Affaire Geneviève Legay 

Analyse des extravagances juridiques du procureur de Nice

Le policier a-t-il glissé sur une peau de banane ?

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Extraits

Les faits ont été largement commentés et débattus : samedi 23 mars à Nice, Geneviève Legay, militante de 73 ans, était projetée au sol par une charge de police. Grièvement blessée, elle est toujours hospitalisée. Si le procureur de Nice, le ministre de l’Intérieur et le président lui-même ont respectivement menti, nié l’évidence et tenu des propos particulièrement affligeants, le cadre juridique et procédural dans lequel l’enquête sur ces violences se déroule aurait tout autant dû nous interpeller.
Nous avons demandé à notre juriste de décortiquer les choix de l’action publique menée par Jean-Michel Prêtre, procureur de Nice. Ses conclusions sont sans appel mais nous laissons nos lecteurs juges.

Samedi dernier à Nice, Geneviève Legay, militante d’ATTAC, manifestait place Garibaldi dans le cadre de l’acte 19 des Gilets Jaunes. Plusieurs vidéos immortalisaient cette séquence, et l’on peut d’ailleurs voir Geneviève Legay s’exprimer quelques minutes avant la chute lui occasionnant les différentes blessures qui la conduisaient à l’hôpital [1]

 Très vite, plusieurs vidéos et témoignages permettaient de reconstituer un contexte clair et sans aucune ambiguïté sur le déroulement des faits ayant conduit à sa chute : une charge policière soudaine et, selon plusieurs observateurs, assez imprévisible au vu du calme régnant alors sur les lieux, avait conduit à un mouvement précipité et désorganisé des manifestants cherchant à fuir les policiers.

Malgré l’évidence, le Chef de l’Etat [2] et certains commentateurs politiques usaient de formules visant à rendre la manifestante seule responsable de son sort et dédouaner les forces de l’ordre. Plus gênant encore, le procureur de la République lui-même, pourtant en charge des investigations et le cas échéant des poursuites en justice, reprenait cette partition.

Plusieurs médias se sont néanmoins rapidement attelés à décortiquer les images vidéos, à étudier les différents procès-verbaux établis par les policiers, recueillir des témoignages, mettant au jour les mensonges successifs servis publiquement [3]

 Pour autant, la mesure du scandale ne peut être prise pleinement qu’en décryptant les cadres procéduraux, infractions en jeu et leur usage par le procureur de la République. Car, lorsqu’on reprend étape par étape l’action et les déclarations clefs du procureur de la République lors de ses deux conférences de presse, du 25 [4] et 29 [5] mars, ainsi que son communiqué de presse écrit (reproduit ci-après), il y a, sur le plan juridique, un certain nombre de difficultés…

Enquête pour recherche des causes des blessures : Geneviève Legay avait elle glissé sur une peau de banane ?

Tandis que l’avocat des filles de Geneviève Legay, Maître Arié Alimi, annonçait rapidement un dépôt de plainte pour violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité et s’étonnait de l’absence de réponse du procureur de la République, il apparaissait qu’une enquête avait bien été ouverte par le parquet. Une enquête bien étrange au vu des premiers éléments, puisqu’il est question d’une enquête ouverte pour recherche des causes des blessures [6]

. A ce stade en effet, il était impératif d’envisager absolument toutes les hypothèses et notamment la suivante : Geneviève Legay avait-elle pu chuter sur une peau de banane ?

Revenons un peu sur cette histoire d’enquête pour recherche des causes de la mort ou des blessures. Il s’agit bien d’un cadre prévu par le code de procédure pénal [7] qui permet au procureur et au service d’enquête qu’il mandate de faire certains actes d’investigation comme on le ferait dans le cadre d’une enquête de flagrance. L’idée est de recueillir et sauvegarder les preuves dans des situations de mort ou blessures dont la ou les causes seraient inconnues ou suspectes ; puis, dès lors que serait identifiée une possible infraction pénale, l’enquête est censée basculer vers un autre cadre procédural, plus classique (enquête de flagrance si les délais le permettent, préliminaire ou ouverture d’une information judiciaire c’est à dire saisine d’un ou plusieurs juges d’instruction). Si aucune infraction pénale ne semble être à l’origine de la mort ou des blessures à l’issue de cette enquête, le dossier est purement et simplement classé.

