Le modèle qui inspire Emmanuel Macron

L’enfer du miracle allemand

La population allemande, appelée aux urnes le 24 septembre, n’a jamais compté aussi peu de demandeurs d’emploi. Ni autant de précaires. Le démantèlement de la protection sociale au milieu des années 2000 a converti les chômeurs en travailleurs pauvres. Ces réformes inspirent la refonte du code du travail que le gouvernement français cherche à imposer par ordonnances.

Huit heures : le Jobcenter du quartier berlinois de Pankow vient à peine d’ouvrir ses grilles que déjà une quinzaine de personnes s’alignent devant le guichet d’accueil, enfermées chacune dans un cocon de silence anxieux. « Pourquoi je suis ici ? Parce que, si tu ne réponds pas à leurs convocations, ils te retirent le peu qu’ils te donnent, grommelle un quinquagénaire à voix basse. De toute façon, ils n’ont rien à proposer. À part peut-être un boulot de vendeur de caleçons à clous, qui sait. » L’allusion lui arrache un maigre sourire. Il y a un mois, une mère isolée de 36 ans, éducatrice au chômage, a reçu un courrier du Jobcenter de Pankow l’invitant, sous peine de sanctions, à postuler pour un emploi d’agente commerciale dans un sex-shop. « J’en ai vu de toutes les couleurs avec mon Jobcenter, mais, là, c’est le pompon », a réagi l’intéressée sur Internet, avant d’annoncer son intention de porter plainte pour abus de pouvoir.

À l’extérieur, sur le parking de la barre de logements sociaux, la « cellule de soutien mobile » du centre des chômeurs de Berlin est déjà à pied d’œuvre. Sur une table pliante installée devant le minibus de l’équipe, Mme Nora Freitag, 30 ans, dispose une pile de brochures intitulées « Comment défendre mes droits face au Jobcenter. » « Cette initiative a été montée en 2007 par l’Église protestante. Il y a beaucoup de détresse, beaucoup d’impuissance, aussi, devant ce monstre bureaucratique que les chômeurs perçoivent non sans raison comme une menace. »

Une dame, la soixantaine bien sonnée, s’approche d’un pas hésitant. Elle paraît affreusement gênée de s’afficher devant des inconnus. Sa retraite inférieure à 500 euros par mois ne lui suffisant pas pour vivre, elle touche un complément versé par son Jobcenter. Comme elle peine toujours à joindre les deux bouts, elle exerce depuis peu un emploi précaire à temps partiel (« minijob ») de femme de ménage dans un centre de soins, qui lui assure un salaire net mensuel de 340 euros. « Rendez-vous compte, dit-elle d’une petite voix affolée, la lettre du Jobcenter m’annonce que je ne lui ai pas déclaré mes revenus et que je dois rembourser 250 euros. Mais cet argent, je ne l’ai pas ! En plus, je les ai déclarés dès le premier jour, mes revenus, vous pensez bien. Il doit y avoir une erreur… » Un membre de l’équipe l’entraîne par le coude pour lui prodiguer ses conseils à l’écart : à qui adresser un recours, à quelle porte frapper pour porter plainte si le recours n’aboutit pas, etc. Parfois, le minibus sert de refuge pour traiter d’un problème à l’abri des regards. « C’est l’un des effets de Hartz IV, observe Mme Freitag. La stigmatisation des chômeurs est si prégnante que beaucoup éprouvent de la honte à seulement évoquer leur situation devant d’autres. »

Un des régimes les plus coercitifs d’Europe

Hartz IV : ce marquage social découle du processus de dérégulation du marché du travail, dit Agenda 2010, mis en place entre 2003 et 2005 par la coalition Parti social-démocrate (SPD) – Verts du chancelier Gerhard Schröder. Baptisé du nom de son concepteur, M. Peter Hartz, ancien directeur du personnel de Volkswagen, le quatrième et dernier volet de ces réformes fusionne les aides sociales et les indemnités des chômeurs de longue durée (sans emploi depuis plus d’un an) en une allocation forfaitaire unique, versée par le Jobcenter. Le montant étriqué de cette enveloppe — 409 euros par mois en 2017 pour une personne seule — est censé motiver l’allocataire, rebaptisé « client », à trouver ou à reprendre au plus vite un emploi, aussi mal rémunéré et peu conforme à ses attentes ou à ses compétences soit-il. Son attribution est conditionnée à un régime de contrôle parmi les plus coercitifs d’Europe.

