“En quel temps vivons-nous ?”

Quand Jacques Rancière s’interroge sur notre époque

Dans une conversation avec Eric Hazan, “En quel temps vivons-nous ?”, le philosophe Jacques Rancière éclaire l’air du temps indexé aux questions de démocratie, de peuple, d’insurrection, de lutte…

Une lecture, à défaut d’une leçon, d’un spectateur émancipé de son époque.

Qu’est-ce qu’être spectateur de son époque, lorsqu’on est simplement philosophe ? Si certains penseurs ne cessent, comme Michel Onfray et d’autres, de proférer des leçons de morale politique à l’emporte-pièce, du haut de leur petit magistère, d’autres s’en tiennent à une réserve distanciée avec la parole surplombante. Et assument de n’être que des spectateurs, mais émancipés.

Réfléchir à mieux comprendre simplement ce qui nous arrive

Cet écart avec une forme d’attente médiatique n’est pas la négation d’un engagement ; elle peut comme chez Jacques Rancière relever d’une position éthique indexée à une forte réflexion politique simplement dégagée du narcissisme et de la volonté de puissance qui habitent encore beaucoup de nos intellectuels consacrés. Ce qui guide Jacques Rancière depuis les années 1970, ce n’est pas d’afficher un savoir absolu sur le monde, mais de réfléchir à mieux comprendre simplement ce qui nous arrive, ou comme lui suggère l’éditeur Eric Hazan dans un nouveau petit livre en forme de conversation, En quel temps vivons-nous ?

Il rappelle à cette occasion les règles de sa méthode de pensée : “la méthode pour parler d’un objet doit toujours se tirer de cet objet lui-même, lequel n’est pas préconstitué mais se définit en fait dans ce travail, bouge avec la manière dont on l’aborde, dont on cherche à le nommer, à le décrire, à le conceptualiser. Ainsi les notions en jeu dans notre conversation – peuple, politique, révolution, histoire ou autres – n’ont-elles pas pour moi une définition générale à partir de laquelle je jugerais des situations données“. Une manière de cadrer le sens de sa réflexion, toujours suspendue à la surprise de son énonciation et de ses contradictions à venir.

Livrant quelques réflexions sur notre présent, abordé à travers des notions comme l’espoir d’une communauté de lutte, le peuple, l’insurrection, l’histoire, la démocratie…, le philosophe réaffirme une position défendue depuis les années 1970 : sa parole n’est que celle d’un “individu qui essaie de s’expliquer le monde où il vit sans prétendre donner à des individus ou des groupes déterminés des méthodes d’action à vérifier“. Une méthode inspirée de Jacotot, le fameux “maître ignorant“ sur lequel il écrivit en 1987 un livre important, deux ans après celui sur Louis-Gabriel Gauny. Le philosophe plébéien :  “Je dois vous apprendre que je n’ai rien à vous apprendre“.

Il y a toujours la possibilité de chemins à tracer“

Cette croyance en l’égalité des savoirs et des compétences, au cœur du principe démocratique, ne conduit pas Rancière à négliger sa propre compétence philosophique. Pour lui, “la parole qui maintient aujourd’hui ouverte la possibilité d’un autre monde est celle qui cesse de mentir sur sa légitimité et son efficacité, celle qui assume son statut de simple parole, oasis à côté d’autres oasis ou île séparée d’autres îles“. Mais ce que le philosophe croit aussi, c’est qu’entre les unes et les autres de ces îles, “il y a toujours la possibilité de chemins à tracer“. “C’est du moins le pari propre à la pensée de l’émancipation intellectuelle. Et la croyance qui m’autorise à essayer de dire quelque chose sur le présent“.

C’est précisément pour cela – entendre sa tentative de dire quelque chose sur le présent – que beaucoup de lecteurs, notamment des jeunes, s’attachent à ses livres depuis le début des années 2000 (Le partage du sensible, La haine de la démocratie, Le spectateur émancipé…). Prolongeant la génération de ses premiers lecteurs durant les années 70-80 (La leçon d’Althusser, La nuit des prolétaires, La mésentente…).

