Jeff Bezos, boss sans limites

La fortune personnelle du fondateur d’Amazon, qui atteint désormais 155 milliards de dollars (134 milliards d’euros), repose en grande partie sur l’effort continu des travailleurs sous-payés de ses entrepôts.

« Hectomilliardaire », le mot n’a jamais été utilisé avant lui, Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon. Sa fortune personnelle atteint désormais 155 milliards de dollars (134 milliards d’euros). D’après une étude Bloomberg, l’homme est 2,6 millions de fois plus riche qu’une famille américaine moyenne. Ce pactole formidable confirme un secret mal gardé, dévoilé notamment par Thomas Piketty dans Le Capital au XXIsiècle (Seuil, 2013) : les revenus du capital sont supérieurs à ceux du travail, leur progression est plus rapide que les salaires et la croissance, aggravant considérablement les inégalités.

Jeff Bezos ne s’est pas « fait tout seul », comme certaines légendes le racontent. Sa société et ses livraisons rapides reposent sur l’effort continu des travailleurs sous-payés de ses entrepôts. Leur salaire de départ est de 5 dollars inférieur au salaire minimum américain. La moitié des employés de l’entreprise gagne moins de 23 300 euros par an – une somme que Bezos gagne en neuf secondes. En mai 2014, l’homme s’est vu décerner le titre de « Pire patron au monde », à l’issue d’un sondage mené par la Confédération syndicale internationale. D’après ses rapports, les « trimards » des entrepôts marchent plus de 24 km par jour, ont droit à six minutes de pause quotidienne pour aller aux toilettes, portent des terminaux qui surveillent leurs moindres mouvements, subissent des représailles ou sont licenciés dès qu’ils protestent ou se syndicalisent.

Quant aux cadres, ils sont pressurisés, comme l’a révélé une enquête du New York Times du 15 août 2015 : ils travaillent quatre-vingts heures par semaine, s’envoient des mails jusqu’à minuit, tiennent des conférences téléphoniques le dimanche de Pâques, sont évalués au quotidien par le logiciel Collaborative Anytime Feedback, subissent constamment l’hostilité critique des chefs, font des burn-out… Un responsable du service marketing déclare : « Presque toutes les personnes avec qui je travaille, je les ai vues pleurer au bureau. » Astreinte finale, les cadres sont soumis à des clauses de non-concurrence de dix-huit mois, ce qui les décourage à changer de société et permet à l’entreprise de confiner leurs salaires.

« Echec politique »

Le 1er août, la journaliste économique Annie Lowrey estimait dans The Atlantic que la fortune de Jeff Bezos met « en accusation un système d’imposition et un environnement commercial et réglementaire conçu pour maximiser les gains et encourager l’accumulation de richesse par une minorité ». Elle y voit « un échec politique » de notre système néolibéral. Car Amazon n’a pas payé un dollar d’impôts après avoir déclaré 5,6 milliards de dollars de bénéfices aux Etats-Unis en 2017 – cerise sur le gâteau, l’entreprise a obtenu un gain de 789 millions de dollars sur les impôts des années précédentes qu’elle avait reportés. La réduction des taxes sur les sociétés voulue par Trump et les allégements fiscaux pour les achats d’actions des dirigeants ont permis ce tour de passe-passe.

Amazon pourtant profite largement de l’argent public américain. La société négocie des aides substantielles des Etats – 1,2 milliard de dollars à ce jour d’après le magazine en ligne The Intercept du 19 avril – pour construire ses immenses entrepôts et promouvoir les emplois locaux. Ce faisant, la société renforce sa position de monopole. D’après The Intercept, elle impose des salaires très bas dans les Etats où le programme fédéral de lutte contre la pauvreté distribue des bons alimentaires.

« Mais qu’est-ce que je vais faire de tout cet oseille ? »

Jeff Bezos lui-même paie très peu au fisc, au regard de sa fortune. Il perçoit un salaire annuel de 1,6 million d’euros, sur lequel il paye 37 % d’impôts. En revanche, ses gains en actions, colossaux, sont soumis à des impôts sur les plus-values qui ne dépassent pas 20 %. Résultat : il gagne 1 900 euros par seconde. Que fait-il de sa fortune ? Visiblement, il ne partage pas la philosophie d’entrepreneurs comme Bill Gates ou Warren Buffett, qui estiment que l’argent doit retourner vers la société, et qui ont fait don de 90 % de leur fortune à des fondations humanitaires. Bezos, lui, à la manière du rappeur Booba dans la chanson Kalash, s’interroge : « Mais qu’est-ce que je vais faire de tout cet oseille ? » En juin 2016, il a demandé aux internautes de lui « donner des idées ».

A ce jour, son plus gros investissement concerne le tourisme spatial de luxe à travers son entreprise Blue Origin. Le prix d’un voyage sera facturé entre 200 000 et 300 000 dollars. Bezos assure qu’il s’agit de rendre le voyage spatial fiable, puis de coloniser la Lune avec « des millions de gens ». Dans la revue en ligne AOC du 7 août, le philosophe écologiste Dominique Bourg estime que « promettre l’exode de l’humanité sur une planète Mars terraformée au moment où l’on s’emploie à détruire les fruits de la terraformation de la Terre elle-même (qui aura duré un milliard d’années…) est proprement pathétique. Ce discours de milliardaire déjanté n’est qu’un écran de fumée… »

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