La Coupe du Monde de la dernière impudence

Sentez-vous cette odeur fétide qui flotte dans l’air ?

 

La 22e Coupe du Monde de la FIFA lève le rideau ce dimanche au Qatar. Sous les pelouses, des cadavres. Derrière le faste, la honte. Car la révélation de scandales en série n’aura servi à rien. Ce match-là était perdu d’avance. Alors place à l’obscénité. Sans remords ni regrets.

La scène se passe à Valladolid le 21 juin 1982. La France dispute son deuxième match de Coupe du Monde face au Koweït. Alain Giresse vient d’inscrire le quatrième but tricolore mais vive protestation des Koweïtiens qui prétendent avoir été trompés par un coup de sifflet venu du public. Une bousculade s’ensuit tandis qu’en tribune officielle un homme s’agite. Il s’agit du cheikh Fahad al-Ahmed al-Jaber al-Sabah, frère de l’émir du Koweït et président de la Fédération koweïtienne de football. Exaspéré, l’homme ne se tient plus et décide de descendre sur la pelouse pour parler à l’arbitre. Finalement, le but est refusé.

Sans aucune incidence sur le résultat de la rencontre (remportée 4 buts à 1 par les Français) ni sur la suite de la compétition, cet épisode tragi-comique préfigure toutefois l’avenir du jeu. Bien avant la VAR (assistance vidéo), un œil extérieur au terrain a dicté sa loi dans un bel élan autocratique. Eberlué devant ce spectacle ahurissant, le monde ne peut évidemment imaginer que quatre décennies plus tard, les émirs s’achèteront le football comme dans ce sketch de Coluche où un émir en vacances sur la Côte d’azur se coince les doigts dans une porte et demande qu’on aille lui acheter une clinique. Pas ceux du Koweït mais leurs voisins des Émirats Arabes Unis et du Qatar.

La rivalité est féroce entre ces deux frères ennemis, qui se ressemblent comme deux gouttes de brut, depuis que dans les années 80, le Qatar a décidé de poursuivre sa route en solo, en s’affranchissant de l’encombrante influence saoudienne. Croyant que la garde-robe d’une nation se compose comme celle d’un dandy, les Émiratis ont posé leurs sacs remplis de pétrodollars à Manchester en 2008 quand l’Europe sombrait dans la crise. Depuis, Manchester City a trusté 17 titres contre 11 auparavant en 109 ans de professionnalisme. Mieux : le club tisse sa toile tout autour de la planète par l’entremise du City Football Group, une holding gérée par Abu Dhabi qui administre une dizaine de clubs satellites en Australie, en Chine, aux États-Unis, en Inde, au Japon, en Uruguay, mais également en Belgique (Lommel), en Espagne (Gérone), en Italie (Palerme) et même en France (Troyes).

Les Qataris ont répliqué en 2011 en jetant leur dévolu sur le Paris Saint-Germain en remerciement du soutien de la France à leur candidature kafkaïenne à l’organisation de la Coupe du Monde. La Ligue des Champions a beau faire toujours défaut dans la vitrine, l’objectif a été atteint puisque, contre vents et marées, la 22e Coupe du Monde de la FIFA s’ouvre ce dimanche 20 novembre à Al Khor, à une cinquantaine de kilomètres au nord de Doha. Un camouflet pour Abu Dhabi et Riyad.

Tout a pourtant été dit, écrit, montré en images, mis sous notre nez, décrit par le menu, de l’absurde et du répugnant, mais sans aucun effet et c’est peut-être cette stérilité qui est la plus inquiétante. Souvenons-nous de ces mots de Martin Luther King : « Nos vies commencent à prendre fin le jour où nous devenons silencieux sur les choses qui comptent ». Il y eut bien quelques grandes gueules pour prêcher dans le désert : un Eric Cantona, un Vincent Lindon, rapidement remis à leur place ; des journalistes, largement minoritaires, pour prévenir qu’ils assureraient le service minimum mais dont on pointa aussitôt la confusion ; des municipalités pour renoncer aux écrans géants, le canapé au coin du feu étant de toute façon beaucoup plus adapté à l’approche de Noël. Mais pas le moindre embryon d’un mouvement de contestation. Ne parlons pas de boycott. Première à s’essayer à l’exercice, la fédération norvégienne a vite été ramenée à la raison par la mère nourricière FIFA et l’ancien président de la fédération allemande, fermement opposé à cette Coupe du Monde, s’est retrouvé avec des espions à ses trousses. Mais pas même un débat, quoi ! Et des joueurs ayant troqué la langue de bois contre l’aphasie.

