Résistance et sabotage

Près de Bure, un festival contre le projet de poubelle nucléaire

Débats, spectacles ou projections de films étaient au cœur du festival Les Bure’lesques, dans la Meuse, pour raviver la lutte contre Cigéo, le projet d’enfouissement de déchets nucléaires.

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« Vous allez à la manifestation ? », demande le gendarme.
Quelle manifestation ?
– Les Bure’lesques.
– Il n’y a pas de manifestation.
– À la marche ?
– Non. Il n’y a pas de marche, il y a un festival.
– Donc, il y va »
, conclut le gendarme, s’adressant à son collègue.

Cet échange absurde avec la maréchaussée témoigne de la paranoïa qui saisit le pouvoir dès qu’il s’agit de déchets nucléaires. Car le procureur de la République de Bar-le-Duc avait enjoint à la gendarmerie de contrôler pendant trois jours les véhicules se rendant au festival Bure’lesques « contre le projet Cigéo/Bure ». Non contente de contrôler conducteurs, cyclistes et piétons, les forces de l’ordre avaient installé un Imsi-Catcher (capteur de communications mobiles) non loin du lieu de la fête. Des gendarmes ont même scrupuleusement filmé une balade naturaliste qui emmenait un groupe d’une cinquantaine de personnes découvrir la nature aux alentours de Bure, commune dans laquelle la filière nucléaire rêve d’enfouir ses déchets radioactifs pour des centaines de milliers d’années. Les amoureux des plantes et des papillons sont aux yeux des pandores des individus suspects.

Tout ceci n’a pas empêché que, durant le week-end du 5 au 7 août, environ 2 000 personnes se sont retrouvées dans un grand champ jauni par le soleil brûlant parsemé de chapiteaux chatoyants. Conférences, spectacles, concerts ont marqué, dans une organisation impeccable et joyeuse, la bonne santé du mouvement de lutte contre le projet de poubelle nucléaire.

« On a souvent du mal à se relever des coups durs, reconnaît Juliette Geoffroy, du Collectif contre l’enfouissement des déchets radioactifs (Cedra), mais la joie de la lutte est là. » Car l’enjeu est crucial : « Ici, c’est la mère des luttes, le combat des combats ! affirme Christophe Bex, député Nupes-LFI, venu en enfant du pays meusien. Il n’y a pas plus mortifère que la radioactivité. »

Passage en force

Le dernier coup dur est venu de la déclaration d’utilité publique (DUP) du projet Cigéo, le 8 juillet, accompagné du label opération d’intérêt national (OIN), qui permet à l’État de se saisir des pouvoirs d’aménagement normalement dévolus aux maires. Mais ce coup de force peut aussi s’interpréter comme un aveu de faiblesse : car les élus locaux sont de plus en plus sceptiques, voire hostiles, au projet Cigéo. En mai 2021, plusieurs communes s’y étaient déclarés défavorables. Et depuis, l’État n’a pas convaincu.

« Au conseil régional du Grand Est, même des conseillers En Marche ou Les Républicains se sont abstenus sur l’OIN, ils se sentent mal à l’aise parce que la population est réticente », a ainsi affirmé lors d’un débat Cécile Germain-Ecuer, conseillère régionale écologiste. « Aujourd’hui, nombre d’élus locaux ont l’impression d’avoir été floués », confirmait Benoit Dejaiffe, conseiller départemental socialiste de la Meuse. « On est loin du compte des promesses de développement. On est en fait sur un anti-développement du territoire », a-t-il poursuivi, soulignant que la population du département diminue de 200 habitants chaque année.

Le gouvernement ne sait donc que jouer le passage en force malgré les faiblesses du dossier. La DUP s’est appuyée sur une enquête d’utilité publique lacunaire, ignorant nombre de précisions sur les caractéristiques de Cigéo, qui sont renvoyées à un futur décret d’autorisation de création (DAC). On ne sait ainsi pas quel volume de déchets est censé accueillir Cigéo — un chiffre crucial pour le dimensionnement de ce chantier gigantesque.

