Climatiser le désastre ou le combattre (1)

Un article paru sur carfree

En automne 2018, un panel d’une centaine d’associations environnementalistes nationales et internationales lançait une alerte par un « Manifeste contre la géo-ingénierie » du climat. La menace du vieux Plan A des Etats-Unis se précise. Elle avait refait surface en 2006 dans les milieux scientifiques avec un article très controversé du célèbre géochimiste Paul Crutzen ; le même qui fut en 2001 le père du concept d’Anthropocène. A la surprise générale, le savant suédois proposait d’emblée d’injecter du  dioxyde de soufre dans la stratosphère pour limiter l’élévation de la température à la surface de la Terre… L’idée marginale à l’époque, mais immédiatement plébiscitée par les milieux d’affaire américains, a fait son chemin. Désormais il faut s’attendre que les COP ne soient plus que des workshops de géo-ingénierie où les start-up étasuniennes viendront vendre leurs solutions miracles pour calorifuger la planète à défaut de la sauver. La panoplie des cautères sur jambe de bois est proprement affligeante ; Clive Hamilton en dresse une liste critique dans son livre « Les apprentis sorciers du climat »… On retrouve la boutade d’Einstein sur l’infinité comparable de la stupidité humaine et celle de l’Univers, sauf qu’ici ce sont de grands savants qui s’illustrent brillamment en matière de stupidité humaine.

Ainsi, nous n’en avons pas fini avec l’esprit d’entreprise du capitalisme. Au bord du précipice climatique, son sens affiné de l’innovation n’est pas le moins du monde altéré ; grâce aux sciences et techniques, il reste capable de surenchérir dans le pire et nous réserve encore bien des surprises.

Avec en toile de fond le dit « échec des négociations » sur le climat, la décennie passée fut riche en rebondissements tout aussi désastreux que scandaleux. Après le juteux « marché carbone » et l’imposture du « charbon propre », dernière invention en date, le recyclage du soufre des compagnies pétrolières dans la géo-ingénierie du climat afin de calorifuger la planète.

Par une voie détournée, le vieux Plan A des Etats-Unis revenait en force sur la scène internationale. Pour assurer ce come-back, rien ne fut laissé au hasard et pour garantir l’effet de surprise, il fallut  au moins trouver un célèbre et respectable prix Nobel européen (non étasunien) capable de proposer et assurer la caution scientifique d’une telle entreprise. Et, encore une fois, le miracle s’est accompli. Dans la marmaille des savants, ce fut le plus grand : Paul Crutzen en personne, le fameux inventeur de l’Anthropocène, qui tendit la perche aux milieux d’affaires étasuniens et les remit en selle, en pole-position sur la scène internationale. Comme le monde est petit ! Qui pourrait douter de l’intégrité scientifique et la bonté d’âme philanthropique de celui qui doit son Prix Nobel de Chimie non pas à la mise au point d’armes chimiques comme le célèbre Fritz Haber ni à la synthèse de molécules innovantes hautement polluantes et toxiques pour le monde vivant, mais, bien au contraire et exceptionnellement, à la découverte du « trou dans la couche d’ozone » stratosphérique justement lié aux fameuses molécules innovantes pour la production du froid : les chlorofluorocarbones ?

Pour avancer encore dans notre analyse du Capital au 21e siècle, il nous faut faire une évaluation contextuelle des implications politiques de la géo-ingénierie du climat et regarder encore une fois « le monde comme il va ».  Ainsi il nous sera possible de comprendre à la fois les lamentations des COP et la raison d’être de ce rebondissement dans la géo-ingénierie globale du capitalisme du désastre.

Le Cas Crutzen, tabou et Boite de Pandore

Dans la mythologie antique c’est une innocente femme, Pandore, qui ouvrit la fameuse jarre d’où sortirent tous les maux qui affligèrent l’humanité. Dans l’histoire contemporaine ce sont les savants qui ouvrent les boites d’où sortent les innovations qui répandent depuis un siècle la mort à la surface de la Terre : il y a eu la physique nucléaire, la géochimie des énergies fossiles, la chimie des pesticides et des plastiques pour les plus connues. Ce malheur planétaire a justement reçu le nom « d’Anthropocène ». Et ça continue…

En 2006, (un an après l’entrée en vigueur du Protocole de Kyoto) le savant Prix Nobel de chimie, Paul Crutzen, faisait paraître un article qui tomba comme un pavé dans la mare des climatologues : « Albedo enhancement by stratospheric sulfure injection : a contribution to resolve a policy dilemma ? » (« Renforcement de l’albédo par l’injection dans la stratosphère de sulfate (SO2) : une proposition pour résoudre un dilemme politique »). Sulfater la stratosphère pour résoudre un problème politique à la surface de la Terre, c’est, sans nul doute, une première mondiale ; manifestement la situation est grave…

Dans sa soudaine démarche climato-pessimiste et sa vision futuriste catastrophiste, on ignore si Paul Crutzen a joué « perso », en franc-tireur, pour le prestige de sa fin de carrière scientifique ou si, en toute discrétion, il a été approché par les milieux d’affaires nord-américains. Disons que, comme tous les savants capables de prendre les commandes d’un simulateur de climat, il a dû se faire des frayeurs dans son voyage numérique vers le futur ; mais pas plus que les autres experts climatologues habitués à ce type d’exercice de prospective dans l’espace-temps.

