Repolitiser le cancer, une urgence contemporaine
Et si le cancer n’était pas une affaire personnelle ou le reflet de « mauvaises habitudes », mais un fait politique ? Le podcast Vulnérables mais pas coupables démonte les récits culpabilisants et redonne à la maladie une épaisseur sociale, collective et critique. Une parole rare, nécessaire, profondément engagée.
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Parmi les récits dominants sur la maladie, il en est un qui persiste, tenace, et dont il est difficile de se défaire : celui qui fait du cancer une épreuve personnelle, un défi intérieur à relever à coups de combativité, de sourire et de « pensées positives ». Et si cette narration était non seulement erronée, mais aussi profondément injuste ?
C’est le pari critique et politique du podcast Vulnérables mais pas coupables, conçu par Luce Domingo, Jonathan Grondin et Mandy Simoes, psychologues à l’Oncopole de Toulouse. Un projet à plusieurs voix, qui propose de sortir le cancer du champ étroit du développement personnel pour le replacer dans celui des luttes collectives et des conditions sociales d’existence.
L’individualisation du cancer en question
Au cœur du podcast, une thèse forte : la maladie est trop souvent présentée comme le résultat direct de choix individuels. Tabac, alimentation, stress, émotions mal gérées… Les causes psychologiques et comportementales sont mises en avant, reléguant au second plan les dimensions sociales, politiques et environnementales. Cette vision du cancer, expliquent les intervenant·e·s, s’inscrit dans une idéologie plus large, celle du néolibéralisme, qui tend à responsabiliser l’individu pour ce qui relève en réalité de logiques systémiques.
Le podcast s’inscrit dans une critique de ce que les philosophes Pierre Dardot et Christian Laval appellent « l’individualisation du destin » : une manière de dépolitiser la maladie en la ramenant à une faute intime, à un défaut de vigilance ou d’hygiène personnelle.
La psychologisation comme impasse
Selon les créateurs de Vulnérables mais pas coupables, cette tendance se manifeste dès l’annonce du diagnostic. Les patientes, principalement des femmes, sont fréquemment invitées à chercher un sens à leur maladie dans leur histoire personnelle : un burn-out, une rupture amoureuse, un choc émotionnel. Une pratique courante, mais problématique, car elle occulte les facteurs collectifs, notamment environnementaux ou socio-économiques.
Par exemple, on va plus facilement attribuer un cancer à un épuisement professionnel qu’à l’exposition chronique à des polluants sur le lieu de travail, ou au fait d’habiter à proximité de champs traités aux pesticides.
Ce processus, nommé « psychologisation », désigne la réduction de phénomènes complexes à des causes psychiques. Il est ici dénoncé comme une forme d’aveuglement : une manière de détourner le regard des injustices structurelles pour renvoyer la maladie à une problématique psychique.
Redonner une épaisseur politique à la maladie
L’ambition du podcast est claire : réintroduire une lecture politique du cancer. En dénonçant les injonctions culpabilisantes et en dépliant d’autres récits, Vulnérables mais pas coupables entend ouvrir un espace critique, mais aussi poétique et sensible, pour les patientes.
Une œuvre hybride entre témoignages, recherches en sciences humaines et poésie
Le podcast repose sur une structure originale, mêlant fiction, témoignages, analyse et poésie. Chaque épisode s’ouvre sur une scènette mettant en scène Marjane, une patiente fictive incarnée par la comédienne Hélène Hiquily. Dans le cabinet d’un psy, elle dit ses doutes, sa colère, sa fatigue. Autour de ce fil narratif, s’articulent des entretiens avec des chercheures en sciences humaines, des récits de patientes, et des textes poétiques.
Ce croisement des voix donne naissance à une œuvre singulière et engagée, qui ambitionne non seulement de faire entendre d’autres récits de la maladie, mais aussi de remettre en question un système de pensée largement intériorisé, y compris dans les institutions de soin.
Marjane, personnage-concept et miroir social
Au cœur du récit, on retrouve donc Marjane, une patiente fictive que l’on suit dans le cabinet d’un psy. Elle incarne ce que Deleuze et Guattari appellent un « personnage concept », c’est-à-dire une figure qui cristallise des idées et permet d’explorer des problématiques complexes de manière sensible et incarnée.
À travers son vécu et ses interrogations, elle devient un prisme qui met en lumière les discours normatifs pesant sur les patient·es, tout en offrant aux auditeurs un point d’ancrage. Chacun·e peut soit s’identifier à son expérience, soit mieux comprendre les réalités traversées par les malades.
