Si le sexisme n’avait pas existé, le racisme… 

«Le combat féministe nest pas, ne peut pas être, un combat féminin, mais celui de lhumanité.»  Christine Delphy 

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Extraits 

Il a fallu l’affaire Harvey Weinstein pour secouer le monde sur le harcèlement sexuel et le viol. Il a fallu Vanessa Springora pour alerter sur la pédophilie et il a fallu la mort de George Floyd pour s’insurger contre le racisme. Ces souffrances et ces détresses existent depuis des lunes ! Les coupables, même désignés, s’en sont souvent tirés. Et rien ne bougeait dans la société. Maintenant peut-être qu’enfin… ?

Je convoque deux auteurs pour travailler en parallèle ces deux fléaux : le sexisme et le racisme. C’est la lecture de Masculin féminin II. Dissoudre la hiérarchie de Françoise Héritier qui a tiré la première les ficelles de ma pensée. Parler de ficelle peut sembler trivial. Néanmoins, cette comparaison reconnaît à l’humaine condition d’être à la fois marionnettiste et marionnette. Ne sommes-nous pas tous quelque peu agités dans tous les sens, pris dans notre historicité, notre sexualité, nos contingences multiples conscientes ou non ? Et désireux de maîtriser notre vie, laquelle est intimement prise dans l’altérité ?

L’autre auteur convoqué est Tzvetan Todorov avec son ouvrage La conquête de l’Amérique. Il me fallait ce duo pour avoir un peu de distance par rapport à la pensée féministe de Fr. Héritier et pour affronter la question de la conquête, celle de l’autre qui est de culture, de sexe ou de langage différent… Bref, la question de l’approche de celui que je ne désigne pas spontanément comme « des nôtres », selon la description de la solidarité telle que projetée par le philosophe Richard Rorty :« Dans mon utopie, la solidarité humaine serait perçue non pas comme un fait dont il faudrait prendre acte en dissipant les “préjugés” ou en creusant jusqu’à des profondeurs encore inexplorées mais, plutôt, comme un objectif à atteindre. Et ce, non point par la recherche, mais par l’imagination, la faculté de reconnaître par l’imagination des semblables qui souffrent en des personnes qui nous sont étrangères. La solidarité ne se découvre pas par la réflexion, elle se crée. Elle se crée en devenant plus sensible aux détails particuliers de la douleur et de l’humiliation d’autres types de personnes, qui nous sont peu familières. Cette sensibilité accrue aidant, il devient plus difficile de marginaliser des personnes différentes de nous en pensant, “Ils ne sentent pas les choses comme nous les sentirions“, ou “Il y aura toujours de la souffrance, alors pourquoi ne pas les laisser souffrir ?” Pour en venir à voir d’autres êtres humains comme “des nôtres”», plutôt que des “eux”, il faut une description minutieuse de ce à quoi ressemblent ces êtres qui nous sont peu familiers et une redescription de ce à quoi nous-mêmes nous ressemblons. »

Dans La conquête de l’Amérique, j’observe que les conquistadors ont présenté par rapport aux indigènes la même attitude de type dominant que celle que les hommes ont adopté de tout temps vis-à-vis des femmes. Autrement dit, je m’interroge sur le racisme comme type de conduite apparenté au sexisme. Avec pour corollaire l’idée un peu audacieuse que si le sexisme n’avait pas existé, le racisme n’aurait peut-être pas eu de raison d’être, vu que le rapport à l’autre, en l’occurrence au sexe opposé, se serait construit autrement, dans un paradigme de rencontre mutuelle respectueuse.

La pensée de l’Homo sapiens toujours d’actualité vis-à-vis des femmes au XXIe siècle

Françoise Héritier, anthropologue, a mis en avant une « pensée de la différence », c’est-à-dire « la manière dont la différence des sexes, qui ne comporte dans l’absolu rien de hiérarchique, a été pensée dans les diverses sociétés du monde depuis les origines des temps. » Elle pose la question de savoir comment il se fait qu’aujourd’hui encore, malgré les découvertes scientifiques, l’humanité dans sa majorité développe toujours un système de pensée et/ou de mises en pratique valorisant systématiquement le masculin et/ou dévalorisant le féminin.

