Braconniers, safaris humains…

L’enfer d’un peuple millénaire au bord de l’extinction

 

Sur une île isolée de l’océan Indien, qui appartient à l’Inde mais est plus proche de la Thaïlande, vit un peuple unique, les Jarawas. Autrefois autonome et fermée sur elle-même, cette communauté s’est ouverte au contact avec l’extérieur il y a une vingtaine d’années. Depuis, elle subit avec douleur les affres de la société moderne, qui lui apporte son lot de maladie, violence et mépris.

Un des plus vieux peuples du monde

« Danse pour moi », ordonne le policier indien. De l’autre côté de la vitre du bus, une femme jarawa, presque nue, hésite. « Je t’ai donné de la nourriture », rappelle la voix hors-champ. Mais elle ne dansera pas ; moins honteuses, d’autres femmes se laisseront tenter par les biscuits et les bananes proposés par les touristes indiens, esquissant pour les objectifs quelques déhanchés au rythme de leurs mains. La scène surréaliste ne sort pas d’une fiction dystopique ; elle a été filmée il y a quelques années sur le territoire des Jarawa, une peuplade afro-asiatique millénaire des îles Adaman, aujourd’hui sur le déclin.

Arrivés sur l’île lors des premières migrations de l’humanité en dehors du berceau africain (il y a environ 50 000 ans), les Jarawas vivent depuis des millénaires un quotidien simple : ils chassent le cochon sauvage et récoltent fruit et miel pour se nourrir ; ils confectionnent des arcs du bois choi, pour lequel ils parcourent des centaines de kilomètres, et se baignent dans la mer. En toute occasion, ils aiment à chanter. « On chasse uniquement ce dont on a besoin », témoigne Outa, un membre de ce peuple, révélant un mode de vie à la fois autonome et écologique.

Nous sommes l’Humanité, le documentaire (Crédits : C. Beilvert, A. Dereims)

Descente aux enfers

Autrefois, les Jarawas se méfiaient de l’extérieur, et on recense plusieurs cas de rencontres qui ont mal tourné, laissant dans la jungle des corps criblés de flèches. Mais en 1998, après le sauvetage par les habitants indiens de l’île d’un Jarawa qui s’était cassé la jambe, la peuplade s’ouvre au monde, tentée notamment par les sucreries du monde moderne.

Rendus vulnérables par leur isolement, les Jarawas ont rapidement pâti de l’inconstance des hommes et des maux de la vie moderne. Presque décimés par des épidémies de rougeole, d’oreillons et même de malaria, ils succombent au fléau de l’alcool et du tabac. Plus grave encore, ils sont maltraités par l’armée indienne, chargée en 2007 de protéger leur territoire des intrus. Un article du Guardian, datant de 2012, fait état de viols et d’esclavagisme sexuel. Sous les balles de braconniers, la population de cochons sauvages de l’île, principale source de nourriture pour les Jarawas, vient à baisser – obligeant le peuple à chasser le daim à la place, et introduisant la faim et la dépendance à l’extérieur dans leur mode de vie autrefois autarcique.

Safaris humains

Malgré la décision de la Cour suprême indienne, alertée par l’ONG Survival International, de fermer entièrement le territoire jarawa aux étrangers, et notamment la route qui le traverse, l’Andaman Truck Road, l’exploitation continue, en souterrain. Plus de 300 000 touristes indiens convergent chaque année vers l’île. Leur objectif officiel : profiter des plages et des vues de l’île ; mais en catimini, à grand renfort de pots-de-vin aux forces de l’ordre, ils sont nombreux à embarquer pour une virée en territoire jarawa.

Ainsi, pour environ 11€ par personne, les touristes indiens peuvent participer à ces « safaris humains ». Au programme : traversée de la forêt jarawa, à lever la tête quand le guide crie « Jarawa ! ». Interdiction de prendre une photo, d’ouvrir la fenêtre ou de nourrir le spectacle : les consignes sont les mêmes qu’au zoo ; sauf qu’ici, elles sont négociables à coups de billets de banque. Evitant la proximité de la route en général, sauf pour les plus jeunes, les Jarawas sont rameutés par les gardes forestiers, qui les amadouent avec des objets (casseroles en métal, lampes torches), des sucreries et des habits.

Tout ce dispositif repose sur la corruption des autorités locales, car tout contact avec les Jarawas est formellement interdit. « Dès que nous constatons un écart de la part des officiers de police, nous réglons l’affaire immédiatement », avance SB Tyagi, superintendant de la police pour le sud de l’île Adaman. Pourtant, rien ne semble endiguer le flot de véhicules s’embarquant sur l’Andaman Truck Road, avec pour faux motif l’observation d’une grotte sur l’île Baratang. Essuyant infamie sur infamie, les Jarawas ne sont plus aujourd’hui que 420. Malgré les efforts d’ONG et de médias scandalisés, le statu quo légal demeure, et la protection voulue par le gouvernement indien n’est pas efficace du fait du laxisme de l’AAJVS, l’organisation gouvernementale en charge de la protection des Jarawas.

« On veut rester comme on est »

Pourtant, pour la plupart, ceux-ci ne veulent pas entendre parler du monde extérieur. S’ils sont ravis d’améliorer leur quotidien avec quelques commodités modernes, ils rejettent le brouhaha extérieur. Interrogés par des journalistes français – avec leur autorisation – ils témoignent :

« Votre monde est mauvais pour nous, on ne l’aime pas. Il y a trop de gens, trop de bruit, pas de paix, on n’aime pas ça. On ne veut plus avoir d’interaction et être trop proche de votre monde. On veut rester comme on est. Ici, c’est chez nous, c’est là que l’on veut vivre. »

De retour en France, les journalistes Alexandre Dereims et Claire Beilvert ont lancé une campagne, « Organic the Jarawa », avec pour objectif d’alerter le gouvernement indien et le reste du monde sur le sort de cette peuplade unique qui ne demande rien au monde. Déjà trop de peuples primitifs ont succombé aux tentations et violences du monde moderne, à l’instar des Adamanais, un autre peuple de l’île, qui est passé de plusieurs milliers de membres au XVIIIème siècle à 52 en 2010.

Les auteurs de la pétition supplient le premier ministre indien, Narendra Damodardas Modi :

« En tant que citoyens du monde entier, nous vous demandons de fermer la route Andaman Trunk Road qui traverse leur forêt, de lutter efficacement contre les braconniers qui continuent de piller leur gibier ; (…) nous vous demandons de nous donner toutes garanties nécessaires afin que les Jarawas puissent continuer de vivre tel qu’ils le désirent. »

Si leur territoire n’est pas sanctuarisé, pour les protéger de l’avidité des touristes et d’eux-mêmes, « les Jarawas pourraient facilement être décimés, ou réduits à l’état de dépendance », enchérit Sophie Grig, porte-parole de l’ONG Survival International, qui lutte pour cette cause depuis 20 ans.

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