Fukushima, le 11 mars 2011

Menace nucléaire sur l’Europe, le rayonnement de la France, dix ans après Fukushima

Un livre de Jean-Marc Sérékian

 Chapitre 6 : L’Atome tricolore terrorise l’Europe

Un appel de détresse en trompe l’œil – La fronde aux frontières – Le Cas critique du Grand-duché – Mille milliards d’euros pour le statu quo nucléaire – Le switch loupé Fessenheim Flamanville – Deux manières d’arrêter un parc atomique – Les caves de la classe politique se rebiffent

Extraits

En 2015, le parc nucléaire français fut soudain mis à nu. La transparence fut totale.  Dans un flash de Glasnost inhabituel pour le milieu nucléaire réputé jusque-là pour son mutisme, les nucléocrates offraient un tour du propriétaire au public français (et européen) pour lui faire découvrir l’état de délabrement et les malfaçons d’origine de son parc atomique.

On ignore pourquoi la loi du silence fut rompue à ce moment-là, durant le quinquennat Hollande où plana la promesse de fermeture de Fessenheim qui, au final, ne fut pas tenue. Probablement qu’à défaut de concrétiser dans les actes une nécessité salutaire tant attendue, il fallut compenser par une surenchère de communication sur l’ensemble du parc et desserrer momentanément l’étau autour de la plus vieille centrale de France.  Quoiqu’il en soit, tout fut su en une ou deux années. Le fleuron national en prit pour son grade et se transforma en friche industrielle menaçante construite de bric et de broc depuis les origines et impossible à rafistoler. Pourtant, cinq ans plus tôt, dans le feu de Fukushima, les nucléocrates tricolores unanimes avaient réaffirmé l’invincibilité de leur parc nucléaire.

Le déballage fut délibéré, et les modalités de son déroulement furent confiées aux autorités assermentées. L’ASN en tête se posait en accusateur technique pour révéler au public les nombreuses découvertes de ses anciennes enquêtes. En réalité, il n’y avait rien de nouveau ; les faits, les malfaçons et falsifications s’étalaient depuis le début, dès les phases de constructions et tout au long de la brève histoire du parc nucléaire tricolore ; tôt ou tard les secrets auraient émergé, autant jouer franc jeu et les déclassifier avant qu’ils ne fuitent. A ce moment-là, les autorités avaient compris qu’il fallait crever l’abcès, beaucoup de choses étaient suspectées et pouvaient être sues, mieux valait passer aux aveux et avoir la conscience tranquille avant la survenue d’un évènement grave puisque l’invincibilité du parc tricolore n’est plus assurée… Fort heureusement pour les nucléocrates, il n’y eut pas de grand remue-ménage, la presse retransmit l’information au fur et à mesure des arrivages et la classe politique unanime resta dans sa routine de bavardages parlementaires. Deux ans plus tard, en 2018, deux journalistes qui avaient pris la mesure du désastre industriel et financier du fleuron français firent paraître leur enquête et lancèrent l’alerte : « Nucléaire, danger immédiat (1) » Mais à défaut de 4e pouvoir structuré en contre-pouvoir, en l’absence de schisme dans la classe politique ou de séisme dans la hiérarchie sociale, le carriérisme parlementaire et le journalisme de révérence stabilisèrent le système dans sa routine et assurèrent encore une fois la sûreté sociale du navire nucléaire à la dérive. Malgré la gravité de la situation, il n’émergea pas de capitaine pour prendre les commandes et changer de cap. L’épave laissée en déshérence avec son vieil équipage continue sur son erre.

Au final, ce ne fut qu’à la frontière de l’Hexagone que se fit entendre l’écho des révélations sur l’état de délabrement du parc nucléaire. Les pays limitrophes potentiellement menacés par les installations nucléaires frontalières manifestèrent leur inquiétude… En vain.

Comble de la provocation, durant ce quinquennat de révélation, la classe dirigeante française manifesta sa déférence envers son fleuron fané en décidant d’intégrer la friche atomique nationale dans le bouquet énergétique de ladite « transition énergétique pour la croissance verte ». Pour contenter tout le monde dans l’hémicycle et équilibrer la composition électrique du mix il fut décidé de ramener l’atome surdimensionné de 75% à 50% ; une promesse toute relative qui n’engage personne mais qui eut l’avantage d’ouvrir un grand débat avec des tribunes dans la presse sur l’équilibrage « renouvelable » versus nucléaire.

