Se faire contrôler en allant à l’école était normal

Des jeunes dénoncent les contrôles au faciès

Des adolescents parisiens ont porté plainte en 2015 contre des policiers, dénonçant des contrôles discriminatoires et des violences. Des années plus tard, les policiers ont été relaxés, mais l’État, lui, a été condamné. Récit d’un combat.

Jonathan s’installe avec confiance sur sa chaise de café, commande un chocolat chaud, et commence son récit. Depuis 2015, le jeune homme en costume a pris l’habitude de parler aux médias. Mais cette fois, il ne veut pas utiliser son vrai prénom. Il vient de débuter un emploi de commercial. Livrer son identité serait prendre le risque que ses collègues découvrent son passé. Il ne veut pas être, à leurs yeux, le jeune des milieux populaires qui a vécu des violences policières la majeure partie de son enfance.

S’il continue d’en parler, « c’est pour la cause », dit-il. Il pense à ceux qui sont encore dans le quartier où il a grandi, le 12e arrondissement parisien, et qui font face quotidiennement à la police. « Si je le fais pas, qui va le faire ? Qui va parler pour les jeunes ? » Il revient donc sur l’affaire qui le suit depuis des années, quand, avec 17 autres adolescents, il a décidé en 2015 de porter plainte contre la police.

Des jeunes des classes populaires se sont unis pour la première fois pour attaquer en justice des membres des forces de l’ordre. Les policiers étaient tous issus du Groupe de soutien des quartiers (GSQ), une brigade de la police nationale du 12e arrondissement, parfois surnommée les « Tigres » pour leur écusson au félin bondissant. Les plaignants, tous habitants à proximité du square Saint-Éloi, dans le quartier dit de la « dalle Rozanoff », avaient entre 14 et 23 ans au moment où ils ont porté les faits à l’attention de la justice. Les trois policiers de la brigade mis en cause ont été relaxés définitivement en 2022.

Se faire contrôler tout le temps

Jonathan est né en 1997. À l’adolescence, tout son groupe d’amis se retrouve pour jouer au foot dans un parc de leur quartier. Un soir, après un match, les collégiens et lycéens restent un peu plus longtemps devant le parc qui vient de fermer. Des éducateurs les rejoignent, ils discutent. Puis une brigade de police arrive. « Ils nous contrôlent sans raison, comme d’habitude, dit Jonathan. Comme d’habitude, parce qu’on est arabes et noirs. » Il se sent obligé de préciser : « À ce moment-là, personne n’avait de casier judiciaire. »

« Se faire contrôler à 14 ans, pour moi, c’était tout à fait normal, se rappelle le jeune homme. Genre tu vas à l’école avec ton sac à dos, tu te fais contrôler parce que t’es arabe. C’est comme ça, faut contrôler les Arabes, c’est la loi. Parce qu’il y a des Arabes qui volent, on doit tous les contrôler, pour voir si cet arabe-là, il vole ou non. Pour moi, c’était comme ça, c’était logique. » Ce jour-là, lors du contrôle, les policiers font une fouille au corps intrusive. « Ils ont frappé un pote à moi, devant les éducateurs, parce qu’il ne voulait pas desserrer ses fesses. Ils nous palpaient les fesses – ils rentraient les doigts, pour le détail –, pour voir si on cachait du cannabis. On était petits, personne ne fumait. »

La police n’a pas compris que les adultes présents étaient des éducateurs, selon Jonathan, ils les ont confondus avec des passants. « Les éducateurs, ils étaient choqués, se rappelle-t-il. Ils nous ont dit « les gars, c’est pas normal ». Ils nous ont demandé s’ils faisaient ça souvent. Nous on a dit : « Bah, tous les jours. » »

17 décembre 2015 : la plainte

Si cette plainte a eu lieu, c’est avant tout grâce au travail d’un éducateur de l’association du quartier, Mohamed Aknouche. Pour le travailleur social, tout commence à l’été 2012, quand il entre en relation avec des jeunes du quartier via l’association Soleil, dont il fait partie. « Là, on entend des petites choses en termes de problèmes avec la police. Je les questionne, ils m’expliquent à demi-mot des situations de maltraitance, des choses comme ça. Au départ, on se dit que ça doit être des incompréhensions, ou des bêtises qu’ils ne veulent pas dire… » Petit à petit, il surprend des conversations entre les jeunes, qui lui font comprendre que les faits sont plus sérieux qu’il ne pensait.