Avec cette conversation menée par Eric Hazan, entre août 2016 et février 2017, Jacques Rancière confirme son intérêt dialectique pour la forme de l’entretien ; plusieurs de ses livres sont construits sur ce modèle, dont le très beau Et tant pis pour les gens fatigués (Amsterdam, 2009) ou ses grands entretiens dans Artpress. Au cœur de celui-ci, se déploie une réflexion sur le capitalisme, qui semble désarçonner parfois Hazan. Pour Rancière, le capitalisme est beaucoup plus qu’un pouvoir : “C’est un monde, et c’est le monde au sein duquel nous vivons“. C’est ainsi “l’air que nous respirons et la toile qui nous relie“.

Parce qu’il est le milieu au sein duquel nous vivons et agissons, “et dans lequel notre activité normalement reproduit les conditions de la domination“, s’opposer frontalement à lui est un défi quasi impossible à relever. “Nous ne sommes pas en face du capitalisme mais dans son monde, un monde où le centre est partout et nulle part ; c’est pourquoi il est bien difficile de faire aujourd’hui la distinction entre la lutte supposée centrale et objective contre la forteresse du capital et l’émancipation à l’égard des modes de communauté qu’il construit et des formes de subjectivité qu’il requiert“, estime le philosophe.

Pour autant, même dans ce milieu enveloppant, “on essaie de creuser des trous, de les aménager et de les élargir plutôt que d’assembler des armées pour la bataille“. Ces trous sont de nature diverse : des organisations de lutte ; des lieux symboliquement occupés appelant des moments de fraternité ; des tentatives d’organisation collective de la vie matérielle ; des amitiés informelles et des réseaux de circulation de la pensée ; des coopératives de production ; des tentatives de communauté, des formes d’entraide diverses, des modes de circulation de l’information et des savoirs “qui font que l’on vit, au sein du monde organisé par la domination, d’une manière qui échappe à ses règles d’usage“.

Combattre “l’ordre dominant”

Prenant acte de toutes ces initiatives transformatrices, Rancière pense surtout que “construire des formes de vie autres, c’est construire des regards autres sur les problèmes que nous propose l’ordre dominant“.

C’est souvent dans les écarts avec les normes de l’ordre dominant, quelle que soit le territoire où il se déploie (le politique, l’esthétique, le social…), que se joue la possibilité d’une émancipation. S’agissant par exemple de la question démocratique, le philosophe rappelle que “le tirage au sort définit un regard sur la politique qu’il est utile d’incorporer à une vision alternative du monde“ ; il est urgent selon lui de “mettre en œuvre une pratique politique qui sorte de l’alternative entre l’intégration au système représentatif et la simple dénonciation de son illusion au profit des luttes réelles“. Sachant que pour lui, la démocratie n’est pas le choix des représentants, mais bien le pouvoir de ceux qui ne sont pas qualifiés pour exercer le pouvoir. “Ce n’est pas le peuple qui se représente mais la représentation qui produit un certain type de peuple“ affirme-t-il.

S’interrogeant sur le désenchantement démocratique actuel, Rancière observe des points communs chez beaucoup de penseurs, opposés entre eux mais reliés par la conviction de vivre un moment décadent : “Il y a une chose que Badiou, Zizek ou le Comité invisible partagent avec Finkielkraut ou Sloterdijk : c’est cette description basique du nihilisme d’un monde contemporain voué au service des biens et aux enchantements démocratiques du narcissisme marchand. Ils le regardent depuis des perspectives bien différentes et en tirent des conclusions tout opposées. Reste que cette vision heideggérienne d’un monde décadent, appelant un retournement radical, a pris la place de la vision marxiste d’une révolution libérant les potentialités déjà formées par la marche du monde en avant“.

Comment on constitue le nous de la lutte contre l’ennemi ?“

Ses réflexions sur les mouvements des places en général restent guidées par cette grande question : Qu’est-ce que lutter veut dire ? “Comment on constitue le nous de la lutte contre l’ennemi ?“ ; une question que le jeune philosophe Tristan Garcia abordait aussi, à sa manière, dans son dernier livre Nous. Il y a au moins un point sur lequel les deux auteurs se retrouveront à propos de l’analyse des luttes actuelles : c’est cette idée que, comme le dit Rancière, “on ne travaille pas pour l’avenir, on travaille pour creuser un écart, un sillon tracé dans le présent, pour intensifier l’expérience d’une autre manière d’être“. La singularisation des luttes et le rassemblement des acteurs s’effectuent selon le philosophe “en dehors de l’idée d’une fusion orientée par une vision de l’histoire et du futur“.

Rancière observe avec satisfaction qu’il y a toujours du nouveau quand on passe de la résignation à la protestation. “Nuit debout a été important en transformant un mouvement de résistance en mouvement d’auto-affirmation d’une communauté prenant possession d’un espace et d’un temps propres“, souligne-t-il.

