Sorry, we missed you

Le dernier film de Ken Loach ; A VOIR !

Parfois au cinéma, je pleure. Quelques larmes brûlantes s’écoulent sur mes joues, parfois l’une d’elles perle simplement. Ce que je vois et ce que j’entends m’émeut ou me bouleverse. Je m’identifie à celle ou celui qui est frappé par un malheur ou simplement pris dans une situation douloureuse pour eux. Je souffre alors par procuration et cela relève de l’empathie que nous éprouvons et qui fait de nous des êtres humains solidaires.

En regardant Sorry, we missed you, le dernier film de Ken Loach, je n’ai pas pleuré à chaudes larmes. Une seule larme a coulé sur ma joue. Elle était glaciale et s’est écoulée lentement, très lentement. Elle était une larme de colère froide. Je ne me suis identifié à aucun personnage. Je me suis simplement demandé comment avons-nous pu en arriver là. Comment avons-nous pu nous laisser piéger ainsi ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit.

Peu à peu, jour après jour, Ricky et Abby sont en proie aux difficultés du quotidien. Ricky enchaîne ce qu’il est convenu d’appeler des « petits boulots », c’est à dire qu’il occupe des emplois précaires mal payés pendant qu’Abby intervient en assistance de vie au domicile de personnes âgées ou handicapées. Comme chacun le sait, ce travail, qui consiste à venir en aide aux plus fragilisées de notre société, est une sinécure dans laquelle fortune peut rapidement être faite.

Cependant la révolution numérique est en marche, elle annonce un avenir radieux à tous, à condition de s’emparer des opportunités qu’elle offre.

Ricky se voit offrir un emploi dans une grande entreprise de livraison qui travaille pour une ou plusieurs plateformes de vente par correspondance. Emploi n’est pas la formule adaptée et adoptée. C’est plutôt une association très libre qui lui est proposée : il a le choix entre acheter un véhicule de livraison avec des traites de 400 £ par mois ou de le louer directement auprès de l’entreprise de livraison pour 65 £ par jour. Le nouvel associé ne touchera pas de salaire mais des honoraires, il s’engage à une disponibilité totale aux conditions de son nouveau partenaire et en s’engageant à une prestation toujours ponctuelle auprès de l’aimable clientèle qui est reine.

Les gros mots comme Congés ou Jours de repos ou encore Maladie ne font pas partie du vocabulaire de la maison. En cas d’impossibilité, le nouvel associé assure son propre remplacement soit par la prise en charge de ses obligations par un collègue de travail soit en procédant lui-même et à ses frais au recrutement d’un remplaçant sous peine de la même mise à l’amende qu’en cas de retard de livraison. Libre à lui de claquer la porte et de trouver une nouvelle solution pour payer les traites de son véhicule de travail car évidemment personne n’a choisi la formule locative auprès de l’entreprise dont le coût est volontairement dissuasif.

Le scanner portatif en permanence connecté sur la centrale veille à ce que les livreurs trouvent infailliblement leur route, ne distraient pas leur temps à converser avec le client, à déjeuner ou à satisfaire un besoin naturel. En cas de distraction, un signal sonore remet les  doux rêveurs et poètes qui oublient ce pour quoi ils touchent des honoraires, sur le droit chemin.

Ricky est très vite épuisé par son travail. Abby, qui a vendu sa voiture pour disposer d’un apport personnel lors de  l’acquisition du véhicule de livraison, s’épuise elle également dans les transports en commun et l’enchainement soutenu de ses interventions. Fatigue, vie quotidienne de plus en plus difficile, vie familiale en déroute : toutes les conditions sont réunies pour que le moindre grain de sable conduise à la  catastrophe.

Comment avons-nous pu nous laisser piéger ainsi ? Qui a été piégé ? Qui nous a piégés ? Comment le piège continue-t-il à se  refermer sur nous, inexorablement ? Ken Loach et ses personnages sont britanniques mais ce qu’il nous montre nous concerne tous. Au Royaume-Uni, le renard réclamait haut et fort sa liberté et il a obtenu du gouvernement un poulailler débarrassé de ses syndicats qui se battent bec et ongle pour sauvegarder les intérêts de ses adhérents. En France, le renard a obtenu une mise à sac du Code du travail, dernier rempart pour l’empêcher de s’occuper librement des poules. Au Royaume-Uni, Margaret Tatchter s’était occupée de faire le ménage, en France François Hollande s’y est collé et Emmanuel Macron s’est occupé des finitions. Dans les poulaillers assainis, les renards peuvent enfin s’épanouir et vivre à leur aise.

Dans l’éternel combat du pot de terre contre le pot de fer, le premier a été fracassé au nom de la liberté d’entreprendre et de la croissance exponentielle des profits d’une minorité. Mais ne jouons pas aux puceaux effarouchés, à chaque commande auprès d’un commerce par  correspondance, à chaque demande de livraison à domicile de sushi ou de pizza, nous contribuons aux agissements de ceux que Ken Loach dénonce et à la descente aux enfers de ceux qu’ils ont réduits en servage.

F. Klein

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Ken Loach, ça fout les Boules et ça fait du bien !

Le topo du film est – semble-t-il au début – d’une ennuyeuse banalité : la vie quotidienne, les inévitables emmerdes, les récurrentes difficultés financières d’une famille de prolétaires ordinaires. Des anglais, de tendance Brexit ou pas Brexit ? Aucun indice dans le film.

J’ai bien sur ce point une idée, que je ne vous conterai pas…

Implacable et sournoise la démonstration de Ken Loach se déploie. Les ravages de l’ubérisation se font sensibles, visibles dans les anxiétés de la famille.

Lui est employé « free lance », livreur à domicile avec une fourgonnette acquise à crédit, privant l’épouse de son automobile vendue pour le 1er versement de l’engin de livraison. C’est en autobus qu’elle doit se rendre au domicile pour exercer avec humanité sa fonction d’auxiliaire de vie auprès de personnes âgées notamment.

Un GPS espion localise et chronomètre le livreur. Le statut relativement confortable du salariat, c’est de l’histoire ancienne, « l’indépendant » doit faire du chiffre ou périr. La Dame de Fer doit frétiller dans sa tombe, de l’État Providence il ne reste guère que des ruines.

L’air de rien – mais c’est du grand art – la caméra de Ken Loach est au plus près des protagonistes de la famille, les deux enfants, fille et garçon sont également acteurs du drame familial… je ne vous en dit pas plus : allez voir par vous-même.

Ça énerve, ça émeut dans les profondeurs, ça fout les boules,… ouais, et ça fait du bien.

A la fin de la séance, un spectateur plutôt âgé a poussé une courte gueulante contre ces enc… de libéraux. Nature et pas poli, c’est à ça que l’on reconnaît le prolo.

Tirez-donc quelques euros de votre culturelle tirelire pour aller voir la toile.

A la sortie, vous aurez envie de bouffer du Macron. C’est bon signe. Bon appétit.

 

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