André Comte-Sponville s’exprime

« J’aime mieux attraper le Covid-19 dans un pays libre qu’y échapper dans un État totalitaire »

Pour la première fois dans l’histoire, l’humanité se donne pour mission de sauver tout le monde. Une bonne nouvelle ?

Je suis partagé. A première vue, c’est une réaction sympathique. Mais c’est aussi un projet parfaitement absurde. Si l’espérance de vie a crû considérablement, et c’est tant mieux, le taux individuel de mortalité, lui, n’a pas bougé depuis 200 000 ans. Il est toujours de un sur un, donc de 100% ! Bref, j’ai deux nouvelles à vous annoncer, une bonne et une mauvaise. La mauvaise, c’est que nous allons tous mourir. La bonne, c’est que l’énorme majorité d’entre nous mourra d’autre chose que du Covid-19 !

A 68 ans, vous devriez pourtant vous réjouir du principe de précaution !

Moi qui suis un anxieux, je n’ai pas peur de mourir de ce virus. Ça m’effraie beaucoup moins que la maladie d’Alzheimer ! Et si je le contracte, j’ai encore 95% de chances d’en réchapper. Pourquoi aurais-je peur ? Ce qui m’inquiète, ce n’est pas ma santé, c’est le sort des jeunes. Avec la récession économique qui découle du confinement, ce sont les jeunes qui vont payer le plus lourd tribut, que ce soit sous forme de chômage ou d’endettement. Sacrifier les jeunes à la santé des vieux, c’est une aberration. Cela me donne envie de pleurer.

Vous serez accusé de vouloir condamner des vies pour sauver l’économie !

A tort ! La médecine coûte cher. Elle a donc besoin d’une économie prospère. Quand allons-nous sortir du confinement ? Il faut bien sûr tenir compte des données médicales, mais aussi des données économiques, sociales, politiques, humaines ! Augmenter les dépenses de santé ? Très bien ! Mais comment, si l’économie s’effondre ? Croire que l’argent coulera à flots est une illusion. Ce sont nos enfants qui paieront la dette, pour une maladie dont il faut rappeler que l’âge moyen des décès qu’elle entraîne est de 81 ans. Traditionnellement, les parents se sacrifiaient pour leurs enfants. Nous sommes en train de faire l’inverse ! Moralement, je ne trouve pas ça satisfaisant !

La surcharge des hôpitaux n’était-elle pas une raison suffisante pour confiner ? C’est en effet sa principale justification, et la principale raison qui fait que je n’y suis pas opposé. Mais dès que les hôpitaux retrouvent de la marge de manœuvre, il faut faire cesser, ou en tout cas alléger, le confinement. Et je crains qu’en France, où l’on se soucie de plus en plus de santé et de moins en moins de liberté (la France est quand même l’un des rares pays où le mot « libéral » soit si souvent une injure), cela se fasse plus tard que dans la plupart des pays comparables. Vais-je devoir m’installer en Suisse pour pouvoir vivre libre ?

Déplorez-vous le retour en grâce des scientifiques ? Je déplore le pan-médicalisme, cette idéologie qui attribue tout le pouvoir à la médecine. Une civilisation est en train de naître, qui fait de la santé la valeur suprême. Voyez cette boutade de Voltaire : « J’ai décidé d’être heureux, parce que c’est bon pour la santé. » Auparavant, la santé était un moyen pour atteindre le bonheur. Aujourd’hui, on en fait la fin suprême, dont le bonheur ne serait qu’un moyen ! Conséquemment, on délègue à la médecine la gestion non seulement de nos maladies, ce qui est normal, mais de nos vies et de nos sociétés. Dieu est mort, vive l’assurance maladie !

Pendant ce temps, les politiciens évitent les sujets qui fâchent, donc ne font plus de politique, et ne s’occupent plus que de la santé ou de la sécurité de leurs concitoyens. Quand on confie la démocratie aux experts, elle se meurt.

Notre réaction à l’épidémie vient-elle du fait que la mort fait obstacle à notre sentiment contemporain de toute-puissance ?

La mort est aujourd’hui vécue comme un échec. Il faut relire Montaigne, lui qui a connu des épidémies de peste bien plus graves que le coronavirus et qui écrit dans les Essais : « Le but de notre carrière, c’est la mort… Si elle nous effraie, comment est-il possible d’aller un pas en avant sans fièvre ? Le remède du vulgaire, c’est de n’y penser pas. […] Mais aussi, quand elle arrive ou à eux ou à leur femme, enfants et amis, les surprenant soudain et à découvert, quels tourments, quels cris, quelle rage et quel désespoir les accable !» Nous en sommes là ! On redécouvre qu’on est mortel. Alors que si on y pensait davantage, on vivrait plus intensément.