La place de l’insurrection

Interpellé sur la notion d’insurrection par l’éditeur du célèbre livre du Comité Invisible, L’insurrection qui vient, Rancière observe, pragmatiquement, que l’insurrection semble être invoquée surtout “comme substitut à l’impossibilité de penser une forme centrale de l’affrontement entre les possédants et les possédés“. Le philosophe écrit : “Ceux qui parlent aujourd’hui d’insurrection font en fait une croix sur l’histoire réelle des processus insurrectionnels et feignent d’ignorer que le peuple en armes n’a plus aucune réalité dans nos sociétés“.

Ce qu’il y a de plus insurrectionnel dans les mouvements des places, “c’est en fait l’auto-organisation de la vie par les gens ordinaires, laquelle s’oppose au chaos qui caractérise l’organisation de la vie par le haut“. Cet élan va dans le sens de son idée défendue depuis longtemps : “ce sont les présents seuls qui créent les futurs ; ce qui est vital aujourd’hui, c’est le développement de toutes les formes de sécession par rapport aux modes de perception, de pensée, de vie et de communauté proposés par les logiques inégalitaires“.

De page en page, d’un objet à un autre, la pensée de Jacques Rancière dégage une musique dissonante, et dans sa dissonance même, elle réjouit en ce qu’elle stimule toujours l’esprit. Tant pis pour les gens fatigués, tant pis pour les lecteurs cherchant la simplicité d’analyse pour se repérer dans le présent, tant pis pour les dogmatiques de tous bords, Rancière échappe à tous les pièges de l’identification réductrice. “La plupart de ceux qui me critiquent s’en tiennent à déplorer que je parle de ce dont je parle et que je ne parle pas de ce dont je ne parle pas“, observe-t-il. Tant pis pour eux aussi.

www.lesinrocks.com

Jacques Rancière ; « en quel temps vivons-nous ? » ; ed. La fabrique

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Quelques commentaires

qui ne croit qu’en la lutte

et oui on va la lui faire à ce p’tit MAC(ron) de la Finance à la gueule de chérubin

Avez-vous lu ces splendides propos de Rancière discutant avec Eric Hazan ( qui lui a du mal à suivre)

sur  » En quel temps vivons-nous? » :

« Ce n’est pas le peuple qui se représente [dans les élections]

mais la représentation qui produit un certain type de peuple »

et il ajoute :

 » S’il n’y a pas, INDEPENDAMMENT DU SYSTEME REPRESENTATIF,

des pouvoirs démocratiques autonomes et puissants qui construisent un AUTRE PEUPLE,

UN PEUPLE EGALITAIRE en MOUVEMENT,

c’est la logique hiérarchique de la reproduction des représentants « légitimes »,

c. à d. de la caste des professionnels du pouvoir, qui s’impose »

plus loin, il a ces magnifiques mots que tant de jeunes manifestants, cortège de tête etzadistes vivent :

« L’insurrection, c’est en fait l’auto-organisation de la vie par les gens ordinaires,

laquelle s’oppose au chaos qui caractérise l’organisation d ela vie par en-haut…[…]

c’est  » l »accroissement patient de sa puissance »…

Il poursuit :

 » ce qui est vital aujourd’hui, c’est le développement de toutes les formes de sécession

par rapport aux modes de perception, de pensée, de vie et de communauté proposés par les logiques inégalitaires

[du monde capitaliste dans lequel nous vivons].

C’est l’effort pour leur permettre de se rencontrer et de produire

LA PUISSANCE ACCRUE D’UN MONDE DE L’EGALITE »…

on est en plein dedans…ex : les ZADs, les occups de places, le Front social remarquablement ouvert et pénétrable

pour un conglomérat lancé par des syndicalistes vrais lutteurs mais très marqués par une idéologie ouvriériste

et Rancière de citer un autre splendide philosophe, Bernard ASPE , dans « L’instant d’après. Projectiles pour une politique à l’état naissant », la Fabrique, 2006 déjà.. , sur l’importance prise récemment par les « OASIS »…en ajoutant :  » Une place occupée dans une métropole, une ZAD, ce sont des oasis […] des espaces de liberté au milieu du désert, à ceci près que le « désert » n’est pas le vide, mais le trop-plein du consensus. » et entre ces oasis, des chemins à tracer…