 

Un appel de détresse en trompe l’œil

« Mayday, mayday, mayday », ainsi l’année 2015 fut marquée par une sorte d’appel de détresse de l’ASN. Beaucoup d’encre coula pour décrire la menace grandissante mais au final le navire nucléaire à la dérive continue par inertie sur son erre. L’appel de détresse, ne fut qu’un lâcher de pression pour éviter l’explosion psychologique.

Pourtant, dans le feu de l’action l’intensité dramatique des révélations semblait annoncer un changement de paradigme. Les nucléocrates étaient devenus bavards… Le gendarme du nucléaire était à la parade. L’état de délabrement du parc atomique semblait désespérer l’ASN. Le chantier s’annonçait énorme. Le gendarme du nucléaire estimait ne plus avoir les moyens humains et financiers de sa mission, même si désormais après Fukushima elle n’est plus que rituelle et conjuratoire face au risque grandissant de catastrophe nucléaire. Puis la routine reprit le dessus. De ce psychodrame atomique tricolore seul le naufrage d’Areva atteste de son paroxysme. Pour le reste  tout continua comme avant.

Les passages en force continuèrent à Flamanville avec, dernier épisode en date, les révélations sur le couvercle et le fond de la cuve de l’EPR  défectueux, non-conformes selon les critères de la sûreté nucléaire et malgré tout montés grâce aux contorsions rhétoriques de ladite « Autorité de Sûreté Nucléaire ». L’ASN accepta cette compromission fautive susceptible d’achever sa faible crédibilité passablement écornée, car, au sein de la caste des nucléocrates, il était prévu une divergence de l’EPR à l’horizon 2018- 2019.  A la date fatidique un nouveau forfait de l’EPR reportait sa mise en service à une échéance nettement plus vague, après 2023…

 

La fronde aux frontières

Si le vieux statu quo militaro-industriel tricolore verrouille le système politique dans l’Hexagone, les réacteurs frontaliers vieillissants inquiètent au plus haut point les pays voisins. Et, en plus des deux fameux réacteurs de Fessenheim, ils sont nombreux à réveiller les craintes, car il n’est pas nécessaire qu’ils soient strictement frontaliers pour constituer une menace nucléaire pour l’Europe entière, comme l’avait révélé Tchernobyl. Si les frontières françaises furent décrétées étanches pour les flux radioactifs entrants par les autorités de sûreté nucléaire françaises, elles ne le sont pas pour les flux sortants car ce sont d’autres autorités pas forcément nucléaires qui ont le pouvoir d’en décider… Ainsi, les années passant après Fukushima, l’aveuglement nucléaire français persistant devient de plus en plus pesant et fait de plus en plus peur en Europe. Durant ce temps le parlementarisme organisa l’enlisement dans l’indécision, aucun changement de cap n’est perceptible voire pire. Dans un quasi-unanimisme parlementaire lors de la loi sur la transition énergétique et la croissance verte le nucléaire a été pour ainsi dire sanctuarisé dans le bouquet énergétique français.

Pendant qu’en France les ministères se prosternent devant les nucléocrates ou font mine de prendre des décisions politiques déjà prises en prolongeant à 50 ans la durée d’activité des réacteurs ou en signant des chèques en blanc pour des montants astronomiques économiquement invraisemblables, les protestations se multiplient aux frontières.

La presse allemande, les autorités politiques allemandes, le groupe des Verts au Bundestag, la confédération helvétique tentèrent de mettre les autorités françaises devant leur responsabilité politique envers l’Europe. En 2016, l’Allemagne, quatrième puissance économique mondiale, réitéra une demande de fermeture  de Fessenheim (2). Et une fois encore, ce fut l’ASN qui monta au créneau pour protéger la centrale. Mais à ce stade d’irresponsabilité morale, que devient sa crédibilité technique dans son secteur de compétence ? Fessenheim doit fermer pour la menace qu’elle fait courir sur un immense bassin de population transfrontalier et ce n’est pas un groupe antinucléaire qui l’exige mais les autorités politiques de l’Allemagne.