« À partir de là, on les questionne un peu plus et ils se livrent, se rappelle Mohamed Aknouche. On essaye alors de mettre en place un travail de médiation avec les autorités compétentes, la municipalité et le service de médiation de la police du commissariat du quartier. Ça ne change rien. » La brigade des « Tigres » continue ses pratiques. Mohamed Aknouche en parle à sa hiérarchie, qui n’est pas particulièrement enthousiaste : « En principe, une situation de maltraitance, tu la signales, quoi qu’il arrive. Mais là, tu ne t’attaques pas à n’importe qui : c’est la police. »

L’éducateur se rapproche de l’association Graine de France pour organiser des groupes de parole avec les jeunes et leurs familles. La majorité des parents n’étaient pas au courant de ce que subissaient leurs enfants. « De toute façon, même s’ils étaient au courant, ce n’était pas pensable que la police soit responsable », explique l’éducateur. Les familles finissent par comprendre la réalité de leurs enfants, les contrôles répétés, les passages au commissariat sans raison…

Les éducateurs du quartier évoquent alors la possibilité de porter plainte. Les jeunes concernés sont plus d’une trentaine, mais tout le monde n’ose pas se joindre à la plainte. « Ce n’est pas évident. Les gamins se faisaient malmener, des fois il y avait des coups, mais ils n’allaient ni à l’IGPN, ni à l’Hôtel-Dieu, ni voir un médecin pour faire constater, souligne Mohamed Aknouche. Et puis, ils passent rapidement à autre chose. Ce sont des choses qui ont duré plusieurs années. Pour eux, c’était leur quotidien, donc c’était quelque chose de normalisé. »

Se lance alors une dynamique collective, où les éducateurs, mais aussi des avocat·es, militant·es et chercheur·euses, se relaient pour recueillir la parole des jeunes et monter les dossiers. « Ça a pris du temps, de l’énergie et des moyens, se remémore l’ancien éducateur du 12e. On ne s’est vraiment pas sentis soutenus par les institutions. C’était d’autant plus difficile que la parole de ces jeunes est constamment remise en cause. »

La plainte est déposée auprès du procureur quelques jours avant Noël 2015. L’IGPN mène aussi un an d’enquête, sur 44 faits dénoncés dans la plainte : violences volontaires aggravées, agression sexuelle aggravée, destruction volontaire d’objets appartenant à autrui, séquestration et arrestation arbitraire, abus d’autorité et discrimination.

Représailles et quartier divisé

« Au début, c’était mal vu de participer à la plainte, se rappelle Jonathan. C’était la honte, des mecs qui parlent contre la police. Concrètement, des termes d’un jeune, on disait « c’est les blancs qui plaintent ». Dans les esprits, un arabe et un noir, ça ne porte pas plainte. » L’adolescent hésite à se joindre à la procédure. Il change d’avis après un énième passage au poste de police, où les policiers martèlent à sa mère qu’il deale de la drogue. « Ma mère psychotait. Elle fouillait mon cartable, mes affaires. Elle n’a jamais rien trouvé. Jamais. Mais elle ne me faisait plus confiance, elle me rejetait concrètement. J’étais le bandit pour elle. Alors, je lui ai dit « Maman, je vais porter plainte avec les autres, et j’espère qu’un jour tu te rendras compte que je ne mens pas ». »

L’enquête suit son cours, mais les « Tigres » ne sont pas écartés. Les jeunes rapportent des représailles de la brigade qu’ils ont mise en cause. Dans le cadre de l’enquête, une policière du Groupe de soutien des quartiers est équipée d’une caméra GoPro, qu’elle déclenche lors des contrôles. Les vidéos sortent quelque temps après dans Le Monde et Mediapart.

