimir Poutine ?
Les décrets de Donald Trump, dès le début de son second mandat, pour interdire ou déconseiller l’emploi par l’administration de certains mots liés à l’écologie ou aux minorités, ont constitué pour moi un point de bascule. Des dizaines de termes se sont retrouvés bannis, comme « préjugé », « racisme », « transgenre », « crise climatique » ou « discrimination »… La violence inouïe que constitue l’interdiction de mots indique très clairement un désir de reformater le langage, de créer une novlangue. D’ordinaire, on pense à la manière dont les dictatures imposent des mots pour créer le réel. Ici, on empêche de dire une chose pour l’empêcher d’exister, à l’image du réchauffement climatique. Cela interpelle forcément la philologue que je suis. Je commence ainsi mon livre par la confession d’une honte.
En mars 2025, j’ai été invitée à Istanbul pour donner une conférence sur l’Odyssée, au moment où se déroulait une vague de manifestations de la jeunesse contre le pouvoir du président Recep Tayyip Erdoğan. Comment justifier de parler d’Homère au milieu de cette urgence, des guerres à Gaza et en Ukraine ? Ce livre est une réponse à ma honte : la guerre des mots m’a permis de comprendre pourquoi parler d’Homère constituait une réponse pertinente et efficace à Donald Trump et Vladimir Poutine. En accordant autant d’attention au langage, ils font l’aveu de la puissance des mots. Car, quand on se veut tout-puissant, soit on tue, soit on parle. C’est pour cela que le langage est un espace déterminant pour des autocrates dans les démocraties. Ils ont donc raison de se méfier des intellectuels, de la culture et de la science.
Des études ont montré que le niveau lexical de Donald Trump est celui d’un élève de cinquième.
Le rapport au langage diffère-t-il chez ces dirigeants politiques ?
Donald Trump se place hors du champ du discours construit, car il fait de son inculture affichée une stratégie politique. Des études ont montré que son niveau lexical est celui d’un élève de cinquième, avec une structure réflexive se résumant à des oppositions binaires — bien / mal, vrai / faux, j’aime / j’aime pas — qui relèvent d’un avilissement de la langue et de ses subtilités. Tout n’est qu’hyperbole, avec l’emploi constant de l’adjectif great (« le plus grand »). Vladimir Poutine, qui n’est pas moins cultivé que Lénine ou Staline, fait un usage beaucoup plus sophistiqué du langage. Ce qui me frappe, dans son combat lexical, c’est la manière de nommer autrement le réel, comme parler d’une « opération militaire spéciale » en Ukraine et non de « guerre » — terme dont l’emploi est passible en Russie de quinze ans de prison. Une telle pratique se retrouve par ailleurs chez le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, qui parle de « Judée Samarie » pour nier la Cisjordanie, ou de « restauration de la terre d’Israël » pour qualifier l’occupation de Gaza. Au contraire de Donald Trump, les discours de Vladimir Poutine sont bâtis de façon extrêmement logique. Mais toute leur perfidie est d’être fondés sur des prémisses fausses. Ex falso sequitur quodlibet, disait un adage médiéval : du faux on peut déduire ce qu’on veut — même le vrai. Ainsi, il est légitime de faire la guerre en Ukraine pour la dénazifier, tout le problème étant de fonder l’argument sur l’affirmation selon laquelle les Ukrainiens seraient nazis. Donald Trump et Vladimir Poutine incarnent deux options de falsification, l’une instinctive et contagieuse, l’autre rationnelle et construite.
Vous écrivez qu’ils font un usage performatif du langage : qu’est-ce que cela signifie ?
Le langage peut avoir plusieurs usages. Il est dit constatif quand on énonce une chose, comme « le ciel est bleu », et persuasif lorsqu’on la conteste, ce qui suppose une argumentation qui place ce registre dans le champ de la rhétorique. Le performatif, souvent résumé par la formule « dire c’est faire », constitue un troisième emploi possible. Le premier à y avoir eu recours, c’est Dieu lui-même en disant Fiat lux (« Que la lumière soit ») ! Dans nos vies quotidiennes, le performatif se retrouve en particulier lors des sacrements, civils ou religieux — ainsi du maire qui prononce un mariage. Le discours politique est, par sa nature, un espace du performatif. Le « Yes we can » de Barack Obama en 2008 en est l’illustration la plus pure. Mais tous ces emplois ne se valent pas : il existe des usages sains ou dévoyés du langage. Donald Trump et Vladimir Poutine ont recours de façon spectaculaire au performatif, par exemple quand le président américain renomme le golfe du Mexique « golfe d’Amérique ». Ces deux autocrates sont en particulier coutumiers de ce qu’on appelle, en rhétorique, l’epideixis. Au contraire de l’apodeixis, qui renvoie à la démonstration, l’epideixis signifie étymologiquement la sur-monstration, soit ajouter au fait de montrer ou démontrer une chose celui de se montrer soi-même. Cette sur-monstration se retrouve jusqu’à la caricature dans la mise en scène du corps de Donald Trump, jouant de ses cheveux, de son ouverture de bouche en cul-de-poule, de ses pas de danse, de son poing levé tandis qu’il crie « Fight, fight, fight » (« Battez-vous »).
Vous convoquez deux écrivains du XXe siècle pour saisir ces guerres sémantiques : George Orwell (1903-1950), mais aussi Victor Klemperer (1881-1960). En quoi ce philologue juif allemand est-il éclairant ?