Tout aussi préoccupés par l’immobilisme hexagonal et le marasme dans l’indécision, les banquiers suisses se manifestèrent par la voix de leur confédération. La ville et le canton de Genève, métropole politique et d’affaires d’envergure internationale, menée par une Corinne Lepage, avocate et figure antinucléaire française lance une procédure juridique par une plainte « contre X » pour « mise en danger délibérée de la vie d’autrui » contre la Centrale de Bugey dans l’Ain à un jet d’atome du Lac Léman (3). En l’occurrence la formule « contre X » est doublement bien venue puisque la classe politique française brille par son absence et que c’est l’X-Mine qui vomit les nucléocrates, sans parler des rayonnements X ionisants…

Le Cas critique du Grand-duché

Pour la centrale de Cattenom, les protestations du Luxembourg commencèrent dès les origines du projet en 1980 et depuis n’ont plus cessé. Si les nucléocrates tricolores sont aveugles du danger qu’ils génèrent ils doivent être aussi sourds aux protestations officielles de ce pays. Après Fukushima, les demandes de fermeture de la centrale se sont faites plus insistantes. En mars 2012, 1er anniversaire de la catastrophe japonaise le Parlement luxembourgeois adoptait à l’unanimité une motion stipulant que la centrale de Cattenom, situé à 25 km de la frontière  « constituait un péril pour la souveraineté et la pérennité de la nation luxembourgeoise ».

Dans le « Crépuscule des atomes », publié en 1986, peu après Tchernobyl, Louis Puiseux avait présenté les données géographiques et météorologiques fatales pour le Luxembourg et conclu : « L’Etat du Luxembourg se trouverait purement et simplement rayé de la carte si un vent du sud obligeait ses ressortissants à déserter précipitamment leur Patrie. Le vent du sud n’y est pas exceptionnel (4). » A cet endroit, la frontière fait une voussure pour aller impacter à l’emporte-pièce le minuscule territoire du  Grand-Duché. La centrale de Cattenom se situe justement en lisière de cette avancée de terre. Le vent dominant est du sud-ouest, il n’y aurait pas que le Luxembourg qui serait gravement affecté par un événement sur le site de Cattenom, la Sarre et la Rhénanie Palatinat en Allemagne se trouveraient vite recouvertes par le nuage radioactif.

Si la Moselle est contaminée à Cattenom, elle traverse la frontière avec sa charge radioactive et s’en va contaminer le Luxembourg, la Sarre et la Rhénanie-Palatinat avant de se jeter dans le Rhin. Bien évidemment, rien de tout cela n’a été anticipé dans la précipitation du programme électronucléaire français ; ni la géographie, ni la météorologie et encore moins la diplomatie ne sont au programme de Polytechnique. Louis Puiseux rappelle aussi que dans le Plan Messmer initial, quatre sites nucléaires en plus de Fessenheim étaient prévus en collier de perles serrées sur le Rhin frontalier avec l’Allemagne. Décidément, la géographie n’est vraiment pas le fort à Polytechnique.

En 2019, la situation devient intenable. Face à « l’état de délabrement inquiétant des équipements »  les autorités politiques du Luxembourg dénoncèrent les indulgences coupables de l’ASN en faveur de la prolongation de vie des réacteurs arrivant en fin de potentiel. Pour venir en aide à la décision politique urgente, elles proposent un plan de fermeture du site et pour éviter l’argument massue de l’emploi elles s’engagent à la prise en charge du « reclassement des 2000 salariés de Cattenom (5) »

Il est intéressant de noter aussi que la France et le Luxembourg sont alliés et membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN). Cependant les données géographiques et météorologiques locales à la frontière aboutissent à une confrontation paradoxale. Pour la population du Grand-Duché et son gouvernement la menace nucléaire n’est pas militaire et soviétique puisqu’elle n’existe plus mais bien « civile » et française. Plus généralement en Europe, si l’on considère le point de vue de ses humbles habitants voisins de la Patrie des Droits de l’Homme, la menace atomique n’est pas russe avec ses missiles mais bien française avec sa friche nucléaire. Et, pour compléter le tableau paradoxal, l’Etat Russe avec le couple Gazprom-Poutine, converti depuis 20 ans au capitalisme fossile sur le modèle étasunien,  ne demande qu’à vendre du gaz et du pétrole à l’Europe.

Splendeurs fanées et lente décadence d’une mini-superpuissance, la France se signale toujours « en retard d’une guerre »… Aveuglement coupable et persistant de l’ASN aidant, l’atome tricolore en décrépitude terrorise de plus en plus l’Europe. Et désormais, le stress irradie bien au-delà des groupes écologistes et opposants canal historique. Les milieux d’affaires, jusque-là bien au chaud dans leur paradis fiscaux, découvrent la géographie et perdent leurs vieux atomes crochus avec l’atome ; eux aussi se sentent menacés sans pour autant être devenus « écolos ».

