Le capitalisme est la cause du dérèglement climatique

Naomi Klein, qui a écrit cet article, est journaliste, réalisatrice  et l’auteure de plusieurs essais remarqués. 

Extraits de l’article

Le 4 août, un seul article occupera l’intégralité du magazine du New York Times, et portera sur un sujet unique: l’absence de réaction face à la crise climatique mondiale dans les années 80, à l’époque où du point de vue scientifique la question était réglée, mais aussi où les opinions politiques semblaient tenir compte de ce point de vue. L’auteur de l’article est Nathaniel Rich, dont le travail d’historien foisonne de révélations d’initiés sur le refus de prendre certaines décisions, ce qui me fit jurer à voix haute à de nombreuses reprises. Au cas où le moindre doute subsisterait quant au fait que les conséquences de ces non-décisions graveront une empreinte suffisamment profonde pour définir une ère géologique, un reportage de photographie aérienne de George Steinmetz ponctue le texte de Rich, et notre regard ne peut se détacher de ces témoignages sur le délitement accéléré des systèmes planétaires, depuis la transformation de la glace du Groenland en un déchaînement d’eaux vives, jusqu’aux gigantesques efflorescences algales du troisième lac chinois par la taille.

La longueur de l’article est celle d’un court roman; il constitue un exemple du type de prise de position médiatique que la crise climatique mérite depuis longtemps, mais dont elle ne bénéficie presque jamais. Un sujet aussi trivial que le pillage de notre unique habitat ne mérite pas de faire les gros titres, et la litanie de justifications à une telle affirmation ne nous est que trop familière: « Le changement climatique est un problème de bien trop long terme »; « Il est malvenu de parler politique, au moment où des gens périssent, victimes d’ouragans ou d’incendies »; « Les journalistes s’adaptent à l’actualité, ne la créent pas »; sans oublier, bien entendu: « Rien de tel pour fracasser l’audimat ».

La responsabilité des médias

Aucune de ces excuses ne saurait dissimuler le manquement au devoir. Les médias dominants ont toujours eu le pouvoir de décider, tout seuls, que la déstabilisation planétaire était un sujet d’actualité de la plus haute importance; parmi ceux du moment, il est sans aucun doute le plus lourd de conséquences. Ils ont toujours eu cette capacité de mobilisation des talents de leurs journalistes et photographes, qui leur permettrait de mettre en évidence le lien entre sciences abstraites et évènements climatiques extrêmes, tels qu’ils sont vécus. Le feraient-ils avec constance, qu’ils atténueraient le besoin pour les journalistes de déterminer l’agenda politique, dans la mesure où un public mieux au fait de la menace comme des solutions concrètes, tend à pousser ses élus à prendre des mesures courageuses.

Ainsi s’explique l’exaltation ressentie en apprenant que le Times mobilisait l’intégralité des troupes de sa machine éditoriale pour soutenir l’opus de Rich – à coups de film promotionnel, de lancement télévisé en direct depuis le Times Center, en passant par la publication de matériel pédagogique dédié.

Ainsi s’explique également, la colère qui nous étreint à la lecture d’un article dont les prémisses sont à ce point erronées. Selon Rich, entre 1979 et 1989, la science fondamentale du changement climatique était comprise et acceptée, le sujet n’avait pas encore provoqué de clivage partisan, les compagnies d’exploitation des énergies fossiles n’avaient pas encore entamé de véritable campagne de désinformation, enfin une puissante dynamique politique semblait entraîner le monde vers la conclusion d’un accord international de réduction des émissions, à la fois ambitieux et contraignant. Lorsqu’il parle de cette période-clé, à la fin des années 80, Rich écrit: « Toutes les conditions du succès étaient réunies ».

