Demain, serons-nous trop abrutis pour lire ?

Vous n’arrivez plus à « lire comme avant » ?

Pour certains chercheurs, cela ne fait aucun doute : l’ère numérique de la distraction perpétuelle a modifié nos cerveaux. Et les générations futures s’apprêtent à le payer cher. Est-ce une explication trop simple ou une menace réelle ? Quelle que soit la réponse, la question de la résistance se pose.

Faut-il activer le « mode avion » ? Le faire pivoter à 180 degrés pour cacher l’écran ? Le mettre au frigo ? L’histoire ne nous dit pas à quelle distance de sécurité est maintenu votre smartphone pendant la lecture de ce magazine, mais les chances sont grandes pour que cette activité vous demande au moins un petit effort. Voire un grand. Sommes-nous, depuis Internet – et encore davantage depuis le premier iPhone, l’hyperconnexion et l’accélération exponentielle de la production de contenus –, entrés dans une nouvelle ère de développement cognitif ? Le débat occupe des dizaines de chercheurs, qu’ils viennent des neurosciences ou des sciences humaines et sociales. Et n’a pas fini de les diviser.

Distraction permanente

Dans le camp des alarmistes, Nicholas Carr rafle la pole position. En 2010, l’essayiste américain posait la question piège, celle qu’aucun techno-enthousiaste n’avait envie d’entendre : Internet rend-il bête ? (Robert Laffont, 2011). Son point de départ était une inquiétude personnelle, celle de ne plus arriver à lire « comme avant », sans que sa concentration ne dérive au bout d’une page, comme si quelqu’un, écrivait-il, « bricolait avec (son) cerveau ». Les 300 pages suivantes recensaient des études scientifiques qui, à ses yeux, ne laissaient pas de doute sur les dégâts irréversibles créés par la chose numérique sur notre cerveau.

« La faculté de lire en profondeur sera probablement limitée à une part de plus en plus réduite de la population »

Huit ans plus tard, Carr n’a pas revu son diagnostic. Quand nous l’interrogeons sur le futur qu’il entrevoit pour la lecture, sa réponse est nette : « La faculté de lire en profondeur ne disparaîtra pas, mais elle sera probablement limitée à une part de plus en plus réduite de la population»

Une activité qui pourrait être promise de plus en plus à l’élite, donc, et creuser encore un peu plus la fracture sociale, en écho à l’observation du philosophe Matthew Crawford dans son livre Contact (La Découverte, 2016) au sujet des salles d’attente des aéroports : pour une majorité, la cacophonie, les haut-parleurs, les écrans de pub et les distractions technologiques ; et pour une petite minorité, les salons business, le silence et la concentration, proposés comme une option deluxe.
« La page imprimée est un bouclier contre la distraction, poursuit Nicholas Carr. Elle nous entraînait à contrôler notre attention. L’écran a l’effet inverse. Il nous bombarde de distractions et décourage l’attention requise pour la lecture profonde et d’autres pensées contemplatives. À cause du smartphone, nous vivons presque tous dans un état quasi permanent de distraction»

« La plasticité de notre cerveau lecteur, reflet de l’ère numérique, va-t-elle accélérer l’atrophie de nos processus de pensée les plus essentiels – l’analyse critique, l’empathie, la réflexion – au détriment de nos sociétés démocratiques ? » s’inquiète quant à elle Maryanne Wolf, chercheuse en neurosciences cognitives, dans Reader, come home: the reading brain in a digital world (HarperCollins, 2018, non traduit). « Ma crainte, c’est que l’atrophie de ces processus de pensée et leur non-développement chez l’enfant aient des implications pour l’homme en tant qu’espèce », nous explique-t-elle. Allons bon.

Un cerveau « vulnérable »

Comment résister à ce scénario catastrophe ? En écoutant d’abord ceux qui dénoncent le manichéisme consistant à considérer la concentration comme le bien suprême et la distraction comme le mal absolu. Une autre perspective a été proposée il y a dix ans par Katherine Hayles, professeure de littérature à l’université de Duke, après avoir mené une première carrière de chercheuse en chimie. N’opposons pas, réclame Hayles, l’« attention profonde » à ce qu’elle appelle « l’hyper-attention », caractéristique de celui qui parcourt des pages sur le Web. La première est « essentielle pour faire face à des phénomènes complexes tels que les théorèmes mathématiques ou les œuvres littéraires difficiles », quand la seconde est utile « pour alterner en souplesse entre différents flux d’information, saisir rapidement l’essentiel des matériaux et permettre de circuler rapidement à la fois dans les textes et entre eux », détaille-t-elle dans Lire et penser en milieux numériques (UGA Éditions, 2016). Chaque forme d’attention a ses avantages propres. Maryanne Wolf appelle de son côté à développer un cerveau lecteur « bi-literate », à varier le médium selon l’objet de la lecture, et à ne surtout pas se débarrasser du texte imprimé.

