Ainsi, tout peut ralentir 1/2

Une analyse de B. Poncelet

Comme beaucoup de monde sans doute, lorsque le Coronavirus a débarqué dans nos contrées, j’ai pris la chose de manière légère et débonnaire. Ce que j’avais retenu à propos de la ville de Wuhan où est apparu Covid-19, c’est que le virus était nouveau, qu’il se propageait comme une grippe, que la maladie était relativement anodine pour beaucoup de monde mais qu’elle pouvait dégénérer jusqu’à l’issue fatale dans certains cas (principalement chez des vieilles personnes ou des gens déjà malades). J’avais aussi entendu les médias critiquer les mesures par trop liberticides adoptées par les autorités chinoises, qui avaient notamment décidé la mise en quarantaine de plus de 50 millions de personnes (quasiment toute la province de Hubei) afin d’éviter la propagation du virus.

Mixées les unes aux autres, toutes ces informations donnaient bien lieu à une légère appréhension dans ma tête quand Covid-19 s’est invité chez nous, mais pas au point de refuser les déplacements amicaux (j’ai été dire bonjour à une amie en France la première semaine de mars), ni de bouder les rassemblements populaires (j’ai participé à la manifestation pour les droits des femmes du 8 mars à Bruxelles), ni même de saluer collègues et amis d’un bisou pourvu qu’ils répondent favorablement à la question-rituelle du moment : « Tu salues du coude ou tu donnes encore un bisou ? »

Du déni individuel à la prise de conscience collective

Pourtant, je le sais aujourd’hui : à partir du moment où le Coronavirus avait débarqué chez nous et se propageait dans la population, mon comportement était stupide et même dangereux. En effet, le Covid-19 ne frappe pas tout le monde de la même façon : on peut donc être porteur sans le savoir et le diffuser autour de soi sans même s’en rendre compte. Par conséquent, s’agglutiner en groupe, serrer des mains et donner des bisous à tout-va est une excellente manière d’aider le virus à se propager partout. Or, au vu de son agressivité avérée pour une partie significative de la population – réclamant qui des soins hospitaliers, qui des soins intensifs, qui des respirateurs artificiels… – contribuer à répandre Covid-19 autour de soi est un acte doublement néfaste sur le plan collectif. D’une part, cela peut mécaniquement aboutir à infecter des gens… qui mourront de la maladie. D’autre part, le risque est réel de voir enfler tant et plus le nombre de malades jusqu’à saturer les hôpitaux – épuisant jusqu’à la lie le personnel, l’espace et le matériel disponibles – pour échouer finalement dans l’horreur ultime d’une médecine de guerre. Une médecine où l’on trie, parmi des malades affluant en trop grand nombre, ceux qu’on va tenter de guérir et ceux qu’on condamne (faute de moyens disponibles) à rejoindre les cadavres qui s’entassent à la pelle…

Tout cela, je ne l’avais pas encore compris le 13 mars dernier qui fut pour moi une journée pratiquement normale : après avoir passé l’après-midi en compagnie d’un groupe scolaire pour une formation sur les lobbies dans les rues de Bruxelles (serrant au passage la main des deux enseignants encadrant le groupe), j’ai fini ma soirée dans un restaurant en compagnie d’un proche, qu’on pourrait qualifier ici de jeune adulte hyper-sociable fréquentant beaucoup de gens différents. Bref, le parfait profil d’une journée qui pourrait s’intituler « Comment maximiser ses chances d’attraper le Coronavirus et/ou le diffuser autour de soi ».

Déclic d’une prise de conscience

Finalement, pour que je quitte les mornes plaines du déni individuel (« après moi, les mouches… ») et adhère pleinement aux enjeux collectifs et sanitaires liés à la présence de Covid-19 parmi nous, deux évènements concomitants auront été nécessaires. Le premier événement fut la décision (prise les 13 et 17 mars 2020) des autorités politiques belges de chambouler de fond en comble nos vies quotidiennes, en instaurant des restrictions inédites et provisoires sur nos vies sociales (confinement, suspension des réunions et rassemblements, fermeture de la plupart des lieux collectifs, etc.). Les choses en seraient-elles restées-là que j’aurais probablement fait sédition, jugeant intolérable ce que j’aurais qualifié d’attaques contre nos libertés fondamentales. Mais j’adhérai rapidement aux mesures gouvernementales en raison d’un deuxième événement crucial : les médias diffusaient massivement une information scientifique soulignant à l’envie les effets gravissimes d’une vaste contamination de la population, à laquelle venaient s’ajouter images et paroles en provenance du personnel hospitalier œuvrant en première ligne pour dépister et soigner les malades du virus.

