Contaminations dans l’océan Pacifique

Cet endroit est le cimetière de milliards de microplastiques

Dans le plus vaste océan du globe, les polluants imprégnés de substances cancérogènes et mutagènes sont absorbés par la faune marine et remontent dans la chaîne alimentaire.

Vingt-cinq degrés sur le pont, 22 dans l’eau. Pas un souffle d’air ne ride la surface de l’océan. Les alizés sont aux abonnés absents et, sans ses deux moteurs diesel de 375 chevaux et les 40 000 litres de gazole stockés dans ses flancs, la goélette scientifique Tara serait désespérément encalminée dans le désert liquide qu’elle s’est donné pour mission de sonder. Parti de son port d’attache morbihanais de Lorient dans le cadre de l’expédition « Tara Pacific », en mai 2016, le voilier de 36 mètres sillonne l’océan Pacifique et ausculte les récifs coralliens de ses archipels afin d’y déterminer les impacts du changement climatique.

Mais cette étape menant d’Honolulu, dans les îles Hawaï, à Portland (Oregon), sur la Côte ouest des Etats-Unis, offre une rare opportunité à l’équipe de quatre scientifiques océanographes dirigés par Maria Luiza Pedrotti, chercheuse en biologie marine au Laboratoire d’océanographie de Villefranche-sur-Mer (Alpes-Maritimes). Ils pourront effectuer, en pleine mer et pendant près de trois semaines, des prélèvements qui permettront un état des lieux de la biodiversité du Pacifique Nord.

Nous sommes dans la zone de haute pression subtropicale du Pacifique Nord. Une région du plus vaste océan au monde que les vieux loups de mer connaissent aussi sous le nom de « latitude des chevaux ». Une référence à l’époque de la marine à voile où, selon la légende, les navigateurs scotchés par le calme plat qui les épuisait autant qu’il les affamait finissaient par flanquer par-dessus bord leur précieuse cargaison d’équidés – ou ce qu’il en restait après l’avoir dévorée…

Qu’importe : en cette fin juin du XXIe siècle, après une dizaine de jours passés à treize à bord de Tara, la tentation de faire quelques brasses coulées est irrésistible. Avec les collines de San Francisco à 900 milles marins (environ 1 700 km) à l’est et le fond de l’océan, miroitant sous le soleil, à 5 000 m sous nos palmes, l’endroit a tous les attributs du paradis.

Maria Luiza Pedrotti, elle, n’a pourtant pas le cœur à la baignade. A la table de bois qui fait office de paillasse sur l’arrière-pont du voilier, la chef de mission scientifique filtre une singulière et peu ragoûtante mixture : un mélange de plancton et de… microplastiques. Au fil de sa carrière, cette Brésilienne de 59 ans a élargi son champ d’étude. « Je suis passée du plancton, base de la chaîne alimentaire, à sa relation avec les microplastiques et autres organismes marins, puisqu’ils sont devenus indissociables, soupire-t-elle. Enfant, je rêvais d’être une Indiana Jones des océans, mais en guise de trésors, j’ai découvert des matériaux toxiques. »

Décor trompeur

C’est que les eaux en apparence cristallines dans lesquelles croise l’expédition « Tara Pacific » sont en réalité un cloaque grand comme quatre à six fois la France. Elles constituent le « Great Pacific Garbage Patch » (GPGP), la « grande plaque d’ordures du Pacifique » ou « vortex de déchets », plus communément connue sous le nom de « continent de plastique ». « Cette dénomination est un abus de langage qui persuade le grand public qu’il est simple de l’éradiquer comme une décharge ordinaire, à terre », regrette Maria Luiza Pedrotti.

Le décor est en effet trompeur. On rencontre bien ici des morceaux de cagettes, de tuyaux, de filets de pêche – dont un s’est empêtré dans notre gouvernail –, et même des bouées, à la fréquence d’un ou deux toutes les dix minutes environ. Mais nulle trace des ignobles agglomérats de sacs, bouteilles ou bidons de plastique omniprésents aux embouchures des rivières, sur les plages ou aux abords des îles les plus reculées, qui alimentent la diffusion de photos chocs et de vidéos virales.