De prime abord, nul scandale dans ce choix procédural de la part de parquet, cadre qui permet de mener des investigations de façon assez complète sans pour autant obérer la possibilité de poursuites pénales pour diverses infractions qui seraient révélées ultérieurement. Il faut en effet connaître un peu la pratique pour saisir qu’il s’agit bien d’un traitement éminemment singulier, et envoyant un signal de bienveillance extrême aux membres des forces de l’ordre potentiellement en cause.

Ce choix procédural est en réalité peu usité, et réservé à des hypothèses de découverte de cadavres ou de personnes blessées sans indice net des causes de la mort ou blessures. On se trouve dans cette situation intermédiaire où il est à la fois impossible d’exclure une cause non infractionnelle (suicide, tentative de suicide, accident pur et simple), et de dire avec certitude qu’il existe une ou plusieurs infractions à l’origine de la mort ou des blessures. Certains auteurs de doctrine soutiennent même que le choix de ce cadre procédural suppose que la victime soit en incapacité de renseigner les enquêteurs sur le déroulement des évènements.

Ce sera par exemple le cas pour la découverte dans un fossé d’une personne, décédée ou blessée et inconsciente et donc en incapacité de s’exprimer, portant quelques traces et lésions mais dont il est difficile, au vu des premiers constats, de savoir s’il s’agit d’un accident, d’un suicide ou tentative de suicide par absorption de produits couplé(e) à une chute, ou s’il faut envisager l’implication d’un tiers. Ce type d’enquête permet de réaliser dans les meilleurs délais expertises médico-légales (le cas échéant autopsie), recueil et analyse de preuves type vidéos, témoignages, ou d’éléments sur la victime pour tenter par exemple de reconstituer son emploi du temps avant les faits, etc.

Cependant, et la nuance n’est pas mince, le placement en garde à vue est exclu de ce cadre procédural, ce qui est somme toute assez logique puisqu’un placement en garde à vue suppose le recueil préalables d’indices permettant d’une part de suspecter l’existence d’une infraction pénale et d’autre part l’implication dans la réalisation de cette infraction de la personne que l’on souhaite placer en garde à vue. L’enquête en recherche des causes, comme déjà indiqué, cherche justement à établir s’il existe des indices permettant de soupçonner l’existence d’une ou plusieurs infractions pénales.

Donc ici nous avons un procureur qui a choisi un cadre procédural ne permettant pas le placement en garde à vue, afin d’établir les circonstances pourtant déjà largement connues dans lesquelles Geneviève Legay a été blessée à savoir : elle a chuté au milieu de plusieurs personnes dans le cadre d’un mouvement initié volontairement par des policiers souhaitant disperser des manifestants ; du reste la victime elle-même très rapidement identifiée [8] ainsi que des témoins, vidéos à l’appui, indiquent d’emblée qu’un des policiers serait à l’origine de la chute.

Or, habituellement le parquet retient, dans le cadre de l’enquête qu’il ouvre, ce qu’on nomme ’l’hypothèse infractionnelle la plus haute’ au vu des premières constatations, dans un souci d’efficacité de son enquête, quitte à revoir ’à la baisse’ les infractions pour lesquelles il décide in fine de poursuivre le cas échéant. Et, habituellement, lorsqu’on a d’emblée un petit groupe de personnes identifiées comme potentiellement impliquées dans des blessures relativement graves, on ouvre, à tort ou à raison, une enquête pour violences volontaires, on identifie et on va chercher ces personnes et on les place en garde à vue pour empêcher qu’elles ne puissent se concerter et ainsi accorder leurs violons.

Le choix de ce cadre d’enquête bien particulier par le procureur de la République est donc bien un traitement VIP, inhabituel, qui a l’immense avantage de ne pas risquer de ’froisser’ les forces de l’ordre et de leur adresser le message très clair qu’il n’est pas question de placer qui que ce soit en garde à vue.

Du reste, que peut-on constater ici ? Que le policier dont on apprendra qu’il serait finalement à l’origine de la chute avait livré une première version lors d’une audition (qui n’était donc pas une garde à vue) selon laquelle il avait écarté de son chemin un homme. Et ce n’est que lors d’une seconde audition (toujours pas sous le régime de la garde à vue donc), qu’il aurait admis, sans doute confronté à des vidéos, qu’il s’agissait bien d’une femme, et en l’occurence, Geneviève Legay. Dans son communiqué de presse, le procureur observera dans un doux euphémisme que le policier a ’rectifié son témoignage’.