Arrêtons de rêver de toute-puissance et de bonheur constant. La finitude, l’échec et les obstacles font partie de la condition humaine. Tant que nous n’aurons pas accepté la mort, nous serons affolés à chaque épidémie. Et pourquoi tant de compassion geignarde autour du Covid19, et pas pour la guerre en Syrie, la tragédie des migrants ou les neuf millions d’humains (dont trois millions d’enfants) qui meurent de malnutrition ? C’est moralement et psychologiquement insupportable.

Est-ce l’incertitude qui engendre cette terreur collective ?

L’incertitude est notre destin, depuis toujours. Le combat entre l’humanité et les microbes ne date pas d’hier, et cette maladie n’est pas la fin du monde. Dans les temps anciens, c’était encore pire ! Ces dernières semaines, je n’ai heureusement entendu personne qui dise que le Covid-19 est un châtiment divin, ni qui compte sur la prière pour vaincre le virus ! C’est un progrès ! Moins de superstition, plus de rationalité !

 Quelle valeur à vos yeux surpasse la santé ?

La santé n’est pas une valeur, c’est un bien : quelque chose d’enviable, pas quelque chose d’admirable ! Les plus grandes valeurs, tout le monde les connaît : la justice, l’amour, la générosité, le courage, la liberté… Je ne suis pas prêt à sacrifier ma liberté sur l’autel de la santé ! Nous ne pouvons accepter l’assignation à résidence – ce qu’est en réalité le confinement – que si elle est de courte durée. Je crains que l’ordre sanitaire ne remplace « l’ordre moral », comme on disait du temps du maccarthysme. Je redoute qu’on s’enfonce dans le « sanitairement correct », comme nous l’avons fait dans le politiquement correct.

J’aime beaucoup les médecins, mais je ne vais pas me soumettre aux diktats médicaux. Va-t-on continuer à confiner indéfiniment les plus âgés, soi-disant pour les protéger ? De quel droit prétendent-ils m’enfermer chez moi ? J’ai plus peur de la servitude que de la mort. Depuis quinze jours, j’en viens à regretter de ne pas être Suédois : je serais moins privé de ma liberté de mouvement !

Même si c’est au prix de la vie ?

Mais laissez-nous mourir comme nous voulons ! Alzheimer ou le cancer font beaucoup plus de victimes que le coronavirus ; s’en soucie-t-on ? On pleure les décès dans les établissements médicosociaux, mais faut-il rappeler qu’en général, on y va pour mourir ? Pardon de ne pas être sanitairement correct ! Je ne supporte plus ce flot de bons sentiments, cette effusion compassionnelle des médias, ces médailles de l’héroïsme décernées aux uns ou aux autres. L’être humain est partagé entre égoïsme et altruisme, et c’est normal. Ne comptons pas sur les bons sentiments pour tenir lieu de politique.

 Est-il illusoire de penser que cette crise changera la société ?

Ceux qui croient qu’elle ne changera rien se trompent. Ceux qui croient qu’elle changera tout se trompent aussi. Cette pandémie pose toutes sortes de problèmes, mais n’en résout aucun. L’économie gardera ses contraintes et ses exigences. Peut-être allons-nous revaloriser les salaires de certains métiers d’utilité sociale ? Tant mieux ! Mais des footballeurs continueront à gagner des millions, ce qui a peu de chances d’arriver aux infirmières. »

Le Temps du 21 avril 2020

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La grippe de 1968 – « grippe de Hong Kong » – a fait environ un million de morts, dans l’indifférence quasi générale. Pourquoi, cinquante ans plus tard, nos sociétés réagissent-elles de manière totalement différente face à la menace du coronavirus?

La grippe dite « asiatique », en 1957-1958, en avait fait encore plus, et tout le monde l’a oubliée. Pourquoi cette différence de traitement ? J’y vois trois raisons principales. D’abord la mondialisation, dans son aspect médiatique : nous sommes désormais informés en temps réel de tout ce qui se passe dans le monde, par exemple, chaque jour, du nombre de morts en Chine ou aux États-Unis, en Italie ou en Belgique… Ensuite, la nouveauté et le « biais cognitif » qu’elle entraîne : le Covid-19 est une maladie nouvelle, qui, pour cette raison, inquiète et surprend davantage. Enfin une mise à l’écart de la mort, qui la rend, lorsqu’elle se rappelle à nous, encore plus inacceptable.