Peu importe le dessous des cartes. Dans tous les cas, pour notre humble analyse politique du capitalisme dans ses œuvres philanthropiques, le savant fut victime de ses inconséquences historiques ayant abouti au concept d’Anthropocène. Pour nous qui n’avons que de simples yeux pour voir « le monde comme il va » et de petits pieds pour aller au ras des pâquerettes et pas plus haut que le plancher des vaches à la surface de la Terre, il est évident qu’avec son hypothèse d’Anthropocène, le savant n’a pas fait preuve d’une grande perspicacité. Voir le désastre et lui donner un nom est une chose, encore faut-il pour un savant en déterminer sa cause précise dans l’histoire contemporaine ; ce qu’il se refusa de faire. Pour son concept stratigraphique, il lui fallait une date de début et il l’a trouva dans les temps historiques aux origines du capitalisme britannique. Sans effort majeur, le savant s’est bien souvenu qu’un certain James Watt avait perfectionné la machine à vapeur vers la fin du 18e siècle ; il s’en contenta pour fixer le début de l’Anthropocène à cette date. Il ne voulut pas voir plus loin dans la structure socio-économique de l’Angleterre qui fut pour le malheur du monde à origines de l’expansionnisme carbonifère de l’Empire britannique. Par la suite, avec son ami Will Steffen, ils se contentèrent de constater que les années 1950 s’inscrivaient comme une décennie charnière dans l’histoire contemporaine où l’économie mondiale s’emballait avec une « Great Acceleration ». Là encore ils se refusèrent de voir l’évidence dans ces années d’après-guerre : l’expansionnisme du modèle fossile de l’Empire Américain. En toute rigueur historique, la mémoire du savant est restée, pour le moins, très sélective, ce qui préoccupa au plus haut point les historiens. Plus grave et plus suspect pour la grandeur immaculée de la science : leur manque de curiosité lorsqu’ils constatèrent le phénomène qu’ils nommèrent « grande accélération ». La moindre des choses aurait été de s’efforcer de l’attribuer à sa cause matérielle actuelle plutôt que postuler d’entrée de jeu sur une nouvelle « force géologique (« major environmental force » ou « global geophysical force ») »… Comment ne pas voir en effet que la « Great Acceleration » n’était autre chose que la mondialisation brutale du modèle étasunien de développement avec le couple énergie fossile et industrie automobile. Mais encore une fois, peu importe…

Volontaire ou naïve, dans le contexte des années 2000 de ruée vers les énergies fossiles non-conventionnelles, la grande ignorance de l’histoire du capitalisme confine le savant Paul Crutzen, dans un rôle d’idiot utile… au plus grand profit des milieux d’affaires nord-américains. Rappelons que, par rapport au réchauffement climatique, le Plan A des Etats-Unis a toujours été la recherche-développement dans la géo-ingénierie du climat et non le renoncement progressif aux énergies fossiles.

Outre-Atlantique, au début des années 1990, les décideurs politiques n’avaient pas perdu leur temps. Dès que les savants, désœuvrés ou émancipés des contraintes militaro-scientifiques de la Guerre Froide,  décidèrent (avec une bonne décennie de retard, il faut le rappeler) de s’inquiéter du climat, soit vers la fin des années 1980, s’enclenchaient aux Etats-Unis les conférences sur les techniques de contrôle des conséquences de l’accumulation du CO2 dans l’atmosphère. Le complexe militaro-industriel étasunien avait en effet quelques longueurs d’avance en ce domaine scientifique. Il faut rappeler que la géo-ingénierie de l’atmosphère n’est pas née de la dernière pluie. Avant d’être une technique récemment recyclée pour « sauver la planète » elle s’affirmait en bonne place  dans le domaine des recherches militaires et dans le cadre des recherches militaires de la Guerre Froide. Du côté étasunien les travaux pratiques furent poussés jusqu’au paroxysme au cours de la guerre du Vietnam. Dans ce conflit, après 30 ans de guerre, si l’on intègre, comme il se doit, le sombre rayonnement de la France dans la Guerre d’Indochine au plan étasunien, les savants avait carte blanche assurée. Mobilisés en première ligne pour « sauver le monde libre » de la « menace soviétique » ils ne savaient plus quoi inventer pour assurer la victoire aux Etats-Unis… Il y eu l’écocide bien connu par les déluges de pesticides massivement déversés sur la forêt vierge, mais aussi les manipulations de la physicochimie de l’atmosphère qui faisaient partie des domaines de recherches de pointe des universitaires américains…

