
Ces cancers que sème l’industrie du numérique
De la Silicon Valley aux zones économiques spéciales de la Chine, les usines de composants électroniques polluent les sols et rendent malades leurs travailleurs. Reporterre a vu un film pour chaque côté de la Terre touché.
Les 26 et 27 novembre, le festival Numérique en lumière : une autre réalité organisé par l’association Point de MIR, qui a lieu dans le 18e arrondissement de Paris en partenariat avec l’Ademe, veut montrer les dégâts grandissants de l’industrie du numérique.
De la Chine à la Californie, ces œuvres de cinéma documentaire nous plongent dans le quotidien de ceux et celles qui luttent contre l’impunité des géants de la Silicon Valley.
Chaque année, en Chine, 12 millions d’adolescents quittent leurs terres natales pour aller travailler en ville. Une partie de ces jeunes se retrouvent vissés plus de douze heures par jour aux chaînes de montage des sous-traitants d’Apple, dans les zones économiques spéciales de Guangzhou et de Shenzhen où les documentaristes Heather White et Lynn Zang ont filmé pendant trois ans. Dans Les Sacrifiés du smartphone (titre original, Complicit 2017), on rencontre Fan Qinmei, Xiao Ya et leurs camarades.
Arrivées à 18 ans, elles n’osent plus rentrer chez elles. Après avoir astiqué des écrans de téléphone des milliers de fois par jour avec un détergent au benzène, elles ont contracté une leucémie. Elles n’ont pas 25 ans, leurs familles ont économisé pour qu’elles puissent partir et les sortir de la pauvreté : si elles leur annoncent la maladie, tout s’écroule.
Chez le géant taïwanais Foxconn, à l’usine Guanlan de Shenzhen, on a recensé vingt cas de leucémie. Chez un autre sous-traitant d’Apple, c’est une épidémie de paralysies qui envoie les salariés à l’hôpital : 39 intoxications dans le même atelier, attribuées au n-hexane, un solvant connu pour provoquer des troubles neurologiques.
« L’industrie de l’électronique est une industrie de la chimie », expliquent des experts en maladies professionnelles réunis à San Francisco avec des défenseurs des droits humains. Le plus minuscule semi-conducteur peut contenir des dizaines de millions de transistors. Pour atteindre un tel degré de transformation de la matière, pour purifier, aseptiser, raffiner, électrolyser les composants, la production d’un téléphone ou d’un écran LCD fait intervenir des milliers de produits chimiques différents.
Yi Yeting, lui, n’a pas été autorisé à quitter la Chine pour se rendre à San Francisco. C’est un martyr et un héros de l’ère numérique. Ex-salarié de l’électronique, le jeune homme a contracté une leucémie et rejoint l’ONG China Labor Watch, dont il assure la permanence à Guangzhou.
Harcelé par les autorités, il est fréquemment expulsé de son local. Imperturbable, il reçoit des ouvrières dans la rue, sur des tabourets en plastique. Père de famille, il en est à sa 35e chimio.
Dès le début de la campagne internationale lancée par China Labor Watch, Apple a annoncé en 2014 qu’il n’utiliserait plus ni n-hexane ni benzène dans la production de ses téléphones. Mais qui va le vérifier ? Son principal sous-traitant, Foxconn, a toujours nié qu’il en utilisait. Les documentaristes ont filmé le multimilliardaire taïwanais Terry Gou, alors PDG de l’entreprise, en conférence de presse : « Ces ONG sont des marionnettes de l’Occident ! Allez plutôt enquêter sur la mort de la princesse Diana ! Tout ça ne vous regarde pas. »
Dans la Silicon Valley, « protéger les semi-conducteurs, pas les gens »
L’intoxication des salariés de Foxconn n’est que la suite d’une histoire commencée en Californie dans les années 1970 — c’est ce que nous apprend le documentaire de Sue Williams, Death by Design (2015), qui nous emmène chez d’anciens salariés des usines d’électronique de San Jose.
Yvette Flores, qui a commencé le travail à 18 ans, en 1975, et manipulait toute la journée, sans le savoir, une solution à l’oxyde de plomb, en fait partie. Quatre ans plus tard, son enfant est né handicapé mental lourd : depuis quarante ans, elle s’occupe de lui.
« L’industrie de l’électronique s’est toujours présentée comme une industrie propre, où tout se fait en salles blanches, comme dans un hôpital, explique Ted Smith, fondateur de la Silicon Valley Toxics Coalition. Mais cette ambiance aseptisée a été conçue pour protéger les semi-conducteurs, pas les gens. »
L’épidémiologiste Richard Clapp décrit des excès de cancer alors « ahurissants » recensés dans certains sites d’IBM : cancers du cerveau, du sein, de la peau… Dans les années 1990, plus de 200 ex-salariés d’IBM malades ont porté plainte contre la firme pour exposition à des produits toxiques.
L’affaire a été étouffée par un « règlement à l’amiable » au tournant des années 2000. C’est la période où l’industrie du numérique a délocalisé sa production en Chine, comme pour échapper à son passif californien.
De fait, au moment de leur fermeture, les usines ont abandonné des millions de litres de résidus chimiques dans des cuves métalliques enterrées sous la Silicon Valley. Aujourd’hui, ces produits chimiques empoisonnent les eaux souterraines et les sols de la vallée.
Commentaire acide de Ted Smith : « Ces gens brillants n’avaient pas réfléchi au fait que, puisque les solvants ont pour propriété de dissoudre la matière, ils finiraient par percer les cuves. »
Les anciens terrains d’Hewlett-Packard, Intel et IBM sont devenus des sites « Superfund » — des zones ultrapolluées que l’Agence fédérale pour l’environnement tente de décontaminer. Il y en a 23 dans le comté de Santa Clara, cœur de la Silicon Valley : plus que partout ailleurs aux États-Unis.
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