Infusées dans le message scientifique et les témoignages de terrain, les mesures gouvernementales nous confinant à la maison en devenaient soudain compréhensibles. Et même frappées au bon coin du bon sens, tant le scénario d’un business as usual (« Laissons-aller, laissons-faire, ne changeons rien à nos habitudes… ») avait tout d’un film d’horreur. Un film qui n’est malheureusement pas resté à l’état de fiction, comme le montrent les ravages du Covid-19 dans les pays qui ont tardé à prendre des mesures fortes pour contrer son avancée : au moment de boucler cette analyse (le 9 avril 2020), près de 17.000 personnes en sont mortes en Italie, plus de 15.000 en Espagne, plus de 13.000 aux États-Unis, et près de 11.000 en France. Des chiffres très lacunaires, ne disant rien par exemple de l’épuisement physique et psychologique du personnel médical mis à rude épreuve…

Pour toutes ces raisons, je ne peux qu’adhérer aux mesures prolongées de confinement imposées par le gouvernement. Toutefois, mon adhésion n’est pas aveugle, et ne saurait occulter le pitoyable bilan politique des décennies passées.

Brève peinture du passé

Le double choc pétrolier des années 1970 a marqué la mise à mort des politiques keynésiennes (considérant les investissements étatiques, les mécanismes de redistribution de richesses et les services publics comme une chose positive) qui ont contribué à la prospérité de nos sociétés depuis la fin de la seconde guerre mondiale.

Vingt ans plus tard, la chute du mur de Berlin (novembre 1989) soulève une lame de fond aussi irrationnelle qu’enthousiaste  après l’agonie des dictatures soviétiques, nos élites promettent que l’avenir rimera avec prospérité, liberté et démocratie dans le monde entier ! Évidemment, ces promesses tapageuses ne sont pas suivies des effets attendus. Et pour cause : avec la mort du seul modèle politique d’envergure incarnant une alternative (certes illusoire) au capitalisme, les dirigeants politiques occidentaux n’ont provisoirement plus aucune concurrence idéologique ou systémique à craindre. Dès lors, il n’est plus guère besoin de bichonner les populations à grands coups d’emplois convenables, de salaires corrects, de conventions sociales ambitieuses, de services publics performants ou encore de politiques de redistribution des richesses visant à freiner les inégalités pour abandonner le moins de gens possibles dans la précarité.

Voilà dans quel contexte se met en place le modèle politique dominant, puis hégémonique, des dernières décennies. Un modèle politique entièrement dévoué à l’économie et plus particulièrement à l’économie libérale qui chante la gloire du marché, encense le secteur privé, méprise l’État, se moque des services publics et n’a que faire des politiques de solidarités ou de redistribution des richesses. La généralisation forcenée des politiques de libre-échange – qui confère aux multinationales le droit ahurissant de mettre en concurrence (par la délocalisation incessante de leurs activités) l’ensemble des systèmes sociaux, fiscaux, écologiques des différents territoires nationaux – en est le gouvernail principal, laissant dans son sillage une écume faite de reculs sociaux, de travailleurs précaires, d’indépendants en déliquescence, de pensionnés pauvres, de chômeurs sommés de rendre des comptes et de sans-papiers, victimes de la mondialisation dans leur pays d’origine et boucs-émissaires de choix dans nos sociétés…