Ouverture d’une information judiciaire et transmission de patate chaude

Lors de la seconde conférence de presse, le procureur de la République reconnaîtra finalement s’être trompé et qu’il y a bien eu un contact physique entre l’un des policiers et Geneviève Legay, contact physique entrainant manifestement sa chute. La presse s’est pas mal focalisée sur cette question, de l’existence ou non d’un contact physique entre un policier et Geneviève Legay. Cette question n’a pourtant aucune pertinence juridique, ce que reconnaît du reste le procureur Prêtre lors de sa première conférence de presse : il indique en effet que d’après les images, aucun policier ne touche Geneviève Legay, tout en ajoutant que cela a peu d’importance puisqu’au fond, c’est bien le mouvement initié par les policiers qui in fine provoque la chute. Et il a sur ce plan parfaitement raison : l’infraction de violences volontaires ne suppose pas nécessairement un contact physique entre l’auteur et sa victime, les tribunaux retenant de longue date cette qualification pour tout geste commis volontairement et ayant eu pour effet de provoquer un émoi légitime. Ainsi l’infraction de violences volontaires n’exige, pour être constituée, ni l’existence d’un contact physique, ni même des blessures physiques, et tombe sous cette qualification tout geste volontaire ayant entraîné un sentiment d’angoisse, un trouble émotionnel.

Le procureur, après étude vraiment très très minutieuse du dossier puisqu’il lui aura fallu 8 jours pour réaliser ce que tout le monde avait compris c’est à dire que ce sont évidemment bien les manoeuvres policières qui sont la cause de la chute de Geneviève Legay, va d’ailleurs ouvrir une information judiciaire du chef de violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique. Il saisit donc des juges d’instruction, décision du reste saluée par l’avocat des filles de Madame Legay, et l’on comprend bien pourquoi : ce procureur n’inspirait pas franchement confiance, et des juges indépendants sont désormais saisis ; par ailleurs, ce nouveau cadre procédural va permettre aux parties civiles d’une part l’accès au dossier, et d’autre part de formuler un certain nombre de demandes d’actes d’investigation au cours de la procédure, en d’autre termes, d’en être actrices et non plus seulement spectatrices impuissantes.

Pour autant, là encore, il faut bien saisir ce que ce choix procédural induit aussi :

 c’est une façon pour le parquet de passer la main sans trop se mouiller, et sans risquer de froisser les forces de l’ordre, puisque ce seront désormais les juges d’instruction qui devront décider d’un éventuel renvoi du ou de policier(s) devant un tribunal ;

 c’est le cadre procédural qui est également le plus protecteur des droits de la défense pour les personnes mises en cause, qui, lorsqu’elles accèdent au statut de mis en examen (ou témoin assisté) ont également accès au dossier et à un certain nombre de droits durant l’enquête qui n’existent pas dans d’autres cadres procéduraux (il est notamment hautement probable que tout placement en garde à vue du policier ayant bousculé Geneviève Legay soit définitivement exclu sur le plan juridique) ;  c’est une procédure qui s’engage sur un temps assez long, de l’ordre de 18 mois, et l’on sait bien qu’être jugé libre à distance des faits place dans une situation nettement plus favorable que, par exemple être jugé en comparution immédiate comme l’ont été et le seront encore de nombreux gilets jaunes.

La saisine d’un juge d’instruction n’est pas obligatoire en matière de délits comme ici, et ce n’est pas la solution habituellement choisie pour les affaires délictuelles qui ne sont pas particulièrement complexes. Ici, les faits sont fixés sur vidéo, l’ensemble des protagonistes et témoins ont sans doute été entendus ; il doit falloir attendre que les blessures de Madame Legay se consolident afin de déterminer l’ampleur de son préjudice, mais véritablement, qu’il y-t-il de ’complexe’ dans cette affaire, hormis la qualité de policier de la ou des personnes qu’il s’agirait éventuellement de renvoyer devant une juridiction, et la nécessité de devoir porter une appréciation sur la légitimité ou non de l’usage de la force ? Nous avons vu le parquet se passer des services de juges d’instruction pour bien plus complexe que cela…

On peut donc en un sens en effet se réjouir de la saisine de juges d’instruction ; mais il est bien difficile de ne pas y voir la marque d’un traitement VIP/patate chaude lié à la seule qualité de policier(s) du/des mis en cause.

Déterminer si le geste était volontaire ou involontaire : le ’policier isolé’ a-t-il glissé sur une peau de banane ?