Le GPGP diffuse une contamination bien plus insidieuse, composée pour plus de 90 % d’« ingrédients » de 1 à 5 mm, invisibles à l’œil nu depuis le pont d’un bateau. Selon les données les plus récentes, collectées en 2015-2016, il contient 1 800 milliards de morceaux de plastique plus petits que des grains de riz. Le continent de plastique est en réalité une « soupe ». Et même un masque de plongée ne permet pas forcément de distinguer les détails de sa composition en dehors des zones de concentration. « Une bouteille en plastique vide de 20 grammes, c’est 20 000 morceaux de microplastique d’un millimètre », donne pour exemple Maria Luiza Pedrotti.

Polystyrène, polyéthylène, nylon, polyuréthane, polypropylène… Issus de la fragmentation de gros déchets par le brassage de l’eau, l’action des rayons ultraviolets et la biodégradation due aux micro-organismes, les microplastiques du GPGP arborent toutes les formes et couleurs imaginables. Et, tels ces granulés de plastique retrouvés à côté d’un calamar dans l’estomac d’un thon albacore de 7 kg pêché la veille, ils s’insinuent partout. « Ces granulés sont de la matière première pour la fabrication d’objets en plastique qui ne devrait en principe jamais sortir telle quelle des usines. Ils sont probablement tombés du chargement d’un porte-conteneurs », se convainc Maria Luiza Pedrotti.

« Dolphin », « High Speed Net » et « Manta »

Chaque année, l’homme rejette plus de 8 millions de tonnes de plastique à la mer. Une dissémination dont il est responsable et dont il est en train de devenir la victime. « Trente minutes d’immersion suffisent pour qu’un fragment de plastique soit colonisé par des algues ou des champignons, note Maria Luiza Pedrotti. La faune marine, qui les confond avec le plancton, s’en délecte, et le tout remonte dans la chaîne alimentaire. »

Une situation d’autant plus alarmante que, même réduits à la taille d’un quart de confetti, les plastiques restent imprégnés des substances cancérogènes et mutagènes : polluants organiques persistants comme le DDT, les polychlorobiphényles et les dioxines, perturbateurs endocriniens comme le bisphénol A, qui entrent dans leur composition…

Les microplastiques sont en outre un vecteur de transport idéal pour des organismes exogènes, mutagènes ou pathogènes susceptibles de dégrader l’écosystème des océans. Comme le Vibrio, qui appartient à la classe de bactéries dont la plus connue cause le choléra chez l’humain.

Avec une production mondiale de plastique passée d’un million de tonnes en 1950 à plus de 320 millions de tonnes en 2016, la source de contamination ne semble pas près de se tarir. Selon Plastics Europe, un des lobbys de la plasturgie, elle devrait même s’accroître de 4 % chaque année. Une étude américaine parue à l’été 2017 révèle de son côté que 8,3 milliards de tonnes de plastique ont été produites dans le monde depuis 1950 – près de la moitié a été générée ces quinze dernières années. Quelque 6,3 milliards de tonnes sont déjà devenues des déchets. De cette masse, 9 % ont été recyclés, 12 % incinérés et 79 % mis en décharges ou rejetés dans la nature et en grande partie dans les océans.

La jeune science du déchet plastique semble donc promise à un grand avenir. Pour la faire avancer, nos cinq scientifiques lancent des filets à l’eau, jour et nuit. Jusqu’à dix fois par 24 heures, ces bas de soie géants aux mailles resserrées du nom de Dolphin (« dauphin »), High Speed Net (« filet à haute vitesse ») ou Manta (comme la raie) et dotés de mâchoires d’acier et de collecteurs filtrent l’eau de surface pour piéger le plancton et les microplastiques. On les traîne entre trente minutes et deux heures chacun, et ils ne souffrent qu’une mer calme et une vitesse de tractation réduite – faute de quoi ils ricochent.