Son hypothèse est la suivante : « L’inégalité n’est pas un effet de la nature. Elle a été mise en place par la symbolisation dès les temps originels de l’espèce humaine à partir de l’observation et de l’interprétation des faits biologiques notables. Cette symbolisation est fondatrice de l’ordre social et des clivages mentaux qui sont toujours présents, même dans les sociétés occidentales les plus développées. » Cette vision très archaïque, écrit-elle encore « dépend d’un travail de la pensée réalisé par nos lointains ancêtres au cours du processus d’hominisation à partir des données que leur fournissait leur seul moyen d’observation : les sens. » Observation qui n’est pas restée une banale balance opposant deux à deux des termes antithétiques de même valeur. Pourquoi ?

Selon Françoise Héritier, les représentations de la personne sexuée dans la société occidentale « ne sont pas des phénomènes à valeur universelle générés par une nature biologique commune, mais bien des constructions culturelles. » Et ce qu’elle appelle « la valeur différentielle des sexes » est cette traduction unique du biologique qui exprime un rapport conceptuel orienté et hiérarchisé. Elle attribue la provenance de cette valeur différentielle à la volonté de contrôle de la reproduction de la part de ceux qui ne disposent pas de ce pouvoir si particulier qu’est la procréation. Dans la méconnaissance et l’ignorance, nos ancêtres ont fait les choix qui leur convenaient, entre hommes, les plus forts physiquement !

Colon veut explorer les terres plutôt que découvrir des hommes

Navigateur efficace, observateur de la nature, Colon s’est curieusement peu intéressé à l’humain. Plus conquérant qu’anthropologue et poussé par sa foi chrétienne, il utilise son expérience et ses découvertes pour confirmer la vérité qu’il croit déjà posséder. Si une information ne lui convient pas, il récuse la qualité de ses informateurs. Evangélisateur et colonisateur, il nomme les îles comme le fit Adam dans la Genèse. Il s’en empare, imposant les usages espagnols comme étant l’état naturel des choses. Il prétend comprendre la langue des indigènes (au moins par conjecture) tout en donnant les preuves de son incompréhension. En fait, il s’intéresse peu à eux comme sujets de connaissance. Ses priorités vont à la terre et à l’or qu’il pourra ramener dans sa patrie. La découverte de la nature le comble de bonheur. Il la qualifie de Paradis terrestre et lui porte une admiration absolue, intransitive. Il avance par conviction et interprète ses découvertes en toute méconnaissance de cause. Il n’a rien d’un empiriste et utilise, quand il le juge nécessaire, l’argument d’autorité.

Un philosophe anti-Indien : Sepulveda

Selon Tzvetan Todorov, l’érudit philosophe Gines de Sepulveda croit que la hiérarchie et non l’égalité est l’état naturel de la société humaine dans laquelle doit s’exercer l’impératif moral aristotélicien de « la domination de la perfection sur l’imperfection, de la force sur la faiblesse, de l’éminente vertu sur le vice. ». Saint Augustin sera sollicité dans le même sens avec la projection du sujet qui identifie ses propres valeurs à celles de l’univers, le salut de l’un pouvant même justifier la mort de milliers d’autres. Ce à quoi s’opposera fermement le franciscain Las Casas, son plus ferme détracteur.

Sépulveda part de préjugés et de projections personnelles tirées notamment de ses lectures. Il produit des descriptions ethnologiques des Indiens en s’intéressant aux différences, mais son vocabulaire est chargé de jugements de valeur, réduisant l’autre toujours à une infériorité par rapport à lui-même, les indiens étant barbares, bêtes… Son parti-pris anti-Indien biaise les informations sur lesquelles repose la démonstration.

Las Casas, défenseur des Indiens

L’égalité étant un principe inébranlable de la tradition chrétienne, Las Casas, franciscain, va s’employer à prouver que toutes les nations sont destinées au même Dieu qui convient à tous et à qui tous conviennent, Indiens compris ! D’ailleurs, ne présentent-ils pas déjà des traits chrétiens au point même de leur ressembler par leur douceur, leur humilité, leur authenticité. Ils sont sans rancœur, sans défaut. Et, faisant l’apologie des Indiens pour prouver qu’ils ne sont pas des êtres inférieurs, Las Casas fait la démarche inverse de Sepulveda, mais il aboutit à une description tout aussi pauvre et générale, où nous n’apprenons presque rien du fait de sa position égocentrique. Todorov se demande : « Peut-on vraiment aimer quelqu’un si on ignore son identité, si on voit, à la place de cette identité, une projection de soi ou de son idéal. (…) Que vaut alors cet amour ? »

