La guerre se fabrique près de chez vous

Les pratiques des marchands d’armes français

Alors que la presse bourgeoise s’alarme de l’impérialisme russe et se fait le relais de la propagande pacifiste de Macron, le patronat de l’armement se gave grâce à la dépense publique ou aux contrats passés avec les régimes totalitaires du monde entier, parfois engagés dans des guerres d’agression. Dans la région comme ailleurs, petites et grosses boîtes fabriquent ainsi du matériel militaire, sans que l’on soit forcément au courant…

La guerre en Ukraine est venue raviver la crainte d’une guerre généralisée en Europe, et le secteur de l’armement capitalise sur ce conflit pour développer et vendre de nouveaux équipements. Une nouvelle fois, on ne tire pas les leçons du passé… Le 14 juin, le président de la République souhaite que la France se projette dans « une économie de guerre », ce qui se traduit par une nouvelle hausse des moyens donnés aux armées (1). Depuis plusieurs années, le budget militaire de la France augmente de 3 milliards par an. En 2017, il s’établissait à 33 milliards et va atteindre 44 milliards en 2023. Comme d’autres avant lui (guerre d’apartheid en Afrique du sud, Angola, Rwanda, guerre du Golfe), le conflit au Yémen avait replacé au premier plan la responsabilité de la France par rapport à l’utilisation des armes qu’elle vend. Les multiples enquêtes d’ONG et de journalistes ont pointé du doigt le rôle crucial des majors du secteur (Thalès, Safran, Dassault, etc).

Armer le maréchal

Cela ne semble pas ralentir la course folle aux ventes d’armes orchestrée notamment par la France. Le pays exporte entre 7 et 15 milliards d’euros d’armement dans le monde selon les années. On atteint les 12 milliards en 2021 et les prises de commande pourraient s’élever jusqu’à 22 milliards en 2022 en raison de contrats majeurs qui entrent en vigueur (les Rafale aux Émirats arabes unis, les Rafale et les frégates à la Grèce). Paris est le troisième exportateur d’armes au monde derrière les États-Unis et la Russie. Autant dire que notre bon président passe plus de temps à répandre la guerre dans le monde qu’à jouer au médiateur de la paix.

Parmi les premiers clients figurent la monarchie autoritaire d’Arabie saoudite, la dictature du Maréchal Sissi en Égypte et le régime répressif indien. Il faut savoir que 50 % de nos ventes d’armement vont vers les pays du Moyen-Orient qui sont en guerre (Arabie saoudite, Émirats arabes unis) ou qui répriment leur propre population (Égypte, Qatar). Hormis ces montants financiers, il est très difficile de connaître la nature et les quantités d’armes transférées à un pays en particulier car le rapport au Parlement sur les exportations d’armement est très incomplet (12). Le degré de transparence est bien inférieur à celui des autres pays européens tels que les Pays-Bas ou le Royaume-Uni ; d’où la nécessité d’une mobilisation citoyenne beaucoup plus forte.

De même, peu d’informations existent sur les myriades de petites et moyennes entreprises réparties sur l’ensemble du territoire qui font pourtant « tourner » l’industrie de l’armement, soit en étant les poissons pilotes de l’innovation dans le domaine, soit les « petites mains » qui fabriquent des pièces ou un pan entier du matériel produit.

Armer l’Arabie Saoudite

Les grandes sociétés possèdent généralement des usines situées dans différentes régions en fonction des compétences locales. Le Nord-Ouest est spécialisé dans le naval (Naval Group, CMN, Ocea), le Sud-Est dans les véhicules blindés et l’imagerie (Arquus, Ares, Delta Drone), le Centre dans les missiles (MBDA). Quant au Sud-ouest, il est principalement concerné par le secteur aéronautique (Dassault, Airbus). Le matériel militaire produit par des usines près de chez vous, et bénéficiant d’aides importantes de la part des collectivités locales, se retrouve ainsi dans les guerres en cours. Il permet peut-être, à l’heure où vous lisez ces lignes, à un missile de déchiqueter corps humains et bâtiments au Yémen… dans un conflit qui a dépassé les 400 000 morts.

Plusieurs cas de figure se présentent. Les grandes entreprises peuvent détenir des usines ou filiales locales voire faire appel à des sous-traitants. Ainsi, les usines Airbus à Blagnac assemblent en partie les Airbus A-330 MRTT qui ravitaillent en carburant les avions de chasse, une unité de production en Espagne se chargeant de leur finalisation (2). Six exemplaires ont été vendus à l’Arabie saoudite (3) et deux aux Émirats arabes unis qui en ont commandé deux nouveaux fin 2021(4). Les avions saoudiens ont été repérés pendant la guerre au Yémen, où ils jouent un rôle essentiel dans la logistique des bombardements. À Toulouse, Safran assemble les pièces de moteur dédiées aux missiles Storm Shadow/Scalp du fabricant MBDA (5) qui peuvent être lancés par les Rafale et Mirage 2000 des Émirats Arabes Unis. Les satellites fournis au début des années 2010 par Airbus et Thales à Abu Dhabi ont joué également un rôle essentiel dans la conduite de la guerre au Yémen puisqu’ils permettent de localiser l’ennemi, de diriger l’arme aérienne et ils détectent les mouvements de foule dans une ville ou le désert.