Vous l’aurez compris, Marjane n’a pas pour fonction de simplement raconter une histoire. Elle est un véritable outil de pensée. Elle ne se contente pas d’illustrer des concepts abstraits, elle les incarne, en montrant comment ils s’inscrivent dans son corps, dans sa psyché et dans son quotidien.
Au fil des épisodes, Marjane évolue : elle passe progressivement de la question « Pourquoi moi ? » -pourquoi je tombe malade – à une interrogation plus large « Pourquoi nous ? « – pourquoi nous tombons malades-. Cette transformation marque un déplacement fondamental du récit : le cancer cesse d’être perçu comme une fatalité individuelle pour être replacé dans une réflexion plus vaste sur les facteurs systémiques, sociétaux et politique qui contribuent à l’explosion des cancers.
Des intellectuels pour penser la maladie autrement
Ce podcast ne se limite pas à la fiction. Il convoque des intellectuel·les en sciences humaines pour analyser en profondeur les discours médiatiques et médicaux.
- Aline Sarradon, médecin et anthropologue, retrace l’histoire des métaphores guerrières autour du cancer, héritées du début du XXe siècle, toujours présentes dans les injonctions contemporaines : « se battre », « être forte », et « être résiliente ».
- Josée Savard, psychologue, démonte l’idée selon laquelle le moral du patient influencerait l’évolution de la maladie. Une croyance infondée scientifiquement, mais largement diffusée, au prix d’une culpabilisation des patient·es.
- Anastasia Meidani, sociologue, explore quant à elle la manière dont les rapports de genre traversent l’expérience du cancer.
- Enfin, des voix comme Mounia El Kotni, Célia Izoard, Marc Billaud ou Anne Marchand replacent la maladie dans son contexte politique : quand on se focalise sur le mode de vie des malades, on détourne l’attention des causes systémiques.
Témoigner pour résister
Mais le cœur battant du podcast reste les voix des patientes elles-mêmes. Des femmes comme Lili Sohn, Clémentine Vergnaud ou Marie Negret Desurmont racontent leur expérience de la maladie, les injonctions à la combativité, à la « positive attitude », et le sentiment d’isolement qui en découle.
Certaines confient s’être senties obligées de « performer la joie », d’afficher un courage sans faille, alors même qu’elles vivaient la peur, l’épuisement ou la solitude. D’autres dénoncent l’évitement social que provoque une parole trop brute sur le cancer. Le podcast leur offre un espace rare : celui où la parole peut être fragmentée, contradictoire, humaine.
Risposte poétique
Enfin, Vulnérables mais pas coupables convoque la poésie comme outil de résistance. Deux figures majeures accompagnent le podcast : Anne Boyer et Audre Lorde.
Dans Celles qui ne meurent pas, Anne Boyer dénonce l’individualisation du cancer et le « pinkwashing » qui l’accompagne. Pour elle, exiger des malades qu’ils soient résilients et combatifs sert à absoudre les véritables responsables : les industries polluantes, les systèmes de soin inégalitaires, les violences structurelles.
De son côté, Audre Lorde, dans Le Journal du cancer, transforme son corps malade en territoire de lutte. Elle y parle de féminité, de soin, de sororité, et surtout de la nécessité de rompre le silence, de se rendre visibles pour résister.
Ces textes ne viennent pas enjoliver le discours : ils le mettent en tension. Ils rappellent que les mots façonnent notre rapport au réel, et que se réapproprier le langage, c’est déjà se libérer.
Ce que ce podcast change
Vulnérables mais pas coupables est bien plus qu’un podcast. C’est une contre-narration, un antidote à la rhétorique dominante qui transforme le cancer en épreuve morale, et le patient en combattant solitaire.
Il nous rappelle que le cancer n’est pas seulement une affaire de cellules ou de moral. C’est aussi le produit de structures qui abîment, d’environnements toxiques, d’une idéologie qui préfère vendre des slogans que regarder les causes profondes.
Dans ce contexte, le podcast agit comme une fissure dans les récits hégémoniques. Il propose un autre regard, une autre manière d’habiter la maladie.
Car au fond, Vulnérables mais pas coupables pose une question simple, mais essentielle : Et si le problème n’était pas dans les corps, mais dans le monde qu’on leur impose ?
Descriptif des épisodes
1. Je me suis fabriqué mon cancer – Origines de la croyance et ses effets.
2. Branle-bas de combat – La rhétorique guerrière du cancer.
3. La positive attitude – Ce que cache l’injonction à rester positif·ve
4. Bouger, manger, et après ? – Une ouverture vers une approche collective et politique.
Le podcast est disponible sur toutes les plateformes et ici :
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batistmad ; abonné·e de Mediapart