Notre rapport à la mort a-t-il changé ? La mort est-elle devenue en quelque sorte inacceptable aujourd’hui ?

Elle l’a toujours été, mais comme on y pense de moins en moins, on s’en effraie de plus en plus, lorsqu’elle s’approche. Tout se passe comme si les médias découvraient que nous sommes mortels ! Vous parlez d’un scoop ! On nous fait tous les soirs, sur toutes les télés du monde, le décompte des morts du Covid-19. 14.000 en France, à l’heure actuelle, plus de 4.000 en Belgique… C’est beaucoup. C’est trop. C’est triste. Mais enfin faut-il rappeler qu’il meurt 600.000 personnes par an en France ? Que le cancer, par exemple, toujours en France, tue environ 150.000 personnes chaque année, dont plusieurs milliers d’enfants et d’adolescents ? Pourquoi devrais-je porter le deuil des 14.000 morts du Covid 19, dont la moyenne d’âge est de 81 ans, davantage que celui des 600.000 autres ? Encore ne vous parlais-je là que de la France. À l’échelle du monde, c’est bien pire. La malnutrition tue 9 millions d’êtres humains chaque année, dont 3 millions d’enfants. Cela n’empêche pas que le Covid-19 soit une crise sanitaire majeure, qui justifie le confinement. Mais ce n’est pas une raison pour ne parler plus que de ça, comme font nos télévisions depuis un mois, ni pour avoir en permanence « la peur au ventre », comme je l’ai tant entendu répéter ces derniers jours. Un journaliste m’a demandé – je vous jure que c’est vrai – si c’était la fin du monde ! Vous vous rendez compte ? Nous sommes confrontés à une maladie dont le taux de létalité est de 1 ou 2% (sans doute moins, si on tient compte des cas non diagnostiqués), et les gens vous parlent de fin du monde.

Emmanuel Macron a rappelé dans son dernier discours que « la santé était la priorité ». La santé est-elle devenue la valeur absolue dans nos sociétés ?

Hélas, oui ! Trois fois hélas ! En tout cas c’est un danger, qui nous menace. C’est ce que j’appelle le pan-médicalisme : faire de la santé (et non plus de la justice, de l’amour ou de la liberté) la valeur suprême, ce qui revient à confier à la médecine, non seulement notre santé, ce qui est normal, mais la conduite de nos vies et de nos sociétés. Terrible erreur! La médecine est une grande chose, mais qui ne saurait tenir lieu de politique, de morale, ni de spiritualité. Voyez nos journaux télévisés: on ne voit plus que des médecins. Remercions-les pour le formidable travail qu’ils font, et pour les risques qu’ils prennent. Mais enfin, les experts sont là pour éclairer le peuple et ses élus, pas pour gouverner.

Cette crise est-elle révélatrice de notre finitude et de notre vulnérabilité ?

Finitude et vulnérabilité font partie de notre condition. Personne ne l’avait oublié, sauf, peut-être, quelques journalistes… Tant mieux s’ils redeviennent plus lucides !

Cette épidémie nous place devant l’inconnu. Nous allons plus que jamais devoir apprendre à vivre avec l’incertitude ?

Il suffit de vivre. L’incertitude, depuis toujours, est notre destin.

Certains ont parlé d’une espèce de « vengeance de la nature » au sujet de cette épidémie. Est-elle le signe, selon vous, d’un déséquilibre profond entre l’être humain et son environnement ?

Parler d’une vengeance de la nature, c’est une sottise superstitieuse. En revanche, qu’il y ait un déséquilibre entre l’homme et son environnement, ce n’est que trop vrai. Cela s’explique à la fois par la surpopulation – nos enfants ne meurent plus en bas-âge: on ne va pas s’en plaindre – et la révolution industrielle, grâce à laquelle la famine a disparu de nos pays et a formidablement reculé dans le monde: là encore, on ne va pas s’en plaindre. Mais la conjonction de ces deux faits nous pose des problèmes énormes. Le réchauffement climatique fera beaucoup plus de morts que le Covid-19 !

Par son caractère planétaire, cette crise nous force-t-elle à repenser la mondialisation ainsi que les liens entre les États ? Peut-elle déboucher, selon vous, sur une nouvelle donne géopolitique ?