Enfin, certaines entreprises se positionnent sur des créneaux spécifiques (petits drones, vêtements militaires, etc). Ainsi depuis 2017, à Mazères en Ariège, Lacroix équipe les véhicules de combat russes BMP-3 utilisés par les Émirats arabes unis avec son lanceur Galix (système d’autoprotection et de réponse du véhicule comprenant des capteurs, des fumigènes et des munitions). Depuis 2011, elle équipe également les véhicules blindés émiratis Nimr Ajban avec le même lanceur Galix (identifié au Yémen à de multiples reprises). Lacroix a également équipé de ce produit les véhicules blindés RG-31 sud-africains de Denel vendus aux Emirats arabes unis et qui sont utilisés par leurs forces armées au Yémen. En contrepartie de ces ventes d’armes, Lacroix transfère sa technologie à Abu Dhabi à l’aide d’une co-entreprise appelée Emirates Defence Technology. Autre exemple, les drones fabriqués dans l’agglomération toulousaine par Diodon Drone Technology qui servent à la fois à des missions de surveillance au Mali comme à la protection des parcs d’éoliennes offshore (6).

Qui veut des drones ?

Un certain nombre de ces PME sont duales, c’est-à-dire qu’elles opèrent parallèlement pour le secteur civil, ce qui n’est pas sans poser un défi supplémentaire vu le peu de transparence dans ce domaine. Suite à la mobilisation des ONG sur le Yémen, la publication annuelle d’un rapport sur les exportations des biens à double usage a eu lieu cette année. Mais comme pour celui sur les exportations d’armes, il se révèle incomplet : le document compile des montants financiers agrégés par pays et grande catégorie de matériel, ce qui est évidemment trop vaste pour savoir ce qui est réellement exporté (7).

Cette porosité entre le civil et le militaire s’accroît en raison de la présence croissante de l’électronique dans l’armement. Il faut dire que la guerre a changé de nature. Elle se déroule désormais majoritairement en ville, mettant en jeu des forces spéciales ou des petits groupes d’intervention, équipés de drones, de robots et de blindés légers. Le but est moins de conquérir un territoire que de maintenir le contrôle sur la population aux moyens d’outils de surveillance (brouilleurs, systèmes d’interception des communications, etc.), dont la France s’est fait une spécialité. Le domaine de la surveillance numérique ne se restreint pas à l’étranger, elle s’étend aussi à nos villes à travers le concept de « smart city » (ville intelligente) qui dessine un réseau de capteurs, caméras et systèmes informatiques embarqués dans l’infrastructure urbaine (feux de circulation, vidéo-surveillance, portiques du métro, etc.). Ces systèmes sont reliés entre eux et capables de produire et traiter un grand nombre de données sur nos comportements.

Il existe donc une frontière toujours moins nette entre le domaine de la sécurité et celui de la défense. Des sociétés comme Delair, basée à Toulouse, ou Diodon Drone Technology, sont bien l’expression de ce brouillage. L’entreprise Delair livre des drones à la Côte d’Ivoire servant à la surveillance de la population ivoirienne et des groupes armées qui interceptent les communications des téléphones mobiles (8). Des exportations d’autant plus discutables que la société civile fait l’objet d’une répression régulière. Comme en 2020, où à l’approche de l’élection présidentielle, Alassane Ouattara s’accroche au pouvoir comme ses prédécesseurs. Des opposant·es manifestent et l’armée tire sur la foule causant une dizaine de morts et des centaines de blessé·es (9). D’autres pays peu démocratiques les utilisent : le Maroc via sa gendarmerie royale et la Garde nationale du Niger. Parallèlement, ces drones servent au secteur civil : EDF et la RTE (le gestionnaire du réseau de transport d’électricité) les utilisent pour veiller sur leur réseau.

Se mobiliser contre l’industrie de l’armement

Si on veut agir contre les répressions ici, il est important de s’intéresser à ce qui se passe ailleurs et au rôle du militaire. En effet, ce dernier s’inscrit dans la continuité de l’action sécuritaire, il procède de la même logique. Un certain nombre d’entreprises locales collaborent ainsi à des politiques qui visent à opposer un refus aux demandes sociales et de liberté, ainsi qu’à mettre à bas les logiques de coopération et de solidarité entre individus. Cet état des lieux transcende les frontières étatiques.