Ainsi, il est à peine surprenant qu’en 1992, année de la Conférence des Nations-Unis sur « l’environnement et le développement » de Rio, un panel de sociétés savantes étasuniennes – National Academy of Science, National Academy of Engineering and Intitute of Medicine – puisse faire paraitre un rapport « Policy Implications of Greenhouse Warming » qui comportait un chapitre (déjà) bien détaillé avec évaluation « coût-bénéfice » sur la « Geoingineering ». Pour mémoire, dans la chronologie des évènements, il faut signaler que le premier rapport du GIEC avait été livré deux ans plus tôt, en août 1990.

Comme on l’a vu en introduction, dans une ère contemporaine largement dominée par la guerre et les recherches scientifiques à visées militaires, il est en effet pour le moins surprenant que de si brillants savants, comme Paul Crutzen, n’aient pas eu la curiosité transversale d’aller voir dans l’histoire à quoi correspondait concrètement ce qui fut nommée « Great Acceleration » et quelle en était son origine politique. Il en va de même pour les sources de recherches en géo-ingénierie de l’atmosphère. Il devient, par contre, hautement suspect que le groupe des chercheurs de la bande à Crutzen-Anthropocène ne tienne pas compte des résultats de la recherche et des découvertes lorsqu’ils leur furent fournis par les historiens. En 2015, en effet, les savants en étaient encore à peaufiner la vingtaine de courbes définissant la « Great Acceleration » pour les mettre à jour sans chercher le dénominateur commun historique à l’origine du paroxysme d’énergie fossile incendiaire, initiant une nouvelle mise à sac de la planète dans les années d’après-guerre. Dans leurs article de 2015 « The trajectory of the Anthropocene: The Great Acceleration», écrit collectif dirigé par Will Steffen, idéologue en chef de la bande à Crutzen, on sait qu’ils ont eu vent de quelques travaux de recherche historique critique, puisque Andreas Malm est cité pour son article « The geology of mankind ? A critique of the Anthropocene narrative » paru dans « The Anthropocene Review» en 2014. L’article princeps de Paul Crutzen « Geology of mankind », paru en 2002, était, en effet, directement visé pour ses raccourcis historiques. Rien n’y fit. S’arc-boutant sur leurs courbes, les savants durcissaient leur conception monolithique de l’humanité comme « force géologique » indifférenciée et massive pour sauver le concept d’Anthropocène.

En 2006, Paul Crutzen décida de passer à l’action, officiellement pour débloquer une situation d’échec jugée désespérée par beaucoup de ses confrères. Croyant innocemment faire une bonne action en faisant sauter ce qu’il considérait comme un « tabou », il s’est retrouvé dans le rôle de Pandore ouvrant une boite d’où sortirent instantanément mille et une « merveilleuses opportunités » d’investissement et de « recherche-développement » qui firent tout aussi vite le bonheur des milieux d’affaires nord-américains. En un temps record, une pluie drue de brevet en ingénierie du climat s’abattit sur les Etats-Unis. Un nouveau secteur économique prometteur était né dans ce pays avec le nec plus ultra de la géo-ingénierie du climat représenté par la « gestion du rayonnement solaire » « Solar Radiation Management (SRM) ». Encore une fois on retrouve en action le « Capitalisme du désastre » décrit par Naomi Klein à la suite du tsunami de 2004. Les désastres, quelles qu’en soient leurs origines, météorologique, géophysique ou politique, créent un climat au beaux fixe propice aux affairistes et aux savants startuppers…  Dans le rapport « Policy Implication of Greenhouse Warming » des National Academy étasuniennes de 1992 ce « SRM » entrait dans la catégorie «  Screening out some sunlight».

Tout s’est passé très vite après l’article de Paul Crutzen de 2006. Soudain les anciens climato-sceptiques étasuniens se transmutèrent en climato-pessimistes enthousiastes et se rangèrent unanimes derrière l’illustre prix Nobel. Après le geste apparemment innocent du savant européen en faveur des milieux d’affaires étasuniens, le scepticisme en matière « d’origine anthropique » du réchauffement climatique n’avait plus de raison d’être. Les affaires pouvaient reprendre leur cours avec, en prime pour les compagnies pétrolières, un nouveau secteur d’investissement très prometteur pour le recyclage du sulfate et un beau rôle salvateur de la planète. Rapidement, le plan A des Etats-Unis qui, en 2006, n’était pas encore un plan B de la communauté internationale s’imposât dans les milieux influents et se diffusa facilement dans les milieux scientifiques nord-américains et, tout penaud, le GIEC suivit le mouvement.