Moi, ce qui me frappe, c’est d’abord la formidable coopération, à l’échelle du monde, de nos scientifiques, et les progrès très rapides qu’ils font, par exemple pour trouver le code génétique de ce virus et chercher un vaccin et un traitement. Ce n’est pas la mondialisation qui crée les virus. La peste noire, au 14e siècle, a tué la moitié de la population européenne, et la mondialisation n’y était pour rien. En revanche, ce que cette crise nous apprend, c’est qu’il est dangereux de déléguer à d’autres pays, par exemple à la Chine, les industries les plus nécessaires à notre santé. Bonne leçon, dont il faudra tenir compte!

Certaines voix s’élèvent pour critiquer le blocage économique, qui pourrait créer des dégâts immenses, pires peut-être que le virus lui-même… Qu’en pensez-vous ?

J’en suis d’accord, et c’est ce qui m’effraie. Je me fais plus de soucis pour l’avenir professionnel de mes enfants que pour ma santé de presque septuagénaire. La France prévoit des dépenses supplémentaires, à cause du Covid et du confinement, de 100 milliards d’euros. Je ne suis pas contre. Mais qui va payer ? Qui va rembourser nos dettes ? Nos enfants, comme d’habitude… Cela me donne envie de pleurer.

Cette crise aura-t-elle un impact à plus long terme sur nos libertés ?

Le confinement est la plus forte restriction de liberté que j’aie jamais vécue, et j’ai hâte, comme tout le monde, d’en sortir. Pas question, sur le long terme, de sacrifier la liberté à la santé. J’aime mieux attraper le Covid-19 dans un pays libre qu’y échapper dans un État totalitaire!

Au sujet de l’après-crise, certains réclament le retour à la normale et au monde d’avant, tandis que d’autres prédisent un monde nouveau…

Le monde d’avant ne revient jamais. Essayez un peu de revenir aux années 1970… Mais à l’inverse, on ne recommence jamais à partir de zéro. L’histoire n’est jamais une page blanche. Ceux qui croient que tout va rester pareil se trompent. Ceux qui croient que tout va changer se trompent aussi.

On a vu se développer des mouvements de solidarité, notamment envers les ainés, ainsi qu’une plus grande reconnaissance envers le personnel soignant et d’autres professions souvent dévaluées. Ces comportements altruistes peuvent-ils s’inscrire naturellement dans la durée ou faudra-t-il leur donner un cadre légal et politique pour les faire exister à plus long terme ?

L’altruisme ne date pas d’hier. L’égoïsme non plus. Ils continueront donc de cohabiter, comme ils le font depuis 200.000 ans. Donc oui, comptons sur la politique et le droit plutôt que sur les bons sentiments. Quant à nos aînés, leur problème ne commence pas avec le Covid-19. Vous êtes déjà allé dans un EHPAD ? Le personnel y fait un travail admirable, mais quelle tristesse chez tant de résidents. Pardon de n’être pas sanitairement correct. En France, il y a 225.000 nouveaux cas de la maladie d’Alzheimer chaque année, donc peut-être dix fois plus que ce que le Covid-19, si le confinement fonctionne bien, risque de faire. Eh bien, pour ma part, je préfère être atteint par le coronavirus, et même en mourir, que par la maladie d’Alzheimer !

Le confinement est-il le moment opportun pour réfléchir à nos modes de vie ? De quelle manière la philosophie peut-elle nous aider en cette période ?

Tous les moments sont opportuns pour philosopher. La philosophie peut nous aider en nous poussant à réfléchir, à prendre du recul, plutôt que de nous laisser emporter par nos émotions – à commencer par la peur – et le politiquement correct.

Quels sont les enseignements positifs que nous pouvons tirer de cette crise ?

J’en vois trois principaux.

D’abord l’importance de la solidarité : se protéger soi, c’est aussi protéger les autres, et réciproquement.

Ensuite le goût de la liberté : quel plaisir ce sera de sortir de cette « assignation à résidence » » qu’est le confinement !

Enfin l’amour de la vie, d’autant plus précieuse quand on comprend qu’elle est mortelle. Gide l’a dit en une phrase qui m’a toujours frappé : « Une pas assez constante pensée de la mort n’a donné pas assez de prix au plus petit instant de ta vie. » Le Covid-19, qui fait que nous pensons à la mort plus souvent que d’habitude, pourrait nous pousser à vivre plus intensément, plus lucidement, et même – lorsqu’il sera vaincu – plus heureusement.

lecho.be

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André Comte-Sponville, auteur d’une vingtaine d’ouvrages, dont Petit Traité des grandes vertus (Seuil), ou Traité du désespoir et de la béatitude (PUF),