La Mouche, le président et le syndicaliste

La journée de ce 17 janvier fut symbolique de l’essence du macronisme.

 Elle pourrait constituer une étape supplémentaire dans la montée de la colère populaire. Si la journée a été calamiteuse pour Macron et Berger, c’est qu’elle a montré leur commune ignorance des liens forts que le mouvement social est en train de tisser entre les grévistes, les citoyens révoltés et les syndicalistes.

Une première lecture de l’événement des Bouffes du Nord* sera probablement celle-ci : alors que le peuple souffre et trouve la force d’inventer une contestation infinie et protéiforme, alors que le Louvre est bloqué et que les robes noires n’arrêtent pas de voler, alors que le pays et la planète brûlent de mille feux, le Roi Macron s’en va se divertir dans un quartier populaire, avant de faire procéder à l’arrestation d’un journaliste. L’effet est ravageur.

Mais il y a mieux. Une coïncidence a montré la connivence entre le pouvoir  autoritaire et le syndicalisme néolibéral de Laurent Berger. Le jour même où la CFDT, dont le siège a été sympathiquement chahuté, reçoit un message de solidarité de Macron, ce dernier subit à son tour une semblable manifestation de protestation, mais avec un peu plus de virulence. Il ne manque que le message de solidarité de Berger envers Macron pour que la boucle soit bouclée. Le Roi et son berger sont nus. Je veux dire que la solidarité du couple a été mise à nu symboliquement. Mais aussi physiquement, par la contiguïté des événements et des lieux : le siège de la CFDT est devenu pour quelques instants une salle de spectacle joyeuse alors que les Bouffes du Nord jouaient La Mouche, une pièce comique dans laquelle le spectateur Macron pouvait contempler une sorte d’allégorie de lui-même : un savant fou qui rêve de se téléporter, finit transformé en un horrible monstre.

Ce n’est pas tout. Comble de la bêtise ou logique implacable d’une commune idéologie, Macron et Berger ont choisi de pimenter leurs mésaventures par la vengeance d’une petite répression, par voie de justice ou de police. Berger porte plainte contre des syndicalistes – ça risque de lui coûter d’autant plus cher qu’aucun acte de violence ne semble avoir été commis – alors que la police politique de Macron arrête un journaliste très populaire chez les contestataires, celui même par qui l’affaire Benalla commença. Pour ne rien arranger, la députée et porte-parole LREM, Aurore Bergé, aussi maladroite que son homophone, tente un sauvetage politique de son patron en vantant le courage d’un président « qui est resté jusqu’à la fin de la représentation ». Avec de tels soutiens, il n’est pas sûr que Macron restera jusqu’à la fin de son mandat. Il est à souligner que dans le même tweet Aurore Bergé dénie à Taha Bouhafs le statut de journaliste. De colère, elle en oublie même un mot : dans son rageur « et qu’on ne parle de « journaliste » », elle passe à la trappe le forclusif « pas ». Et elle se félicite de l’interpellation du « militant ».

Nous savons depuis longtemps que dans ce beau pays de la Macronie en marche, le pire ennemi du pouvoir pourrait bien être le journaliste militant, un journaliste engagé et indépendant, un journaliste qui filme simplement ce que le pouvoir veut cacher et qui met à nu une vérité. La pulsion macronienne est la suivante : qu’on les juge et qu’on les enferme ! Je pose alors cette question : Aurore Bergé et son patron entendent-ils aussi jeter en prison les avocats engagés, les cheminots militants, les professeurs critiques, les lycéens joyeux, les étudiants anticapitalistes et les électriciens contestataires ?

Et, incidemment, camarade Laurent Berger, par votre plainte déposée, entendez-vous faire condamner un militant de Sud ou de la CGT pour avoir entonné une chanson qui vous a mis à côté de Macron ? A la trahison voulez-vous ajouter le déshonneur ? Pas plus que Macron, vous n’avez compris ce qui se passe dans l’insurrection qui vient : les grévistes, les citoyens révoltés et les syndicalistes se sont rapprochés. Et c’est bien ce qui vous fait peur.

 

PS 1 : Je précise, s’il en était besoin, que j’ai le plus grand respect pour les syndiqués et militants de la CFDT qui sont dans les luttes et qui affirment leur indépendance face à la direction de leur confédération.

PS 2 : Je copie tout au bas de ce billet, sous la vidéo, un commentaire de Bertrand Rouziès qui me semble particulièrement important.

PS 3 : Samedi 18 janvier, à 15h, Taha Bouhafs est encore en garde à vue pour « participation à un groupement formé en vue de commettre des violences ou des dégradations », une infraction passible d’un an de prison et de 15 000 euros d’amende, selon l’article 222-14-2, du Code pénal. Libérez Taha!

PS 4 : Samedi 18 janvier à 23h30 : La garde à vue de Taha a été levée. Le juge a refusé de le mettre en examen, malgré toutes les pressions de l’Elysée qu’on peut imaginer. Il a le statut de témoin assisté. 24H de GAV pour un tweet, sur instruction du GSPR de Macron, lequel semble s’attribuer des pouvoirs de police. Plus grave, le GSPR a menti à la police en prétendant, sans avoir vu aucun tweet, que Taha était à l’initiative de l’appel au rassemblement. C’est très clairement un abus de pouvoir. Non seulement Macron porte atteinte au droit d’informer et au travail des journalistes, mais ses gardes du corps se substituent à la police. Le système Benalla est toujours en place. Deux plaintes ont été déposées : pour violation des libertés individuelles et faux et usage de faux par personne dépositaire de l’autorité publique.

* Quelques tweets qui résument en image cette petite « fuite de Varennes » :

https://twitter.com/RemyBuisine/status/1218284638671601670

https://twitter.com/LaMeutePhoto/status/1218281596895318019

https://twitter.com/TaranisNews/status/1218297521480654848

https://twitter.com/T_Bouhafs/status/1218261377149784067

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Commentaire de Bertrand Rouziès posté dans le fil de ce billet.

Il me semble très important. Merci à lui et à tous les autres intervenants sur ce fil.

« Du seul point de vue dramatique, on observe une inversion des espaces symboliques, qui illustre parfaitement l’état de décrépitude avancé du cadre d’exercice de la démocratie : la scène d’un théâtre de moins en moins apte à fonctionner comme outil de conscientisation politique, de plus en plus souvent vecteur d’une culture officielle, ne permet pas la catharsis d’un pouvoir spectateur ivre de lui-même, devenu aveugle à ses propres manquements ou s’y vautrant sans complexe. Du coup, la catharsis se déplace dans la rue elle-même, qui devient le vrai lieu théâtral, le seul endroit où s’inventent et se réécrivent des modes d’action capables de revitaliser une société démocratique moribonde ; le hors-champ devient plein champ et plain-chant. Le côté jardin et le côté cour prennent en étau le palais-décor, et la rumeur du dehors nous instruit davantage de ce qui se joue qu’un spectacle capitonné et surprotégé qui n’ose plus s’exposer au plein air de la cité. Le théâtre n’étant plus l’auxiliaire de la démocratie, la démocratie doit se remettre en scène. Je pense que nous assistons depuis plus d’un an à ce redéploiement salutaire, quoique tardif, d’un peuple qui a décidé d’être le protagoniste de son histoire. »

Pascal Maillard, sur son blog à mediapart