Dans son livre « Les Apprentis Sorciers du Climat » l’essayiste australien Clive Hamilton nous dresse le tableau du changement rapide de perspective aux Etats-Unis à la suite de l’article ayant fait sauté ledit « tabou » des climatologues. Désormais, l’état d’esprit des milieux scientifiques et d’affaires outre-Atlantique est au beau fixe. L’épidémie d’euphorie collective se lit dans la chronologie des événements et articles de presse, comme nous la livre Clive Hamilton.

Probablement que dans un monde peuplé de Bisounours et de gentils scientifiques, la proposition de Paul Crutzen aurait pu être considérée en toute rationalité scientifique pour être au final rejetée. Mais, dans le Western planétaire de brutes et de truands, toujours dominé par les vieux Erostrate milliardaires des compagnies pétrolières et les complexes militaro-industriels, la donne scientifique est quelque peu différente…

L’emballement de la géo-ingénierie du climat

En France, nous n’en sommes pas encore là. La géo-ingénierie du climat émerge très lentement. On est loin de la frénésie scientifique outre-Atlantique.  Le livre critique d’alerte de Clive Hamilton « Les apprentis sorciers du climat » fut traduit et parut en 2013… Un article du journaliste scientifique Stéphane Foucart fait un point prudent sur le sujet fin 2015 : « Dompter le climat, bientôt une réalité ? » Comme on l’a vu, la menace de la géo-ingénierie est clairement dénoncée en octobre 2018. Un panel d’une centaine d’organisations environnementalistes se positionne  « contre la géo-ingénierie [du climat] » et « pour l’arrêt immédiat des expériences actuelles et prévues dans les mois à venir et l’interdiction pure et simple de la géo-ingénierie »… 

Mais revenons aux origines de la menace, dans les années 2000. L’ambiance est toute différente en Amérique. Très vite à la suite de son fameux article de 2006 de promotion de « l’abédo enhancement » à la sulfateuse stratosphérique, Paul Crutzen devint un héros dans le monde anglo-saxon. En octobre 2007, le magazine Time, dans sa rubrique « Heroes of environment », sacrait le savant  « the chief scientific caretaker of life on the planet (figure de proue scientifique pour la protection de la vie sur la planète). »

Au début de l’année 2009, une enquête menée auprès d’ « éminents scientifiques » experts du climat  et parue dans le quotidien The Independent « It’s time for a « Plan B » » prouvait la contagion rapide du climato-pessimisme dans le milieu des climatologues. Elle faisait apparaître que plus de la moitié des savants estimaient que : « la situation est si désespérée que nous avons besoin d’un « Plan B » »« Just over half – 54 per cent – of the 80 international specialists in climate science who took part in our survey agreed that the situation is now so dire that we need a backup plan that involves the artificial manipulation of the global climate to counter the effects of man-made emissions of greenhouse gases.»

Ambiance consensuelle de star-scientist, le gratin savant s’affiche sous les feux de la rampe avec le célèbre « Professor James Lovelock », géo-scientifique auteur de l’hypothèse Gaia. Lui aussi fut interrogé. Il exprima son climato-pessimisme et déclara : « I strongly agree that we now need a ‘plan B’ where a geoengineering strategy is drawn up in parallel with other measures to curb CO2 emissions. »

Par souci d’objectivité, le journal donnait aussi la position des malheureux 35 % d’opposants à la géo-ingénierie. Manifestement leur point de vue ne relevait pas du « tabou » mais bel et bien de la raison puisqu’il est question d’agir d’abord sur la cause première et non sur l’un des effets : réduire les émissions pour traiter l’ensemble des conséquences délétères de l’accumulation du CO2 dans l’atmosphère et en particulier celle sur les écosystèmes marins liés à l’acidification des océans. Bien évidemment, dans ce traitement étiologique, on n’en était pas encore arrivé à pointer la cause de la cause : « capitalisme fossile », l’origine historique et la cause première du dérèglement climatique, comme l’explique très vite Andreas Malm dans ses recherches sur les causes politiques de la diffusion rapide de la machine à vapeur en Angleterre au début de l’ère victorienne.

Pour lire la première partie de ce document  (avec les notes) :

http://carfree.fr/index.php/2018/11/01/climatiser-le-desastre-ou-le-combattre-1-3/