Nous sommes tout·e·s des gilets jaunes

Un appel de personnes pour soutenir les GJ 

La déflagration « jaune » surgie depuis le mois de novembre partout en France semble maintenant réveiller la peur des populismes dans de nombreuses sphères de la société. Depuis le mois de janvier, des interventions de plus en plus nombreuses nous mettent en garde sur la présence « désormais dominante » de la droite populiste et fascisante au sein du mouvement des « gilets jaunes ».

Nous pensons que ces affirmations alarmistes se fondent sur une vision biaisée, qui interprète un mouvement né et développé avec des formes totalement inédites à partir de catégories politiques anciennes et inadéquates pour en saisir la nature. C’est un biais tout aussi important que dangereux, car il a conduit plusieurs intellectuels et observateurs de gauche à écrire, en toute bonne foi, que la critique de la démocratie représentative exprimée par les gilets jaunes et leur refus de se structurer comme mouvement en élisant des responsables les positionnait en dehors du champ démocratique. Dans cette veine, d’autres chercheurs ont même cru nécessaire d’enquêter sur le passé informatique des gilets jaunes les plus médiatisés pour traquer leurs agissements passés et démasquer des affiliations secrètes.

Loin d’éclairer le débat, une telle posture empêche de saisir la complexe physionomie d’un mouvement qui a provoqué, par sa force et par la singularité de ses formes d’organisation, une véritable « mue identitaire » chez la plupart de ceux qui l’ont vécu et s’y sont engagés.

Comme cela a été souvent le cas dans l’histoire, il y a un avant et un après à la participation de l’intérieur à un mouvement social de cette ampleur. Si les nombreux intellectuels et observateurs politiques qui s’échinent à traquer les traces d’une affiliation politique « douteuse » dans le passé des gilets jaunes, écoutaient davantage les déclaration de celles et ceux qui manifestent dans les rues et occupent les ronds-points, ils verraient que leurs actions concrètes ne rentrent absolument pas dans les cadres des catégories politiques traditionnelles : elles s’inscrivent en revanche dans un horizon fondamentalement marqué par une demande large, profonde et urgente de justice sociale. Et s’ils prenaient le temps et le courage d’écouter les très nombreux témoignages enregistrés en direct sur les médias alternatifs, ils entendraient à quel point l’éclosion du mouvement a totalement bouleversé la vie de chaque participant, en reconstruisant des liens, en faisant émerger des questions communes au-delà des anciennes positions idéologiques.

Nous sommes conscients du fait que des groupes qui prêchent des paroles de haine sont également présents sur les ronds-points et dans les cortèges. Mais nous savons aussi que, pour le moment, ils ne sont qu’une composante marginale d’une masse qui demande et revendique avant tout dignité et justice sociale. Les enquêtes développées sur le terrain en partenariat actif avec les gilets jaunes par plusieurs groupes d’étudiants et chercheurs ont d’ailleurs montré à quel point la grille de lecture du populisme est radicalement obsolète pour comprendre ce soulèvement. Déclenché sur la base d’une réponse à l’augmentation des prix de l’essence, le mouvement des gilets jaunes a su poser sur l’avant de la scène, une fois de plus, mais sans doute de manière claire et incontestable, toutes les questions fondamentales qui se posent dans une société épuisée par le pillage infligé au cours des quarante dernières années par les politiques néolibérales successives.

Comme nombre de nos concitoyens, nous avons assisté impuissants à ce pillage qui a systématiquement transféré la quasi-totalité de la valeur du travail effectué par des millions d’hommes et femmes vers le marché financier, qui a saccagé les biens communs en les donnant en pâture à sa clientèle, et qui a altéré progressivement mais profondément et sûrement la valeur et la signification mêmes du travail accompli. En tant que femmes et hommes travaillant depuis des années dans les structures de l’enseignement et de la recherche, nous avons à notre façon connu l’impact de ces politiques. L’utilisation de plus en plus massive du travail précaire, la destitution de toute forme d’autonomie de recherche, la centralisation des contrôles sur les projets et les financements de la recherche ont conduit également à une prolétarisation du travail intellectuel, tout en l’assignant bien souvent à un rôle de servile complaisance avec les formes et les demandes du pouvoir politique et économique.

C’est pourquoi nous croyons important d’adhérer à ce mouvement de son intérieur et de participer, avec les femmes et les hommes gilets jaunes, à son ouverture vers une société plus juste : une société qui soit en mesure de garantir à chaque citoyen une juste rémunération pour son travail, l’aide dont il nécessite lorsqu’il est dans le besoin, tout en garantissant la justice sociale ainsi qu’une vraie égalité dans la cité. Nous appelons donc nos collègues à s’organiser et à inventer de nouveaux espaces de luttes et de débat où nous pourrions, non simplement soutenir le mouvement, mais y participer de l’intérieur avec les compétences qui nous sont propres, comme tout autre acteur du champ social.

C’est dans cette optique que nous souscrivons pleinement à l’Appel proposé par l’Assemblée de Commercy les 26 et 27 janvier 2019 que nous appelons nos collègues à participer massivement, avec le plus de publicité possible, à la manifestation du 2 février en hommage aux victimes des violences policières, ainsi qu’à la grève générale interprofessionnelle du 5 février prochain.

Publié le 6 février.

Voir les premiers signataires sur :

https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/02/06/nous-