Mais nous avons tout gâché – « nous », c’est à dire les humains, dont la myopie sévère nous empêche de sauvegarder notre avenir. Et au cas où nous n’aurions pas bien compris sur qui, ou sur quoi, rejeter la responsabilité de notre « perte de la terre », la réponse de Rich se présente sous la forme d’un cri indigné en pleine page: « Tous les faits nous étaient connus, aucun obstacle ne barrait la voie. C’est à dire … aucun, à part nous-mêmes. »

Ouais … vous, moi. Selon Rich, pas les compagnies pétrolières, qui participèrent à chacune des réunions politiques dont l’article fait mention. (Essayez d’imaginer un gouvernement étasunien qui chargerait l’industrie du tabac de rédiger les politiques visant à interdire de fumer. Au cas où ce type de réunions échouerait à prendre la moindre mesure concrète, devrait-on en conclure à la tendance suicidaire des populations? Devrait-on, au contraire, pencher pour la corruption d’un système politique à l’agonie?).

Depuis mercredi, date de la mise en ligne de la première version de l’article, de nombreux scientifiques et historiens ont souligné ce contresens. D’autres ont attiré l’attention sur les invocations insupportables à la « nature humaine », ainsi que sur le « nous » de majesté, utilisé pour décrire un groupe de personnages très influents, dont l’homogénéité est à mourir de rire. On ne trouve, dans le compte rendu de Rich, pas la moindre allusion à ces dirigeants de « Pays du Sud », qui exigèrent des mesures contraignantes, pendant et après cette période-clé, et dont l’humanité, bizarrement, ne les empêchait pas de se soucier des générations futures. Parallèlement, il est aussi rare de percevoir l’écho d’une voix féminine dans le texte de Rich, que d’observer des pies à bec ivoire en pleine nature – et si nous, mesdames, finissons bien par apparaître, c’est avant tout dans le rôle de déesses de douleur, épouses de héros tragiques.

Des politiques tout aussi coupables

Rich finit par conclure que tout fut gâché par l’intervention de quelque chose du nom de « nature humaine », sans pour autant se soucier de fournir la moindre preuve, ni sociale, ni politique. Il affirme que « les êtres humains, qu’ils soient membres d’organisations mondiales, de démocraties, d’entreprises, de partis politiques, ou simplement en tant qu’individus, ont conscience du châtiment qu’ils infligeront aux générations futures, mais ils se révèlent incapables de sacrifier leurs habitudes de consommation présentes pour autant. On dirait que nous sommes incapables de nous détacher de « notre obsession du présent, notre souci du moyen terme, notre tendance à chasser le long terme de nos esprits, comme on recrache un poison ».

Mon analyse de la même période me fit aboutir à une conclusion diamétralement opposée: avec le recul, ce qui ressemblait au premier abord à l’opportunité idéale de mise en œuvre de politiques de préservation du climat, se révèle avoir été un anachronisme historique de première ampleur. En effet, l’analyse rétrospective de ce moment le fait apparaître clairement comme la conjonction du rassemblement de gouvernements enfin bien décidés à brider l’industrie pétrolière, et de la transformation en tsunami de la vague néolibérale, dont les objectifs de déconstruction économique et sociale entrèrent en collision frontale avec les impératifs de la science du climat d’une part, de l’imposition de règles permanentes aux grandes entreprises d’autre part. L’absence de la moindre allusion, même infime, à l’apparition de cette autre caractéristique du monde de l’époque, trace au cœur de l’article de Rich, un angle mort dont l’énormité donne le vertige. Après tout, le métier de journaliste offre cet avantage essentiel de pouvoir revenir sur le passé récent, en étant capable de discerner alors des tendances, des structures, demeurées invisibles aux yeux de celles et ceux qui furent emportés par ces bouleversements, en temps réel. Par exemple, en 1988, la communauté scientifique ne pouvait avoir conscience d’être en équilibre sur le bord d’un précipice, prête à basculer dans le creuset d’une révolution libérale dont les convulsions allaient remodeler toutes les principales économies de la planète.

Mais nous, nous savons. Lorsqu’on se penche sur la fin des années 80, il apparaît très clairement que 1988-89 étaient très loin de rassembler « des conditions de réussite on ne peut plus propices »; en fait, pour une humanité décidée à prendre la résolution ferme de placer la santé de la planète en tête de ses priorités, loin devant les dividendes, il s’agissait très probablement du pire moment.