Assise en tailleur sur le pont, Mélanie Billaud, 21 ans, étudiante en master I des sciences de la vie à l’université de Nice-Sophia Antipolis, embarquée dans le cadre d’un stage au Laboratoire d’océanographie de Villefranche-sur-Mer, trie le butin du jour avec la minutie d’un orpailleur. D’un tamis en inox au maillage de 2 mm, elle s’abîme les yeux à extraire les microplastiques, fragment par fragment, à l’aide d’une pince souple, avant de les mesurer dans une boîte de Pétri. Elle place ensuite en culture les organismes marins qui les ont colonisés pour déterminer la préférence de ces derniers pour tel ou tel polymère de plastique.

« On manque de données »

La future chercheuse, qui vient de soutenir un mémoire sur la « plastisphère », ce nouvel écosystème marin composé de plastique sur lesquels grouillent microbes et bactéries et qui menace les océans, chantonne : « Les plastiques sont nos amis/Il faut les aimer aussi/Mais connaissez-vous les noms/De mes nouveaux compagnons/Laissez-moi vous présenter/Mes bébêtes préférées… » Une version revisitée du tube des Inconnus Les insectes sont nos amis qui conte les trouvailles étonnantes que l’on peut faire dans un vide-ordures.

« Je ne suis pas candide, dit dans un sourire la jeune femme en libérant un minuscule crabe translucide cramponné à un fragment de plastique, tel un naufragé sur son radeau. Mais envisager le plastique en tant qu’élément à part entière de notre environnement et étudier son évolution est simplement devenu incontournable, et c’est fascinant. »

Des cinq vortex de déchets identifiés et modélisés par les scientifiques – les gyres –, celui du Pacifique Nord est le plus étendu. Comme ceux du Pacifique Sud, de l’Atlantique Sud, de l’Atlantique Nord et de l’océan Indien, c’est un tourbillon géant et permanent formé par les courants de surface sous l’effet du vent. Et comme eux, il se trouve dans les eaux internationales, ces zones qui appartiennent à la fois à tout le monde et à personne, si éloignées de toute terre habitée qu’il est aisé de les ignorer. Localisé entre Hawaï et les côtes californiennes, le GPGP vagabonde de quelques degrés, d’est en ouest au gré des saisons, et du nord au sud selon les années.

Bringuebalés jusqu’à lui par les courants océaniques, algues, planctons et polluants issus de sources lointaines se retrouvent piégés en son centre, mais n’y demeurent pas forcément. « On manque encore cruellement de données sur le destin de ces microplastiques, note Maria Luiza Pedrotti. Une des hypothèses est qu’ils s’accumulent au fond de l’océan, dont le niveau de pollution demeure mal connu. »

C’est l’Américain Charles Moore, 70 ans aujourd’hui, qui a médiatisé le potentiel de nuisances du GPGP, il y a un peu plus de vingt ans, quand seule une poignée de scientifiques du laboratoire de biologie marine de Woods Hole, la plus ancienne institution du genre fondée en 1888 dans le Massachussetts sur la Côte est des Etats-Unis, s’intéressaient à ce phénomène.

Avec des amis, Charles Moore s’offrait, en juillet 1997, une croisière au retour de la Transpacific, course à la voile reliant Los Angeles à Honolulu, créé en 1906. Sur Alguita, son catamaran de 50 pieds (15,24 m), il s’était classé 3e dans la catégorie multicoques, logiquement dominée par Commodore Explorer, le catamaran de 28 m du Français Bruno Peyron secondé par Florence Arthaud.

Joint par téléphone à Long Beach, en Californie, où il coordonne depuis des années un ensemble de potagers urbains bios, Charles Moore raconte avoir été « très perturbé » en découvrant, lors de sa navigation d’il y a vingt et un ans, « assez de macrodéchets pour remplir un caddie en quelques heures ». « Trouver la trace de l’homme jusque dans ce lieu des plus isolés m’a décidé à la combattre », ajoute-t-il.