À l’inverse, les cadeaux législatifs et fiscaux se multiplient en faveur des individus les plus riches et des firmes privées les plus opulentes, lesquelles profitent de la liberté de circulation – offerte à leurs capitaux et marchandises d’un territoire à l’autre – pour exiger des gouvernements un rabais continuel des contraintes et devoirs auxquels nous sommes pourtant tous censés être soumis en démocratie. Pour compléter ce tableau, une austérité forcenée vient assécher les finances publiques, privant d’argent frais, d’investissements précieux et de personnel en suffisance de nombreuses activités d’intérêt général. Parmi les services lésés, on doit citer le secteur associatif et le monde culturel dont les subsides déclinent, mais aussi l’ensemble des services publics : justice, enseignement, transports en commun, pompiers, services sociaux et, last but not least, les soins médicaux… Pour obtenir deux sous et trois cacahuètes d’argent public, tous les gens travaillant dans ces secteurs fondamentaux doivent se priver d’une partie de leur salaire (déjà maigrichon) pour faire monter la pression dans la rue, à coups de grèves et de manifestations. À l’inverse, en 2008, il n’aura fallu au monde bancaire que quelques appels téléphoniques à des relations bien placées, pour faire délier les cordons de la bourse au monde politique et se sauver d’une faillite assurée, après qu’ils aient parié et perdu des milliards et des milliards d’investissements dans des paris spéculatifs de l’économie-casino. Un deux poids/deux mesures, en faveur d’activités spéculatives toxiques, particulièrement révoltant !

À l’époque, les dirigeants nous avaient promis un changement de cap mais, sitôt la crise financière des subprimes passée, les vieilles habitudes ont repris : enrichir les riches, gaver de dividendes les actionnaires, et tant pis pour les autres… Tel un boucher sur son établi, le monde politique à continuer à aiguiser l’austérité, à saigner le monde du travail, à démembrer les services publics, à équarrir les politiques de solidarité, à trancher dans le secteur associatif, à amaigrir les financements culturels mais aussi à juger accessoires et secondaires les questions liées à l’intérêt général. La montée en flèche des délocalisations, fermetures d’entreprises et licenciements collectifs n’a ainsi jamais freiné l’adoption d’accords de libre-échange, qui ont continué à accorder aux multinationales toujours plus de mobilité pour leurs marchandises et leurs capitaux, provoquant ainsi un exil massif de nombreuses activités (notamment la production de matériel médical) à l’autre bout du monde… Superflu également, l’investissement public afin de renouveler les stocks de masques de protection ou de réactifs visant à effectuer le dépistage de certaines maladies… Enfin, c’est avec un mépris glacé et un dédain souverain que les gouvernements ont accueilli les demandes répétées du monde hospitalier pour un salaire correct couplé à des horaires convenables… Travaillant depuis longtemps en sous-effectif chronique, le personnel hospitalier n’a que trop peu vu des renforts humains structurels venir à sa rescousse ; par contre, les infirmières se sont fait bombarder de nouvelles tâches administratives en devant encoder leurs moindres faits et gestes sur ordinateur (au détriment du temps passé avec les patients), afin de satisfaire aux exigences technocratiques de gestionnaires organisant – à la demande du monde politique – fusions d’hôpitaux, remodelage des services, redistribution des compétences avec, pour ligne d’horizon, une rationalisation jusqu’à l’os du travail médical où l’aspect humain et relationnel (qui donne tout son sens aux soins donnés) doit céder le pas sous le diktat de critères financiers aussi absurdes qu’idiots…

On pourrait continuer ainsi longtemps, mais l’essentiel est dit : durant les 4 décennies passées, les priorités politiques ont donné des passe-droits ignobles à des activités toxiques (dont la spéculation bancaire n’est qu’un exemple), elles ont déshabillé les pauvres et une partie des classes moyennes pour gaver des riches sapés comme jamais, elles ont élevé la cupidité et l’égoïsme au rang de valeurs cardinales, et elles ont méprisé sans fard (les qualifiant de freins désuets enrayant la modernisation de nos sociétés) les services publics, les filets de protection sociale ainsi que tout mouvement social osant faire grève ou du grabuge pour contester la dégradation de ses conditions de vie, l’inhumanité des flux tendus au travail ou le mépris manifeste dans lequel nous enfermons la nature…