« Il faut faire comprendre aux enfants et aux adolescents que leur cerveau est riche mais vulnérable »

Dans l’attente de résultats concluants sur l’influence de la lecture numérique – des études existent, mais Nicholas Carr et Katherine Hayles les interprètent différemment –, « nous sommes plus aujourd’hui face à un constat qu’en mesure d’analyser parfaitement les différents mécanismes à l’œuvre », résume Francis Eustache, neuroscientifique spécialiste de la mémoire. Un point semble alors faire consensus : pour rester à la fois habiles face à la profusion d’informations et capables d’affronter un pavé de 400 pages, mettons notre cerveau au boulot. « Il faut faire comprendre aux enfants et aux adolescents que leur cerveau est riche mais vulnérable, martèle Olivier Houdé, directeur du Laboratoire de psychologie du développement et de l’éducation de l’enfant du CNRS. C’est de l’éducation publique»

Mieux comprendre – et l’enseigner aux enfants – pourquoi un like nous fait secréter de la dopamine, être conscient des mécanismes de design persuasif via lesquels les écrans nous attirent différemment de la lecture sur papier est une piste. Une autre consiste à militer pour un retour du livre à l’école, sans nécessairement l’opposer au numérique, par passion simplement, ou par conviction que la lecture peut être une alliée dans la vie, voire un « souverain remède contre les dégoûts de la vie » (dixit Montesquieu, donc quelque part un peu Usbek & Rica).

Silence, on lit !

C’est la mission que s’est donnée l’association Silence, on lit !, créée par le réalisateur Olivier Delahaye et l’académicienne Danièle Sallenave en 2015, à la suite d’un voyage du premier en Turquie. Dans un lycée francophone d’Ankara, il assiste à un rituel qui l’« ébahit » : tous les jours, à la même heure, le lycée entier cesse son activité pour… sortir un livre. Le quart d’heure de lecture est obligatoire pour tous, pas de dérogation possible. Olivier Delahaye décide d’importer l’expérience en France. Mille établissements, écoles, collèges et lycées sont aujourd’hui de la partie, sans compter ceux l’ayant mis en place de façon « sauvage », sans accompagnement. Ceux-là oublient parfois les règles fondamentales, regrette Olivier Delahaye : le choix de la lecture ne peut en aucun cas être imposé, ni faire l’objet d’un examen, le temps de lecture a lieu tous les jours sans exception, et tout le monde est concerné : élèves, profs et tout le personnel du lycée.

« Certains garçons pensent que la lecture est “un truc de gonzesse”. Quand ils voient que tout le monde lit, ils comprennent que c’est un plaisir qui peut appartenir à tous »

« L’idée est de lutter pour l’apprentissage de la langue et l’acquisition des connaissances, contre l’illettrisme (qui concerne 7 % de la population adulte, ndlr), la fracture sociale, mais aussi contre le zapping intellectuel dans lequel on vit, nous explique le réalisateur. Là, on coupe. On n’est plus sollicités. Les gens retrouvent un moment pour s’élever, se distraire, avoir leur jardin secret. Les gamins sont ravis, même dans des endroits assez difficiles. Certains garçons pensent que la lecture est “un truc de gonzesse” ou de premier de la classe. Quand ils voient que tout le monde lit, ils comprennent que c’est un plaisir qui peut appartenir à tous»

L’association a même été contactée par la direction d’un hôpital – « pour redévelopper l’empathie qui manque au corps médical » – et celle d’un centre commercial. De quoi nous laisser songeurs. Les prémices d’un grand plan d’urgence nationale pour la lecture ? Distribution de livres pour tout le monde, adultes compris, et temps de lecture imposé, car l’avenir de notre civilisation en dépend ? « Les gens n’agissent souvent qu’avec une petite contrainte, une contrainte douce », suggère Olivier Delahaye, dressant un parallèle avec la transition écologique.

Outre-Manche, la Reading Agency, une association de défense et de promotion de la lecture et des bibliothèques, dont le slogan est « Everything changes when we read », a lancé cette année « A Chapter A Day », une campagne « pour encourager les Britanniques à retrouver leurs habitudes de lecture ». Y sont cités, en guise d’arguments, deux chiffres d’une étude réalisée en avril 2019 : « 66 % des sondés disent qu’ils passeraient plus de temps à lire s’ils passaient moins de temps sur leur smartphone, et 72 % des jeunes disent qu’il leur est difficile de ne pas consulter leur téléphone quand ils lisent»

Peut-on, à coups de campagne pour la lecture et d’entraînement de nos chers neurones, inverser la tendance ? La réponse de Nicholas Carr est cinglante : « C’est comme si vous me demandiez si on peut inverser le cours de l’histoire. À moins que n’émerge dans la contre-culture un mouvement qui rejette la technologie, ce qui est possible mais peu probable, je ne vois pas comment. »