Ambivalence de Las Casas qui d’abord dénonce les pratiques des conquistadors justifiant leur conquête violente au nom de l’évangélisation mais qui est convaincu de posséder la vérité au sein d’une religion universelle, pour ensuite prôner une colonisation pacifique par les religieux (laquelle sera un échec). Pour lui, il n’est pas question dans la première partie de son sacerdoce d’émancipation des Indiens et encore moins des Noirs. Il connaît l’enjeu matériel de la colonisation et prône l’exercice d’une attitude raisonnablement dominante dans l’intérêt du roi et de l’Espagne. Tout en estimant que le pouvoir spirituel doit coiffer le pouvoir temporel. Mais à la fin de sa vie, Las Casas se convertira à la cause des Indiens grâce à une évolution religieuse personnelle puisée dans la lecture de l’Ecclésiaste : « Le pain des pauvres, c’est leur vie ; celui qui les en prive est un meurtrier. »

Il avait découvert cette forme supérieure de l’égalitarisme qu’est le perspectivisme, où chacun est mis en rapport avec ses valeurs à lui plutôt que d’être confronté à un idéal unique, estime enfin que les Indiens doivent décider eux-mêmes de leur propre avenir.

Françoise Héritier : les hommes ont peur

Nos ancêtres ont adopté une classification dans une grille de lecture basée sur des perceptions et des pseudo-connaissances qui classifient « chaleur/froideur, externalité/intériorité, activité/passivité sont ainsi placées en filigrane derrière les notions de pur et d’impur. » L’anthropologue dénonce la peur des hommes vis à vis des femmes comme une attitude projective : « Peur et défiance : parce qu’elles incarnent la sexualité sauvage, débridée, mais aussi parce qu’elles incarnent la passivité pénétrée, c’est-à-dire dans les deux cas la dévoration d’énergie mâle ; crainte que l’on retrouve dans trois autres attendus : parce qu’ils ont peur de ne pouvoir les satisfaire, parce qu’ils craignent leur jouissance, parce qu’ils pensent qu’elles désirent leur pénis. A cela s’ajoutent les doutes classiques sur la fidélité et la paternité (parce qu’ils craignent leur infidélité ; parce qu’ils ne sont jamais certains de leur paternité ce qui est criant, c’est à la fois l’accaparement d’énergie sexuelle de l’homme, mais aussi son détournement dévoyé. » Racisme et sexisme se situent en opposition à la connaissance pour adopter préjugés, peurs et projection donc méconnaissance par omission, distorsion et généralisation.

Colon le colonisateur

Ou bien Colon perçoit les Indiens comme des êtres humains à part entière, ayant les mêmes droits et donc égaux et identiques, projetant ses propres valeurs comme universelles dans un monde unique où tout est ramené à l’aune espagnole subodorant que les Indiens deviendront de bons sujets du roi d’Espagne. Ou bien, à l’inverse, il met en avant les différences qui sont tout de suite évaluées en termes d’infériorité pour les Indiens, et par glissements progressifs va jusqu’à dénier aux Indiens le droit d’avoir leur propre volonté ce qui conduit à l’idéologie esclavagiste. Les Indiens deviennent des « objets vivants » dont on enverra des spécimens en Espagne. Todorov conclut : « L’altérité humaine est à la fois révélée et refusée. »

L’universel assimilé à l’homme mâle

Françoise Héritier, après avoir mis en avant l’importance des phénomènes biologiques liés à la nature féminine, propose un argumentaire beaucoup plus fort : « À la lumière de l’ethnologie, de la philosophie antique, des littératures traditionnelles, on voit exister, à côté d’un système social d’appropriation des femmes par leurs pères et frères qui disposent d’elles pour se procurer des épouses, et, légitimant ce système, des appareils de pensée qui, sur le mode conceptuel, dessaisissent les femmes de leur étrange pouvoir procréateur des enfants des deux sexes. Ils donnent aux hommes le rôle principal. Il n’existe pratiquement pas de société où tout dans la procréation soit censé provenir des femmes exclusivement. »