Sa bouleversante découverte tombait à pic. Elevé au bord du Pacifique et initié très tôt à la navigation hauturière par son père, cet ancien étudiant en chimie converti en militant antiguerre du Vietnam et antinapalm, avait créé, dès 1994, l’Algalita Marine Research Foundation – une association visant à préserver de la pollution la côte californienne –, grâce à l’héritage laissé par un grand-père ayant fait fortune dans… l’industrie pétrolière. Le plastique étant un dérivé du pétrole, il savoure cette « ironie du sort ».

Charles Moore a d’abord fait équipe avec Curtis Ebbesmeyer, un océanographe de Seattle (Etat de Washington) aujourd’hui retraité, qui avait étudié dès les années 1980 les courants marins du Pacifique en pistant des canards en plastique et autres chaussures Nike tombés des porte-conteneurs. Jusqu’à leur échouage sur les plages de la Côte ouest américaine…

« Iles poubelles »

En 1999, les deux hommes ont préparé ensemble la première des nombreuses campagnes d’observation d’Algalita dans le Pacifique, et mis au point une méthode d’échantillonnage et d’analyses des microplastiques. Au fil des années, la Fondation Algalita est devenue une référence en matière de recherches et d’éducation sur la pollution océanique. Et en 2011, Charles Moore a publié Plastic Ocean (Penguin Random House, 2011, non traduit), le récit du combat qu’il continue de mener. « Curtis aurait dû déposer la marque “continent de plastiques”, il serait devenu richissime », dit en plaisantant M. Moore. Si elle a contribué à éveiller les consciences, cette métaphore est aussi copieusement galvaudée.

Face à l’urgence écologique, une association à but non lucratif et deux agences publicitaires se sont ainsi récemment alliées pour présenter le GPGP comme un véritable territoire qu’elles ont baptisé « Trash Isles », les « îles poubelles ». Par le biais d’une pétition sur la plate-forme Change.org qui a déjà recueilli plus de 240 000 signatures, elles ont lancé en 2017 une campagne de lobbying qui vise à faire du GPGP le 196e Etat membre de l’ONU.

Ce statut le soumettrait à la charte environnementale des Nations unies, non contraignante juridiquement, mais qui stipule que tous les pays membres doivent « coopérer dans un esprit de partenariat mondial en vue de conserver, de protéger et de rétablir la santé et l’intégrité de l’écosystème terrestre ». Al Gore, ancien vice-président des Etats-Unis et militant écologiste, est devenu le premier citoyen de cette nation virtuelle qui s’est inventé une devise, un drapeau et un passeport.

Des propositions techniques de dépollution émergent régulièrement depuis une dizaine d’années. Celle de Boyan Slat, un Néerlandais de 24 ans qui a fondé l’association à but non lucratif The Ocean Cleanup, focalise l’attention des médias. Dès 2012, lors d’une conférence internationale intitulée « Comment les océans peuvent s’autonettoyer », le jeune homme avait crânement affirmé pouvoir débarrasser les hautes mers de leurs déchets à l’aide de barrières flottantes en s’appuyant sur le phénomène de convergence des courants.

Assisté d’une kyrielle d’ingénieurs et grâce à des financements participatifs de plusieurs dizaines de millions de dollars, l’étudiant en ingénierie aéronautique a mis au point un système destiné à retenir les plastiques et autres objets à la dérive. Et à les conduire vers une plate-forme d’extraction alimentée à l’énergie solaire, qui récupérera les matières en vue de leur évacuation par bateau et de leur recyclage à terre.

Après une phase d’expérimentation menée en mer du Nord en 2017 afin de vérifier la résistance de son invention aux intempéries, Boyan Slat devait déployer ses pièges à déchets pour un dernier test, le 8 septembre, au large de San Francisco. Avant de les disposer pour de bon, d’ici la fin de l’année, dans le GPGP, dont il assure pouvoir nettoyer « la moitié » en cinq ans…