L’âge du « fictionaute »

Un tel pessimisme nous pousse vers des réflexions opposées : et si nous étions, emportés par les alertes des neuroscientifiques, en train de dramatiser, comme les penseurs l’ont fait au moment de l’invention de l’écriture (horreur, on allait se « reposer » sur des mots écrits) ? De regretter un âge d’or de la littérature qui n’a sans doute jamais existé ? De sacraliser l’activité lecture et l’objet livre alors que le secteur des livres audio est en pleine santé (un Français sur dix en achète, 18 % en ont déjà écouté) ? Pire, de se concentrer sur la « culture légitime » et d’oublier que les littératures de l’imaginaire – et en particulier la science-fiction – connaissent un certain succès, notamment auprès des jeunes lecteurs ? Sans parler du triomphe des livres destinés aux young adults, des fan fictions et des nouvelles formes de littérature créées sur les réseaux sociaux…

« On n’est pas obligés de vivre le futur dystopique que l’on imagine aujourd’hui, prévient Lorenzo Soccavo, chercheur et consultant en prospective du livre. Si on en reste à ce constat, on risque de provoquer ce qu’on redoute» Pour le chercheur, les signaux faibles positifs – évoqués plus haut – sont nombreux et permettent d’entrevoir des générations futures très attachées à la fiction et à ce qu’il appelle leur « fictionaute », c’est-à-dire la part subjective de soi que l’on projette spontanément dans ses lectures.

« On peut imaginer les lecteurs du futur comme des zombies hallucinés avec des implants rétiniens »

Le chercheur imagine qu’« à moyen terme, avec l’intelligence artificielle, les hologrammes, la réalité virtuelle, on devrait assister le lecteur dans sa visualisation, et lui permettre d’échanger plus avec ses personnages. On peut imaginer les lecteurs du futur comme des zombies hallucinés avec des implants rétiniens, vivant dans un monde fictif comme dans Matrix, développe-t-il, ou alors se dire qu’ils trouveront le moyen d’être indépendants et de garder leur équilibre mental… tout en ayant davantage la sensation d’entrer dans le monde de la fiction ».

Mais que resterait-il alors du livre ? Parions que le succès actuel du livre audio – ou l’arrivée d’applications permettant de « lire avec ses oreilles » des articles par « manque de temps » – s’explique déjà en partie par la crise de l’attention et par ce que le philosophe Hartmut Rosa nomme « la société de l’accélération ».

 

Allons-nous délaisser l’effort de lecture sans nous détourner pour autant de la littérature ? Et que faudrait-il penser d’un « livre » tel que le décrit Lorenzo Soccavo, qui irait jusqu’à intégrer, non plus seulement l’audio, mais aussi la dimension visuelle, celle qui appartient depuis toujours à l’imaginaire de chacun ? Voilà du grain à moudre pour les années à venir…

« Le discours dominant sur les questions d’attention est un discours moraliste, tempère de son côté Yves Citton, professeur de littérature à l’université de Grenoble et spécialiste des questions de l’attention (Pour une écologie de l’attention, Seuil, 2014), à l’origine de la traduction du livre de Katherine Hayles. « Les technologies sont partiellement responsables – elles nous attirent comme nous le sommes par le sucre après y avoir été accoutumés – mais on ne va pas interdire les smartphones et tablettes ! Le problème est socio-économique, poursuit-il. Ce qui menace cette possibilité et ce désir de se plonger dans des livres, c’est avant tout l’omniprésence de sollicitations dont certaines sont comminatoires dans une société où on est tous des petits entrepreneurs de nous-mêmes, dans un monde de flexibilité et de pression temporelle qui s’exerce sur chacun. »

« Le livre apparaît alors comme une plongée un peu archaïque dans une linéarité qui nous permet de ralentir »

Le capitalisme, déjà parti à l’assaut du sommeil, allant jusqu’à grignoter ce temps jugé non productif, comme l’a montré l’essayiste Jonathan Crary, menace aussi directement la lecture, selon Yves Citton. « Il s’insinue dans le fait qu’on a tous intérêt à fournir des données à des plateformes, qui nous attirent et en retirent du profit pendant qu’on en retire du narcissisme. Face à ça, le livre apparaît alors comme une plongée un peu archaïque dans une linéarité qui nous permet de ralentir. »

Lire un roman, en suivant docilement l’ordre des mots, des phrases, des pages et des chapitres tel que l’a pensé l’auteur ou l’autrice, sans échappatoire, sans l’ombre d’un onglet pour bifurquer de trajectoire en cas de passage soporifique, a paradoxalement toutes les chances d’offrir aux générations futures, et pour probablement encore un petit bout de temps, un espace de liberté rare, pour ne pas dire miraculeux.

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