Fin 2016, le filet Hartz IV englobait près de 6 millions de personnes, dont 2,6 millions de chômeurs officiels, 1,7 million de non officiels sortis des statistiques par la trappe des « dispositifs d’activation » (formations, « coaching », jobs à 1 euro, minijobs, etc.) et 1,6 million d’enfants d’allocataires. Dans une société structurée par le culte du travail, elles sont souvent dépeintes comme un repoussoir ou une congrégation d’oisifs et parfois pis. En 2005, on pouvait lire dans une brochure du ministère de l’économie, préfacée par le ministre Wolfgang Clement (SPD) et intitulée « Priorité aux personnes honnêtes. Contre les abus, les fraudes et le self-service dans l’État social » : « Les biologistes s’accordent à utiliser le terme “parasites” pour désigner les organismes qui subviennent à leurs besoins alimentaires aux dépens d’autres êtres vivants. Bien entendu, il serait totalement déplacé d’étendre des notions issues du monde animal aux êtres humains. » Et, bien entendu, l’expression « parasite Hartz IV » fut abondamment reprise par la presse de caniveau, Bild en tête.

La vie des allocataires est un sport de combat. Leur minimum vital ne leur permettant pas de s’acquitter d’un loyer, le Jobcenter prend celui-ci en charge, à la condition qu’il ne dépasse pas le plafond fixé par l’administration selon les zones géographiques. « Un tiers des personnes qui viennent nous voir le font pour des problèmes de logement, déclare Mme Freitag. Le plus souvent parce que l’envolée des loyers dans les grandes villes, notamment à Berlin, les a fait sortir des clous du Jobcenter. Elles doivent soit déménager, mais sans savoir où, car le marché locatif est saturé, soit régler la différence de leur poche en rognant sur leur budget alimentaire. » Sur les 500 000 « Hartz IV » vivant à Berlin, 40 % paieraient un loyer qui excède la limite réglementaire.

Le Jobcenter peut aussi débloquer au compte-gouttes des aides d’urgence. Cela lui confère un droit de regard qui s’apparente presque à un placement sous curatelle. Compte en banque, achats, déplacements, vie familiale ou même amoureuse : aucun aspect de la vie privée n’échappe à l’humiliant radar des contrôleurs. Les 408 agences du pays disposant d’une marge d’initiative, certaines débordent d’imagination. Fin 2016, par exemple, le Jobcenter de Stade, en Basse-Saxe, a adressé un questionnaire à une chômeuse célibataire enceinte la priant de divulguer l’identité et la date de naissance de ses partenaires sexuels.

Par sa philosophie, ce régime inquisitorial se trouvait déjà en germe dans le manifeste signé en juin 1999 par M. Schröder et son homologue britannique Anthony Blair. Les deux prophètes de la « social-démocratie moderne » y proclamaient la nécessité de « transformer le filet de sécurité des acquis sociaux en un tremplin vers la responsabilité individuelle ». Car, précisait ce texte intitulé « Europe : la troisième voie, le nouveau centre », « un travail à temps partiel ou un emploi faiblement rémunéré valent mieux que pas de travail du tout, parce qu’ils facilitent la transition du chômage vers l’emploi ». Un pauvre qui sue plutôt qu’un pauvre qui chôme : cette vérité de café du commerce a servi de matrice idéologique à la « césure sans doute la plus importante dans l’histoire de l’État social allemand depuis Bismarck », selon la formule de Christoph Butterwegge, chercheur en sciences sociales à l’université de Cologne.

En France, les lois Hartz constituent depuis douze ans une source inépuisable de ravissement dans les cercles patronaux, médiatiques et politiques. L’ode rituelle au « modèle allemand » a encore gagné en puissance depuis l’arrivée à l’Élysée de M. Emmanuel Macron, pour qui « l’Allemagne a formidablement réformé ». Un point de vue rarement contesté par les éditorialistes. « Le chancelier allemand Gerhard Schröder est passé en force pour imposer les réformes qui font la prospérité de son pays », a rappelé le directeur éditorial du Monde au lendemain de l’élection du candidat de la « start-up nation », pour l’exhorter à faire montre d’une poigne de fer dans ses propres réformes. L’économiste Pierre Cahuc, inspirateur avec Marc Ferracci et Philippe Aghion de la refonte du marché de l’emploi imaginée par M. Macron, salue lui aussi « l’exceptionnelle réussite de l’économie allemande ». Il estime que Hartz IV, non seulement « c’est mieux pour l’emploi », mais c’est préférable aussi pour diffuser la joie et la bonne humeur, puisque « les Allemands se déclarent de plus en plus satisfaits de leur situation, surtout les plus modestes, alors que la satisfaction des Français stagne ».