Soudain, tout s’inverse…

Et puis voilà : un petit détail de rien du tout. Un truc tellement petit qu’il en est même invisible. On ne peut pas le voir, on ne peut pas le sentir, on ne peut pas le toucher, et pourtant il s’invite dans l’air ambiant, sur les poignées de porte, les montants métalliques, les objets que nous touchons, les gens que nous fréquentons, les êtres que nous aimons et peut-être même en nous. Le Covid-19 ! Un être hyper-sociable, désireux de connaître un maximum de monde en un minimum de temps, et qui voyage partout sur la planète en remerciant du fond du cœur ces flux incessants de marchandises et de gens générés par la mondialisation. Apparu dans l’anonymat complet le 17 novembre 2019 à Wuhan en Chine, le voici devenu (moins de 5 mois plus tard) une superstar absolue. Une sorte de terroriste comme on n’en avait jamais vu, tuant les gens par dizaines de milliers, imposant sa loi aux plus puissants États de la planète, clouant au sol la plupart des compagnies aériennes, faisant voler en éclats le train-train habituel de nos vies quotidiennes, jusqu’à réduire au silence théâtres, musées, cinémas, activités folkloriques, sans oublier les fédérations sportives (athlétisme, football, tennis, etc.) contraintes de suspendre ou d’annuler tous leurs évènements (tournois majeurs compris) sans que la puissance financière de leurs sponsors privés n’y puisse rien changer.

En un temps incroyablement court, voilà que le monde dans lequel nous vivions bascule : des activités aussi anodines que prendre un verre dans un café, voir ses amis, aller au restaurant, sortir au cinéma ou des gestes aussi élémentaires que se serrer la main ou se donner un bisou deviennent des activités déconseillées, puis carrément proscrites, avec des sanctions à la clé pour celles et ceux que tenterait d’enfreindre la loi. C’est que le coronavirus suit une logique de propagation exponentielle et qu’il n’existe encore aucun médicament ou vaccin pour lutter efficacement contre lui.

Alors, le credo hégémonique des dernières décennies vacille. Soudain, le discours politique change. Tout à coup, le personnel hospitalier incarne le cœur de nos sociétés. Brusquement, les préoccupations budgétaires ne sont plus la priorité. De façon inattendue, le baromètre des valeurs change de cap. Du jour au lendemain, on pourfend la spéculation (« Honte à ceux qui tirent profit de la pénurie de masques de protection ! »), on honnit l’égoïsme individuel (« Pensez aux autres, faire la fête avec des amis est un acte criminel eu égard à ses impacts collectifs ! »). Comme par magie, la solidarité redevient la valeur cardinale de nos sociétés, les médias ne manquant pas de souligner les multiples initiatives visant à faire du bien autour de soi (dessins d’enfants pour les personnes âgées interdites de visites dans les homes, entreprises produisant spontanément du matériel médical en pénurie, bénévoles se proposant de faire les courses pour des personnes isolées placées en quarantaine, applaudissements à 20h00 en soutien au personnel hospitalier, etc.).

Last but not least, les scientifiques du vivant (épidémiologistes en tête) accaparent toute l’attention médiatique et rejoignent le cercle des proches conseillers gouvernementaux… d’habitude trustés par les seuls économistes. Bien sûr, cette attention inhabituelle accordée aux scientifiques du vivant ne rime pas avec un discours monologique : comme tout groupe social, les scientifiques connaissent des divisions internes (a fortiori face à une maladie inconnue) mais leurs conseils avisés permettent tout de même d’éclairer la scène des divers choix possibles. Se dévoilent ainsi des scénarii antagonistes ou complémentaires, oscillant du pire au meilleur, selon la manière dont le monde politique décide d’affronter le Coronavirus : abandonner la population à son sort, confiner strictement un maximum de gens, donner à tous un matériel de protection efficace, élargir au maximum l’offre de soins de santé, généraliser l’espionnage numérique du moindre déplacement (aboutissement logique de technologies antidémocratiques), ou bien encore dépister massivement le virus pour n’isoler que les personnes infectées et permettre aux autres de mener la vie la plus normale possible…

 pour.press