Initialement, la compétition devait débuter le 21 novembre par un alléchant Sénégal-Pays-Bas mais les organisateurs ont demandé à ce que le premier match du Qatar – dont le monde va donc découvrir qu’il possède une équipe de football – soit avancé de vingt-quatre heures. Or on ne refuse aucun caprice d’émir au Qatar. Assise sur un coffre-fort de 445 milliards de dollars, l’arrogance a toujours raison. Il fut ainsi également accordé aux organisateurs de disputer pour la première fois la compétition au crépuscule de l’automne, d’une part parce qu’il fait trop chaud au printemps et en été dans le Golfe persique, d’autre part parce que c’est aussi la période des tempêtes de sable, qui peuvent rendre folles toutes les boussoles en quelques instants. Toutefois, le dérèglement climatique fait également des dégâts dans cette région du globe et rien ne garantit que le pire ne se produira pas. Le cauchemar des organisateurs qui verraient alors le boomerang de l’aberration écologique que constitue cette Coupe du Monde sénestrogyre leur revenir dans la ghutra.

Même sans ses stades climatisés, le Qatar est, en effet, le champion du monde des émissions de gaz à effet de serre à hauteur de 50 tonnes par habitant et par an, soit dix fois la moyenne planétaire. Et l’on parle de 2 000 avions par jour en rotation durant la compétition, nombre de supporters préférant faire des allers et retours, compte tenu du coût exorbitant de l’hébergement sur place. Mais la guerre en Ukraine a remis au centre de l’échiquier géopolitique les pétromonarchies arabes et en attendant la résolution du conflit, c’est le fan de foot devant sa télé qui est prié de ne pas chauffer son salon au-delà de 19 degrés.

6 500 morts sur les chantiers de la Coupe du monde selon les ONG, 37 selon les organisateurs – comme dans les manifestations, il y a double comptabilité.

Depuis le 2 décembre 2010, jour de l’attribution chimérique du Mondial à l’émirat, au quatrième tour de scrutin face aux Etats-Unis (14 voix contre 8), les Qataris en ont pourtant vu des nuages noirs passer au-dessus de leur tête mais, allez savoir par quel prodige, il ne pleut jamais sur ces gens-là. Rappelons que trois enquêtes judiciaires ont été ouvertes aux Etats-Unis, en Suisse et France pour « corruption », « trafic d’influence » et « association de malfaiteurs ». Mais la lumière a bien du mal à passer à travers ce canevas de barbouzeries et l’un des personnages pivots dans cette affaire, un ancien président de la République, n’a toujours pas été entendu. Celui-ci n’a jamais caché sa satisfaction de voir le Qatar organiser la Coupe du Monde, ni son implication dans la vente très lucrative du PSG dont le propriétaire et ami ne trouvait pas d’acheteur. Depuis, l’ami en question est devenu le PDG d’Accor, l’ancien président de la République administrateur du groupe, et Accor sponsor du PSG et gestionnaire des 60 000 chambres de la Coupe du Monde. La vie est bien faite.

Régulièrement accusé d’ingérence au profit des Frères musulmans égyptiens et de financement du terrorisme, le Qatar a, toutefois, frisé la correctionnelle en 2017 quand il a fait l’objet d’un embargo de la part de ses voisins avec pour objectif d’empêcher la Coupe du Monde. Un coup d’État fut même envisagé, avec l’assentiment de Donald Trump avant que ses conseillers ne rappellent à l’ignare que le Qatar héberge la plus grande base militaire américaine hors territoire national. Car dans sa soif de reconnaissance, le Qatar n’a pas d’états « d’armes » : il peut passer un accord commercial avec Israël et en même temps copiner avec l’Iran, le Hezbollah et le Hamas. Alors quand Doha sert de hub de négociation avec les Talibans, oui le Qatar revient de loin.