Si « les plus modestes » parviennent encore à contenir leur allégresse dans les files d’attente des Jobcenters, il n’est pas contestable que les projets de M. Macron s’inspirent en ligne directe du « modèle allemand ». Notamment l’évidage du code du travail et le renforcement du contrôle des chômeurs, qui se verraient sanctionnés en cas de refus de deux propositions d’emploi successives. Nul n’a su mieux résumer l’esprit de Hartz IV que le président français lorsqu’il a expliqué le 3 juillet, devant le Parlement convoqué à Versailles, que « protéger les plus faibles, ce n’est pas les transformer en assistés permanents de l’État », mais leur donner les moyens de — et éventuellement les obliger à — « peser efficacement sur leur destin ». En une acrobatie verbale proche de celles effectuées naguère par les promoteurs de Hartz IV, il ajoutait : « Nous devons substituer à l’idée d’aide sociale (…) une vraie politique de l’inclusion de tous. » Pour M. Schröder, le mot d’ordre à l’encontre des pauvres était plus lapidaire : « Encourager et exiger » (« fördern und fordern »).

D’ailleurs, M. Hartz ne s’y est pas trompé. En France, l’artisan des lois qui portent son nom continue de jouir d’une réputation flatteuse. En Allemagne, on n’a pas oublié sa condamnation, en 2007, à deux ans de prison avec sursis et à 500 000 euros d’amende pour avoir « acheté la paix sociale » chez Volkswagen en arrosant des membres du comité d’entreprise de pots-de-vin, de voyages sous les tropiques et de prestations de prostituées. De sorte que plus personne ne veut entendre parler de lui. Pour trouver un auditoire toujours disposé à l’applaudir, l’ex-directeur des ressources humaines se réfugie en France. Le Mouvement des entreprises de France (Medef) l’invite régulièrement, et M. François Hollande, qui l’a reçu lorsqu’il était président, aurait songé à l’inclure parmi ses conseillers. C’est désormais à M. Macron qu’il réserve ses oracles, par presse interposée.

M. Hartz n’a pourtant joué qu’un rôle de second plan dans l’avènement des réformes Schröder. Il a certes présidé la commission dont les travaux ont servi de socle aux réformes, mais c’est surtout la Fondation Bertelsmann qui a orchestré les opérations. L’œuvre « philanthropique » du groupe de médias et d’édition le plus influent d’Allemagne a été au cœur du processus d’élaboration de l’Agenda 2010 : financement d’expertises et de conférences, diffusion d’argumentaires auprès des journalistes, mise en réseau des « bonnes volontés ». « Sans le travail de préparation, d’accompagnement et d’après-vente déployé à tous les niveaux par la Fondation Bertelsmann, les propositions de la commission Hartz et leur traduction législative n’auraient jamais pu voir le jour », observe Helga Spindler, professeure en droit public à l’université de Duisburg. La fondation ira même jusqu’à convier les quinze membres de la commission à des voyages d’études dans cinq pays considérés comme avant-gardistes en matière de valorisation du stock de chômeurs : le Danemark, la Suisse, les Pays-Bas, l’Autriche et le Royaume-Uni.

Des emplois réguliers transformés en postes précaires

Le 16 août 2002, M. Hartz remet ses conclusions à M. Schröder sous la coupole de la cathédrale française de Berlin. C’est un « grand jour pour les chômeurs », exulte le chancelier, qui promet d’en remettre deux millions au travail d’ici deux ans. Lourd de 344 pages, le rapport de la commission comprend treize « modules d’innovation » rédigés dans un patois managérial à base d’« engleutsch » (mélange d’allemand et d’anglais) où fourmillent des expressions comme « controlling », « change management », « bridge system pour actifs âgés », « nouvelle corvéabilité et volontariat »… Le Jobcenter y est décrit comme un « service amélioré pour les clients ».

Entré en vigueur le 1er janvier 2005, le régime issu de cette antilangue vient s’imbriquer dans l’autre « paquet » de l’Agenda 2010, qui orchestre la dérégulation du marché du travail. Enfourner les chômeurs dans l’entonnoir salarial imposait de forger un large attirail d’outils à destination des employeurs : défiscalisation des bas salaires, lancement des minijobs à 400, puis 450 euros par mois, déplafonnement du recours au travail temporaire, subventions aux agences d’intérim faisant appel à des chômeurs de longue durée, etc. La fièvre de l’or s’empare des entrepreneurs, en particulier dans l’industrie des services. Ravitaillés en troupes fraîches par les Jobcenters, ils profitent de l’aubaine pour transformer des emplois réguliers en postes précaires — libre à ceux qui les occupent de faire à leur tour la queue au Jobcenter pour compléter leur petite paie. L’intérim explose, passant de 300 000 recrues en 2000 à près d’un million en 2016. Dans le même temps, la proportion des travailleurs pauvres — rémunérés au-dessous de 979 euros par mois — passe de 18 à 22 %. La création en 2015 du salaire minimum, fixé à 8,84 euros de l’heure en 2017, n’a guère inversé la tendance : 4,7 millions d’actifs survivent aujourd’hui encore avec un minijob plafonné à 450 euros par mois. L’Allemagne a converti ses chômeurs en nécessiteux.

Les enfants convoqués au Jobcenter


La totalité du texte : Le modèle qui inspire Emmanuel Macron