Il est nécessaire de diffuser cette information autour de l’armement et du rôle des entreprises qui nous entourent, d’interpeller les élu·es, et de manifester un refus physique à cet engrenage guerrier. Amener le débat à l’échelon local peut aider à mobiliser davantage, car à partir du moment où une société « habite » un lieu, son rôle doit être connu et – si les conséquences de son activité posent de graves problèmes humains, être débattu par les habitants. C’est le cas pour certaines industries chimiques ou agro-alimentaires, pourquoi cela ne le serait-il pas pour les industries d’armement et de sécurité ? À quand un audit mesurant l’empreinte des entreprises régionales sur les conflits internationaux et les violations de droits humains ?

C’est dans cet esprit que nous avons conçu le rapport « La guerre se fabrique près de chez nous ». Et puisque l’Observatoire des armements est basé à Lyon, nous nous sommes focalisés sur le tissu de l’industrie de l’armement en Rhône-Alpes et ses liens avec les guerres actuelles. Le dossier a entraîné des débats dans plusieurs villes de la région (Lyon, Grenoble, Chambéry, etc) et des collectifs anti-armements se sont re-créés à Lyon et Grenoble. Le 25 juin, un deuxième rassemblement a été organisé devant la Chambre de commerce et de l’Industrie à Lyon qui héberge le Cluster Eden, lobby local de l’armement. Espérons que l’exemple de cette mobilisation pourra susciter des vocations dans votre région ou ailleurs…

Texte : L’observatoire de l’armement

NB : Si vous souhaitez partir à la quête d’informations sur votre tissu local d’entreprises d’armements et les financements publics attribués par vos collectivités, nous nous tenons à votre disposition pour vous épauler. Une aide est par ailleurs disponible à la fin de notre rapport disponible sur papier (10), ou gratuitement sur notre site internet (11). Il est enfin possible de devenir relais des informations de l’Observatoire dans votre localité, de façon à pérenniser la mobilisation sur le sujet. Contact : relais@obsarm.info

Toulouse Nécropole

Pour démentir le conte de fée d’une région qui fabriquerait surtout de jolies fusées spatiales, des militant·es anti-militaristes s’étaient penché·es en 2014 sur l’industrie de l’armement en Occitanie, au travers du livre Toulouse Nécropole, la production d’armement dans la région toulousaine, spécialités locales pour désastre global*. Ainsi, ce livre espérait contribuer à ce que « La population française [ n’ignore plus] la réalité guerrière qui se cache derrière la croissance économique, le mythe du progrès, l’innovation technologique et la production industrielle nationale ». A la clef, « un descriptif du complexe militaro-industriel local et un inventaire non exhaustif des laboratoires, universités, institutions et entreprises de Midi-Pyrénées impliqués dans le marché de la guerre », le tout sur 230 pages. 650 entreprises avaient alors un pied dans le secteur militaire, étant inscrites sur la liste des prestataires du ministère de la défense, dont 450 en Haute-Garonne. Ils et elles révélaient par ailleurs qu’une entreprise sur deux du secteur aéronautique et spatial travaillait pour l’armée. Dans un article de janvier 2021, Médiacités affirmait que l’Occitanie comptait aujourd’hui 1800 sociétés dans l’industrie militaire. De quoi reprendre et actualiser ce travail d’enquête titanesque…

* À lire en ligne ici : www.iaata.info/IMG/pdf/tounecro.pdf

Notes

1 : « Comment la France compte s’engager dans une économie de guerre », BFMTV, 14/06/22.

2 : « Comment Toulouse participe à la guerre au Yémen », Médiacités, 25/01/21.

3 : « Comment la France participe à la guerre contre le Yémen », 12/09/17, www.orientxxi.info.

4 : United Arab Emirates orders two additional Airbus A330 MRTT, www.airbus.com, 14/11/21.

5 : « Armement. Guerre au Yémen « made in France » », www.orientxxi.info, 29/09/22.

6 : « L’Occitanie, terre d’expérimentation pour les drones », www.usinenouvelle.com, 31/12/21.

7 : « Rapports 2022 sur les exportations d’armement et les biens à double usage, Communiqué de presse », 25/09/22. http://www.obsarm.org,

8 : Xavier Tytelman, « Des drones de surveillance DT-26 pour la Côte d’Ivoire », Air-Cosmos.com, 15/12/21.

9 : « Élection en Côte d’Ivoire » : on décèle l’hypocrisie plus que l’aveuglement », Thomas

Noirot, Billets d’Afrique n° 302, novembre 2020.

10 : Envoyer un chèque de 10 euros à notre adresse : Observatoire des armements, 187 montée de Choulans, 69005 Lyon.

11 : « Entreprises d’armement en Auvergne-Rhône-Alpes », www.obsarm.org

12 : Rapport au Parlement 2022 sur les exportations d’armement de la France, www.vie-publique.fr

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