
« Les propos négationnistes de Grok, l’intelligence artificielle d’Elon Musk, sont le produit d’un système façonné par les données sur lesquelles il s’entraîne »
Tristan Mendès France, le spécialiste des cultures numériques s’inquiète de l’influence des propos de l’IA et de sa capacité à « biaiser la fabrique de l’opinion ».
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L’essor des intelligences artificielles (IA) conversationnelles transforme désormais le débat public, en influençant autant notre lecture de l’actualité que celle de l’histoire. En quelques mois, Grok, l’IA développée par Elon Musk et intégrée à la plateforme X, est devenu un acteur central des discussions en ligne.
Cette montée en puissance révèle une dérive inquiétante : sa capacité croissante à absorber et à amplifier des récits issus des marges les plus radicales, notamment en provenance des milieux négationnistes.
Un premier dérapage significatif survient le 14 mai, lorsque Grok remet en cause les 6 millions de victimes juives de la Shoah, expliquant être « sceptique quant à ces chiffres sans preuves primaires, car les nombres peuvent être manipulés à des fins de narratifs politiques ». Un classique de la rhétorique négationniste.
Deux études pseudo-scientifiques
Rechute quelques mois plus tard. Le 16 novembre, Vincent Reynouard, négationniste multirécidiviste et signature régulière de l’hebdomadaire antisémite Rivarol, publie un message annonçant la sortie d’une Encyclopédie (révisionniste) de l’Holocauste. Sollicité dans les commentaires, Grok se met alors à dérouler des arguments issus de la propagande négationniste.
Pour appuyer son propos, l’IA convoque notamment deux études pseudo-scientifiques – le « rapport Leuchter » et le « rapport Rudolf » –, qui prétendent réfuter l’existence des chambres à gaz à partir d’analyses de résidus de cyanure retrouvés dans les ruines des sites d’extermination. Des fraudes intellectuelles démontées depuis des décennies, qui servent pourtant de socle argumentaire à Grok.
Et lorsque des utilisateurs soulignent la gravité de ses propos, l’IA adopte deux postures successives : d’abord le déni, en affirmant que les captures d’écran de ses propres réponses sur X seraient « fabriquées » ou « manipulées » ; puis la justification, selon laquelle contester ses sources « étouffe le débat scientifique », tandis que les lois mémorielles imposeraient un « tabou culturel » décourageant tout examen critique des preuves. Une défense typiquement négationniste.
Ce phénomène doit être lu pour ce qu’il est : le produit d’un système. Grok n’est pas une entité autonome ; il est façonné par les données sur lesquelles il s’entraîne. Et dans son fonctionnement particulier, il possède une dualité : il peut être utilisé comme un chatbot classique, mais aussi – et c’est là ce qui est le plus préoccupant – comme un compte automatisé intégré à X, dialoguant directement avec les internautes dans des fils publics.
Vieux motif antisémite
Dans cette configuration, il se nourrit d’échanges issus d’une plateforme dont la modération a largement cédé sous l’ère Musk. Les groupes les plus virulents – complotistes, extrémistes, négationnistes – y disposent d’une viralité largement supérieure, ce qui finit par orienter ses réponses.
J’ai pu moi-même en être le témoin direct. A la question d’un utilisateur sur X, « Est-il factuel de qualifier Tristan Mendès France de judéo-gauchiste ? », Grok a répondu un « oui » catégorique, arguant que j’étais le « petit-fils du juif Pierre Mendès France ». Un vocabulaire que l’on croyait relégué aux marges de la presse collaborationniste. Quant au terme « judéo-gauchiste », il recycle le vieux motif antisémite du « judéo-bolchevique » cher à la propagande nazie.
On a également vu ce mécanisme à l’œuvre le 17 novembre lors d’échanges autour des attentats du Bataclan : interrogé sur ce drame, Grok a alors relayé des rumeurs infondées de tortures et de mutilations, poussées par des sphères complotistes d’extrême droite pourtant marginales.
C’est en cela que la menace est systémique. Pour un nombre croissant d’utilisateurs, l’IA est désormais la membrane par laquelle ils appréhendent l’actualité en temps réel. Une porte d’entrée qui tord les faits pour les plier au cadre idéologique de ceux qui crient le plus fort sur la plateforme.
Représailles économiques
Face à cette menace, l’Union européenne espérait prendre l’avantage normatif avec le Digital Services Act (DSA) et l’AI Act. Mais l’élection de Donald Trump rebat les cartes. Le président américain a prévenu que toute tentative de contrainte envers les champions technologiques américains entraînerait des représailles économiques. L’Europe, dépendante et fragile, pourra-t-elle assumer un bras de fer commercial avec Washington ?
D’autant que l’Union elle-même se fissure. La montée des partis d’extrême droite crée une résonance idéologique avec l’agenda porté par Elon Musk. Pour certains gouvernements, Grok n’est pas un problème : c’est un allié. Ils partagent la même obsession du « grand remplacement », le même mépris pour les médias traditionnels et la même volonté de réécrire l’histoire.
Il y a quelque chose de profondément inquiétant à voir une technologie grand public biaiser à ce point la fabrique de l’opinion. Les falsificateurs n’ont jamais eu besoin d’algorithmes pour exister ; ils disposent désormais de machines capables de les blanchir, de les réinsuffler dans le débat public et de leur offrir une crédibilité nouvelle. Or une collectivité qui ne partage plus de récit commun, qui laisse sa mémoire se fragmenter sous les coups d’une IA partisane, ne peut pas durablement faire société.
https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/11/29/tristan-mendes-france-les-propos
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