Situons le contexte. En 1988, les États-Unis signèrent avec le Canada un accord de libre-échange qui allait servir de prototype aux innombrables traités du même genre conclus par la suite. La chute du Mur de Berlin était toute proche, un événement dont les idéologues étasuniens d’extrême-droite allaient réussir à s’emparer pour en faire à la fois la preuve de la « fin de l’histoire », et le blanc seing les autorisant à exporter aux quatre coins de la planète privatisations, dérégulation, austérité, à savoir les trois ingrédients de base de la recette Reagan-Thatcher.

Ce fut cette convergence de tendances historiques – l’émergence au niveau mondial de deux architectures, l’une en prévision de la lutte contre le changement climatique, et l’autre, beaucoup plus solide, destinée à libérer le capital de toute contrainte -, qui enraya le mouvement dont Rich procède à la juste identification. En effet, fait-il remarquer à de nombreuses reprises, la relève du défi de la lutte contre le changement climatique, aurait réclamé d’une part l’imposition de règles strictes aux pollueurs, d’autre part un plan d’investissements dans les services publics, afin de transformer nos modes d’alimentation en énergie, nos habitudes de vies dans les grandes villes, nos moyens de transport.

Tout ceci était possible dans les années 80-90 (et continue à l’être) – mais uniquement au prix d’une bataille frontale contre le projet néolibéral, qui lançait, à ce moment précis, une offensive contre l’idée même de service public (« La société est une chimère », nous répétait Thatcher). Parallèlement, les accords de libre-échange conclus à l’époque, faisaient tout leur possible pour rendre illégales au regard du droit du commerce international, de nombreuses initiatives bienvenues pour le climat – comme les subventions, ou la priorité accordées à l’économie verte localisée, ou le refus opposé aux nombreux projets polluants, comme les oléoducs ou la fracturation hydraulique.

J’ai écrit un livre de 500 pages sur cette collision entre planète et capitalisme, dont je ne vais pas ressasser les détails ici-même. Cependant, cet extrait traite le sujet en profondeur, c’est pourquoi je me permets d’en citer un court extrait:

Nous n’avons pas fait le nécessaire pour réduire les émissions, parce que la nature même de ce type d’actions entre en conflit avec le capitalisme dérégulé, à savoir l’idéologie dont le règne couvre toute la période au cours de laquelle nous nous sommes démenés pour trouver le moyen de sortir de cette crise. Nous n’avançons pas, parce que les mesures qui constitueraient notre meilleure chance d’éviter la catastrophe – et dont la très grande majorité bénéficierait – représentent une menace extrême pour une élite minoritaire qui tient en laisse les médias dominants, et bride nos économies comme notre fonctionnement politique. Ce problème n’aurait probablement rien eu d’insurmontable, s’il était survenu à tout autre moment de notre histoire. Mais pour notre grand malheur à tous, c’est au moment précis où la communauté scientifique présentait la menace pesant sur le climat sous forme de diagnostic irréfutable, que cette élite put jouir sans entraves de pouvoirs politique, culturel, intellectuel, qui n’avaient plus été aussi étendus depuis les années 20. En fait la diminution drastique des émissions de gaz à effet de serre avait fait l’objet de discussions sérieuses entre gouvernements et scientifiques dès 1988 – l’année même où se leva l’aube de ce que nous allions connaître sous le nom de « mondialisation ».

Un socialisme démocrate vert comme solution ?

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La totalité de l’article :

https://lemediapresse.fr/ecologie/le-capitalisme-est-la-cause-du-dereglement-climatique-par-naomi-klein/

Livres écrits par N. Klein

  • No Logo : La tyrannie des marques (Actes Sud, 2001),
  • La Stratégie du choc : Montée d’un capitalisme du désastre (Actes Sud, 2008)
  • Tout peut changer : Capitalisme et changement climatique (Actes Sud, 2015)