 

Mille milliards d’euros pour le statu quo nucléaire

Le spectacle de la gestion de la catastrophe de Fukushima est suffisamment pitoyable et désespérant pour mettre un terme à toute discussion sur la nécessité d’une sortie rapide du nucléaire.

Il faut se rendre à l’évidence la « sûreté nucléaire » n’est plus assurée, les milieux anti-nucléaires le savent depuis longtemps sinon depuis l’origine de l’imposture d’une énergie abondante et pas chère par l’atome. Les milieux d’affaires européens le découvrent aujourd’hui et lancent l’offensive.

Après l’événement copernicien de Fukushima cette formule de « sûreté nucléaire » a rejoint la longue liste des oxymores  marketing et technique de survie, inventés depuis la catastrophe de Tchernobyl : « énergie propre », « énergie recyclable » « énergie carbone free » ou « décarbonée » indispensables au mix énergétique pour que « la France tienne ses engagements pour le climat ».

Les chiffres à eux seuls définissent l’hypertélie et l’impasse évolutive : 100 milliards d’euros minimum le « Grand carénage » de prolongation des réacteurs, l’EPR toujours inconstructible dépasse déjà les 10 milliards d’euros, le projet Cigéo vient d’atteindre les 30 milliards d’euros et dépassera à terme les 60 milliards, La gestion d’une catastrophe, évaluée à la louche par un technocrate au moment de Fukushima dépasse les 500 milliards d’euros… La déconstruction des installations nucléaires laissées en héritage aux générations futures se chiffre aussi en centaines de milliards d’euros. L’addition des indécisions approche les mille milliards d’euros.

On le sait pourtant encore mieux depuis Fukushima : « la sortie du nucléaire c’est aujourd’hui ou jamais » (6) Comme au Japon et à Tchernobyl, une catastrophe en France ou en Belgique  c’est le nucléaire à jamais pour l’Europe occidentale ou la perpétuité atomique pour le centre historique du capitalisme. L’atome tricolore plombe l’Europe plutonium. Confiné dans leurs chaudières neutroniques, les nucléocrates sont tout simplement incapables de voir le danger qu’ils représentent.

 

Le switch loupé Fessenheim Flamanville

Le pouvoir peut aller très  loin dans l’arbitraire et les brutalités policières, il peut s’emmurer dans les dénis de réalité, de démocratie et de justice… Ainsi l’État-providence du Nucléaire de France a pu laminer pendant un demi-siècle les milieux anti-nucléaires et construire sa « Babel nucléaire »… Mais par cet écrasement facile, il révèle sa limite absurde, la solitude du vainqueur dans l’incompréhension générale.

Désormais mis au pied du mur par l’expression ouverte des craintes européennes, les gouvernements successifs depuis celui d’Hollande avec son état d’urgence facile n’ont plus cessé de jouer la montre pour sauver Fessenheim. Mais la politique de l’indécision atomique a atteint ses limites de crédibilité.

Carriérisme oblige ce fut Emmanuelle Cosse, figure carminative d’EELV et ministre du logement, qui dut réactiver le moulin à promesse et resservir celle du candidat Hollande en campagne : « fermeture fin 2016 ». C’est-à-dire pas avant… donc après la fin du mandat (7). Quelques années furent encore grappillées pour Fessenheim dans l’espérance d’un démarrage de l’EPR de Flamanville avant la fin de la décennie. Le nouveau retard de livraison du réacteur « le plus sûr au monde » priva la classe politique d’un symbole triomphal national. On peut aisément imaginer qu’une fermeture de Fessenheim et un lancement de l’EPR de Flamanville la même année voire le même jour aurait été un moment fort montrant au monde la capacité de renouvellement du parc atomique national. Mille six cents mégawatts de puissance, la France renouait avec son rêve de rayonnement nucléaire international. Finalement, rien de triomphal et la situation devint intenable aux frontières. Il fallut accepter de lâcher Fessenheim en 2020 car l’EPR réclamait encore une prolongation de plus de cinq ans, pas avant 2023 au dernier état d’avancement du chantier.

 

Deux manières d’arrêter un parc atomique

Pour lire le chapitre complet :

Menace nucléaire sur l’Europe episode 8_chap6

 

La suite … demain !