Quant à l’avis conclusif des commissaires de l’enquête, il n’a pas tenu compte des remarques déposées par le public durant l’enquête, et a commis des erreurs grossières, a relevé Régine Millarakis, de Lorraine Nature Environnement, comme d’écrire que le coût du projet était de 5 milliards d’euros — alors qu’il a été posé en 2016 par la ministre de l’Écologie de l’époque, Ségolène Royal, au minimum de 25 milliards d’euros.

« Résistance et sabotage, Andra dégage »

D’un chapiteau à l’autre, applaudissements et exclamations se faisaient entendre au long des débats, des spectacles ou des projections de films. Une conférence phare a porté sur la question de l’eau dans le projet Cigéo. En principe, les déchets doivent reposer dans une formation géologique stable durant plusieurs centaines de milliers d’années. Elle doit être imperméable aux infiltrations qui pourraient entraîner la radioactivité dans les cours d’eau et dans les nappes phréatiques. L’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), maître d’ouvrage de l’éventuelle poubelle Cigéo, ne peut pas l’établir, a démontré Romain Virrion, hydrogéologue à Lorraine Nature Environnement.

Un problème majeur est que l’installation d’une « descenderie » — couloir incliné de 5 km de long pour descendre les déchets à 500 m de profondeur — va traverser un aquifère, ce qui va générer un volume important d’eaux d’exhaure [1]. La couche de calcaire dit « oxfordien » traversée est beaucoup plus perméable que ne le pensait l’Andra, comme l’a révélé une étude de l’université de Reims. « Or, l’eau des écoulements de l’oxfordien se fait vers le bassin parisien, dit Romain Virrion, si Cigéo se faisait, celui-ci serait concerné », l’enjeu étant la possible contamination de la nappe qui alimente la région parisienne. Les réponses de l’Andra sont une fois de plus évasives sur cette question, qui concerne pourtant des millions de personnes de la région.

Mais plutôt que de répondre aux multiples questions que pose un dossier énorme et pourtant extrêmement imprécis, l’Andra envisage de réaliser rapidement des travaux incrustant le projet sur le territoire, avant même l’autorisation de création de Cigéo : sont ainsi envisagés un terminal ferroviaire et une ligne de chemin de fer, un transformateur électrique, des déviations routières. C’est sur ces chantiers que pourraient se focaliser les luttes, et notamment autour de l’ancienne gare de Luméville, un des lieux habités par les opposants à Cigéo. « Mais tout le long de la voie ferrée, la lutte pourra se faire », a observé une activiste.

Le lourd inventaire des menaces qui pèsent sur le territoire ne semble pas entamer la détermination des opposants. Malgré les contrôles policiers dissuasifs, de nombreux habitants des alentours sont venus assister aux concerts ou aux spectacles, et parfois aux conférences. Les organisateurs voulaient aussi souligner que des alternatives commencent à émerger partout alentour, des Semeuses aux associations culturelles ou aux projets d’agroforesterie : le paradoxe est que ce sont les opposants — qui s’installent dans les communes alentour de Bure — qui font vivre ce territoire en déshérence, où l’Andra ne promet que le béton.

« Dans mon enfance, a déclaré Christophe Bex, il y avait ici des services publics, des paysans, des bistros. » Le député affirme que la lutte « doit se massifier », passer à un autre stade. Une autre députée, Lisa Belluco, Nupes-EELV, était aussi venue : « Nous allons refaire notre argumentaire et reprendre le dossier nucléaire. » La forte présence des groupes Nupes à l’Assemblée devrait pouvoir faire changer les choses sur le plan politique.

Dimanche, la projection d’extraits du film Notre Terre mourra proprement, relatant les nombreuses luttes victorieuses menées dans le passé contre les déchets nucléaires, a donné de l’espoir : car dans les années 1980 et 1990, aux quatre coins de la France, dans la Loire, la Vienne, la Haute-Marne, le Gard, l’Anjou, la Mayenne, des projets d’implantation avaient été repoussés par une population unie. Bure a finalement été choisie, non pour ses qualités géologiques, mais parce que les autorités jugeaient que la résistance serait moins forte. Ce que d’autres ont fait, celles et ceux d’aujourd’hui peuvent le refaire. Et le public de conclure à pleine voix : « Résistance et sabotage, Andra dégage. »

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