Une scène est particulièrement marquante. Lors d’un contrôle, l’un des policiers de la brigade s’adresse à un jeune (à partir de 5 mn 25 dans la vidéo de Mediapart) :
Policier : « Vous croyez vraiment que la plainte de 18 personnes qui sont connues des services de police et de justice, vous croyez que ça me fait peur ? »
Personne contrôlée : « C’est pas notre problème. »
Policière, avec la caméra : « C’est pas le nôtre non plus. La preuve, on travaille encore. C’est de la merde. »
Personne contrôlée : « Je suis pas avec eux moi. »
Policier : « Tu sais quoi, tes commentaires, tu te les gardes. »

Jonathan se rappelle bien cette période : « Lorsqu’il y a eu la plainte, ils ont su que j’en faisais partie. Du coup, pour se venger, ils me collaient un tas de vérifs, de gardes à vue injustifiées. C’était abusé. » Pendant ce temps, dans le quartier, les habitants qui ne sont pas concernés par les abus policiers se divisent. Catherine Tomkiewitz, habitante du quartier et militante politique à gauche, fait partie du collectif du quartier. Les jeunes visés par la police, elle les connaît bien. « Ils sont au pied de mon immeuble. Dans mon bâtiment, il y a des habitants qui passent leur temps à appeler la police ou à leur crier dessus par les fenêtres. Mais c’est juste qu’ils mettent de la musique, qu’ils parlent fort… J’ai envie de leur dire, si vous voulez le calme, allez vivre à la campagne. » L’habitante se souvient d’une remarque qui l’a particulièrement choquée, lors d’une réunion publique : « Un monsieur est venu pour expliquer aux jeunes « avec le bordel que vous faites, mon appartement perd de la valeur ». »

Les plaignants et leurs soutiens se sentent isolés. C’est une autre affaire, en février 2017, qui met leur cas sous les feux des projecteurs : l’affaire Théo à Aulnay-sous-Bois. « Dès que Théo s’est pris la matraque dans les fesses, notre affaire, elle a pris de l’ampleur, résume Jonathan. Genre ils se sont dit « ah ouais, ceux qui ont porté plainte, ils avaient peut-être raison ». Un tas de journalistes sont venus nous voir. »

L’État condamné, pas les policiers

Le procès des policiers a lieu les 21 et 22 février 2018. « À l’audience, je n’en ai pas cru mes oreilles, nous dit l’avocat des plaignants, Slim Ben Achour. Un policier a dit : « oui, on n’a pas d’instructions écrites, mais c’est vrai que les indésirables, on doit s’en débarrasser ». Ce terme n’est pas dans le Code de procédure pénale. Je me dis, « c’est énorme ». »

« Le tribunal, c’était incroyable, confirme Jonathan. Ce que j’ai kiffé, c’est que ça a donné aussi des idées. Y a des jeunes qui ont aussi porté plainte après ça, ils se sont dit qu’eux aussi pouvaient le faire. Franchement, c’était une fierté. » À l’issue de l’audience, trois des quatre policiers sont condamnés à cinq mois de sursis et des amendes pour violences aggravées. Ils font appel de la décision. Le procès suivant a lieu deux ans plus tard. Cette fois, le tribunal argumente que les preuves ne sont pas suffisantes et les motifs de certains contrôles légitimes. Les policiers sont alors relaxés, décision confirmée par la Cour de cassation début 2022. Les policiers relaxés décident ensuite d’attaquer certains jeunes pour dénonciation calomnieuse. En mai 2022, quatre des jeunes sont condamnés et doivent verser des sommes de 3000 à 9000 euros aux policiers. Ils ont décidé de faire appel. Cette audience aura lieu à l’automne 2024.

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