On s’y tue littéralement au travail : 6 500 morts sur les chantiers de la Coupe du monde selon les ONG, 37 selon les organisateurs – comme dans les manifestations, il y a double comptabilité. Mais l’Organisation internationale du travail (OIT) assure que tout va de mieux en mieux en ce qui concerne les droits des travailleurs immigrés. Le Qatar a beau être un pays jeune il est déjà roublard. Installée depuis 2018 dans une tour du quartier d’affaires de West Bay, à Doha, gage de la volonté de transparence des autorités locales, l’OIT aurait, selon le Canard enchaîné, touché 25 millions de dollars de subventions de la part de son hôte. Cela change tout de suite la perspective derrière la baie vitrée, d’où on ne peut pas apercevoir la zone industrielle insalubre où sont logés ouvriers et autres agents de sécurité. Avec une solde mensuelle de 230 euros, pas toujours versée en temps et en heure, et une allocation nourriture de 2,50 euros par jour, ceux-ci n’ont pour faire leurs courses d’autre choix que les marchés illégaux de rebuts de la grande distribution. Certains sombrent dans l’alcool, interdit mais vendu sous le manteau, les plus sobres meurent de boire l’eau de mauvaise qualité distribuée dans le secteur.

Comme le rappela le Prince Albert II de Monaco, lors de la dernière remise du Ballon d’or, devant un parterre de VIP s’apprêtant à prendre l’avion pour Doha, « le sport n’a de sens qu’au service de la dignité humaine ». Si le sujet prêtait à rire, la séquence pourrait trouver sa place dans un opus d’OSS 117. Mais les caciques préfèrent détourner le regard, les plus cyniques ne prenant même la peine de regarder ailleurs, comme s’ils crachaient à la figure des pourfendeurs : « Vous ne nous apprenez rien mais ce monde, voyez-vous, nous l’essorerons jusqu’au dernier dollar ». Que dire de ces interviews lunaires lors d’un récent numéro de « Complément d’enquête » sur France 2 ? Un prince de l’hôtellerie qui, comme Saint-Thomas, ne croit que ce qu’il voit, c’est-à-dire le luxe ; un patron de fédération qui propose de passer une couche de peinture pour cacher la misère du monde ; et un journaliste omnipotent se disant fier de couvrir sa 14e Coupe du Monde au Qatar comme il l’était sans doute en 1978 au moment d’embarquer pour l’Argentine de la junte.

Pourtant, « l’Histoire a montré que rien n’a jamais changé en se taisant », soulignait récemment du haut de ses 18 ans la charismatique tenniswoman américaine Coco Gauff. Sa grand-mère connut la ségrégation raciale. Aussi la jeune femme, lucide sur les batailles à poursuivre, n’hésite pas à se positionner sur de nombreux sujets de société. Quand la ministre des Sports Amélie Ouéda-Castéra estime que les sportifs n’ont pas à sortir du terrain du jeu, la citoyenne Gauff considère au contraire que c’est « stupide ». Enfant, son père lui répétait qu’elle pouvait changer le monde avec sa raquette. Si c’est possible avec une raquette ça doit l’être également avec un ballon.

Hélas pour le monde ! le Qatar a pour lui son opulence et sa munificence. Il n’a pas de parlement, n’a jamais organisé d’élections, les partis politiques y sont interdits et toute opposition au régime réprimée, les droits des femmes y sont régis par la charia comme en Iran, le Qatar n’est pas gay-friendly et c’est un euphémisme. Mais il achète nos avions, nos armes (11 milliards de recette lors de la dernière décennie), investit dans l’immobilier (pas le moindre impôt sur les plus-values pour les Qataris), soutient notre cinéma, nos grandes écoles, offre des contrats XXL à nos entreprises, distribue à tour de bras les enveloppes à ceux qui veulent bien se faire ses ambassadeurs, aux consultants, aux lobbyistes, aux conférenciers, et ne rechigne jamais à rendre service, en lâchant, par exemple, les 452 millions d’euros réclamés par Kadhafi pour la libération des infirmières bulgares.

Preuve de leur nature conciliante, les Qataris auraient même promis de ne pas appliquer la peine de mort à l’égard de nos ressortissants qui s’aventureraient à sortir des clous durant le tournoi. La décomplexée présidente du groupe « En marche ! » Aurore Bergé le mentionna très sérieusement lors du vote à l’Assemblée nationale du partenariat France-Qatar pour la sécurité de la compétition. Envoyer des gendarmes à Doha c’était donner des gages d’avenir aux échanges commerciaux entre les deux pays. Le rapport nous échappe quelque peu mais nos pandores ont finalement reçu un contre-ordre. La Coupe était sans doute déjà suffisamment pleine.

aoc.media