Ainsi, l’homme impose son point de vue particulier en lui conférant le statut d’universel au mépris de la différence féminine. Ses classifications fondent une appréhension du monde mise en place par les hommes qui ont décidé la bonne manière d’utiliser son cerveau et une autre qui l’est moins. La philosophie (occidentale tout au moins) a son poids de responsabilité dans les représentations du monde qui ont abouti à la situation d’oppression d’un sexe par l’autre. N’a-t-elle pas accompagné les œuvres des hommes avec une pensée – dont le rôle, qui est de s’étonner, s’interroger, proposer, argumenter, inventer… – n’a fait au contraire que de renforcer le sexisme et la hiérarchie dévalorisante jusqu’à maintenir les femmes dans un statut animal. Les exemples ne manquent pas. Ainsi Montesquieu, philosophe connu, écrit dans Lettres persanes : « Car, puisque les femmes sont d’une création inférieure à la nôtre, et que nos prophètes nous disent qu’elles n’entreront point dans le Paradis, pourquoi faut-il qu’elles se mêlent de lire un livre qui n’est fait que pour apprendre le chemin du Paradis ? »

Une grille apparemment indélébile

Le travail de la pensée réalisé par nos lointains ancêtres au cours du processus d’hominisation a consisté à connoter alternativement des caractères masculins et féminins à partir de l’observation des caractères objectifs et concrets des productions des corps dont la perte de sang subie par les femmes (caractère passif) mais volontaire pour les hommes (caractère actif des guerres et des rites d’initiation). Cette caractérisation binaire sur base de faits naturels, biologiques s’apparente au déterminisme biologique, (voire animal) dont les femmes ne seront parfois pas différenciées et dans lequel les hommes les enferment leur refusant « l’accès à la connaissance et aux savoirs de leur lieu et de leur temps autres que ceux qui sont directement liés à l’état domestique où elles sont confinées ».

Et Françoise Héritier de se demander : « Maintenant que cet ancien système de pensée est censé n’avoir plus cours, qui fondait sur un vide essentiel l’infériorité féminine selon un processus complexe où la fécondité des femmes les attachait à un utérus qui leur tenait place de cerveau, que voit-on se passer ? »

A l’heure actuelle, on traque encore la différence qui établirait définitivement la supériorité masculine. De manière moins grossière sans doute, mais « il s’agit désormais de trouver, dans l’organisation neuronale même, non seulement des différences entre hommes et femmes, mais encore des écarts différentiels entraînant de manière naturelle car biologique des comportements contrastés où il est aisé de retrouver en actes la supériorité du masculin. » Et finalement, « La grille de lecture avec laquelle nous fonctionnons est toujours celle, immuable et archaïque, des catégories hiérarchisées issues des lointaines compétences de nos ancêtres limitées à ce que leurs sens pouvaient appréhender ? » Décourageant !

Sexisme et racisme, même combat

Todorov s’étonne de la violence des conquistadors et de leur besoin de domination. La vie épouvantable, entre hommes, pendant des mois sur les bateaux secoués par la mer ne justifie en rien le véritable génocide réalisé d’un abordage à l’autre sur les terres étrangères. La lecture des récits des conquêtes espagnoles, à l’instar de tant de guerres, pourrait faire craindre que la violence masculine soit un phénomène universel ! Certainement pas pour les anthropologues. La violence (masculine ou féminine) varie d’une société à l’autre et d’un individu à l’autre. Des ethnologues comme Margaret Mead ont rencontré des peuplades profondément pacifiques. En Occident il y a un réel progrès non plus seulement vers l’émancipation des femmes mais vers l’égalité entre les sexes malgré l’actualité récente sur les harcèlements, pédophilie et viols cités plus haut.

Françoise Héritier a saisi la condition féminine du point de vue de l’anthropologie culturelle. La femme doit faire un double effort pour se situer entre le particulier et l’universel. Partant de l’homme générique, universel, de cette « essence » de l’humanité, de cet étalon auquel on la compare, elle doit « être soi » simplement et relever le défi de sa différence ouvrant à une pluralité qu’elle initie. Donc, là où l’enfant masculin doit se dégager biologiquement de la féminité originaire, l’enfant féminin doit se différentier culturellement du « même » (sa mère) et se dégager de l’emprise masculine dominante pour affirmer son autonomie de personne unique et de liberté.

Chaque sexe a ses propres combats à mener pour vivre la commune et indivise humanité à laquelle chacun appartient et dans laquelle tous ont droit au respect. L’universel n’est pas un donné figé, un profil, une vérité, mais plutôt une idée régulatrice, un terrain sans cesse à labourer pour y organiser la rencontre des êtres.