Par son attention au langage, Klemperer est un témoin sans pareil, car il n’a pas seulement vécu sous le IIIe Reich, mais observé la montée du nazisme au sein même du langage. En chroniquant cette intoxication de la langue qu’il nomme la Lingua Tertii Imperii (ou LTI, soit « Langue du Troisième Reich »), il montre que c’est à coups de petites doses de poison que la langue allemande a été colonisée par les termes brutaux, les sigles et la haine qui caractérisent l’hitlérisme. Klemperer montre que l’infiltration de cet arsenic dans les mots finit par concerner tout un peuple, et pas seulement les partisans du pouvoir en place. Lui-même se surprend d’ailleurs à employer, malgré lui, des termes du quotidien directement issus de cet allemand nazifié — se mettant par exemple à dire qu’il « [s’]organise » un peu de tabac.
Poutine peut passer d’un usage cultivé, fondé sur des références historiques, à une langue de bois soviétique ou à un argot des bas-fonds.
À rebours de cette sophistication, vous êtes aussi frappée par le recours à un niveau de langage volontairement bas…
Ce trait est très marquant chez Vladimir Poutine, dont la langue est un russe standard beaucoup plus élaboré que l’américain de Donald Trump, mais qui use de fortes variations. Il peut passer d’un usage cultivé, fondé sur des références historiques, à une langue de bois soviétique ou à un argot des bas-fonds qu’on nomme le mat. Il faut savoir que le mat, interdit sous Catherine II, a une longue histoire — on le retrouve dans le folklore russe, et même chez Tchekhov et Dostoïevski. Le recours au mat, chez le président russe, joue comme un mode de reconnaissance avec le monde des voyous et constitue un signifiant mafieux qui se veut le marqueur de l’arbitraire de son pouvoir — cela le conduisait par exemple à dire, à propos des Tchétchènes, en 1999 : « On les butera jusque dans les chiottes. »
Être compris par tous n’est-il pas le propre du discours politique en démocratie ?
Il faut évidemment parler à tous, car le politique consiste à produire du commun. Mais il y a deux manières de le faire : par le bas, en adoptant le niveau de langage le plus pauvre et le plus violent ; ou par un usage émancipateur, en utilisant toutes les ressources du verbe — ainsi des discours de Barack Obama. Car ne pas asséner des jugements clos, mais élever en permettant de juger, constitue un usage réellement démocratique du langage. Cette idée est portée par toute une lignée intellectuelle qui court du penseur présocratique Protagoras à Hannah Arendt. On résume souvent le premier, célèbre sophiste grec, à la phrase selon laquelle « l’homme est la mesure de toute chose », en oubliant qu’elle signifie que « toi aussi, tu dois supporter d’être mesure », c’est-à-dire qu’il faut apprendre à exercer son jugement. Quant à la philosophe Hannah Arendt, elle définit dans son livre La Crise de la culture (1954) le goût comme une « faculté politique ».
C’est pour cela que j’ai toujours aimé la sophistique, plus que la philosophie, animée par la seule question de la vérité. Car la vérité se prétend universelle, or l’universel est toujours l’universel de quelqu’un, qui cherche à l’imposer à l’autre. La sophistique, elle, consiste à argumenter, à contredire, à exercer le jugement. Contre l’usage toxique des mots, je défends donc un relativisme conséquent, où la vérité est une quête collective. À ce sujet, une anecdote m’a marquée à jamais. En Afrique du Sud, où j’enseignais dans les années 1990, il y avait un musée de l’Homme et des Arts et Traditions populaires qui était d’un racisme consommé. Il présentait des indigènes — des peuples premiers, dirait-on aujourd’hui — vivant dans la fange. Nelson Mandela avait laissé le musée tel quel, faisant simplement poser un écriteau au milieu des salles : « Que pensez-vous de ce que vous voyez ? »
Quel rôle peut jouer une institution comme l’Académie française, dont vous êtes membre, pour lutter contre cette intoxication du langage ?
Le rôle de l’Académie n’est pas de « défendre » la langue française, mais de travailler entre la norme et l’usage, de les pondérer l’un par l’autre. En 1762, la femme était « la femelle de l’homme ». Ce n’est évidemment plus la définition d’aujourd’hui, que nous retravaillons d’ailleurs encore et encore en ce moment même. On a maintenant accès en ligne aux neuf éditions du dictionnaire, si bien qu’on peut voir évoluer le sens des mots dans toute l’épaisseur de l’histoire. C’est le contraire d’une purification mortifère de la langue. J’ajoute que la langue évolue non seulement par elle-même, mais aussi par son contact avec les autres langues. C’est ainsi que le savoir et la culture résistent à la guerre des mots que mènent les autocrates.
BARBARA CASSIN EN QUELQUES DATES
1947 Naissance à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine).
1969 Participe au séminaire du Thor (Vaucluse) avec Martin Heidegger et René Char.
1984 Entrée au CNRS.
1994 Thèse d’État sur la sophistique.
2018 Médaille d’or du CNRS.
2019 Réception à l’Académie française.
La Guerre des mots. Trump, Poutine et l’Europe, de Barbara Cassin, éd. Flammarion, 176 p., 18,90 euros.
Par Youness Bousenna Télérama