Chère Rachida Dati

Un article qui arrive à temps avant le début du débat à l’assemblée nationale sur la réforme de l’audiovisuel

https://www.blast-info.fr/articles/2025/chere-rachida-dati

Extraits

Mardi 17 juin, vous avez choisi le micro de Sonia Mabrouk sur CNews/Europe 1 pour dénoncer les « méthodes » des journalistes qui ont osé, dans le cadre d’un « Complément d’enquête » diffusé le 5 juin sur France 2, révéler des informations gênantes à votre sujet, il est vrai que les médias Bolloré sont un lieu particulièrement adéquat pour donner des leçons de rigueur et de déontologie journalistiques. A fortiori lorsque l’on est ministre de la Culture et que l’on a donc sous sa responsabilité l’audiovisuel public, on attend avec impatience l’interview de Sarah El Haïry, ex-ministre déléguée chargée de l’Enfance, de la Jeunesse et des Familles et désormais haut-commissaire à l’Enfance, sur le plateau de Jean-Marc Morandini.

Les choses avaient pourtant plutôt bien commencé puisque, questionnée au sujet de ce reportage qui ne vous est, force est de le reconnaître, guère favorable, vous avez commencé par assurer, la main sur le cœur : « Même si on me critique ou on mattaque, je serai toujours pour la liberté de la presse, toujours », c’est beau, en même temps rares sont ceux qui estiment judicieux de proclamer le contraire. Ce principe étant posé, vous vous êtes toutefois empressée de le compléter : « Après, on peut sinterroger sur des méthodes, des cibles. Cest toujours les mêmes cibles. Toujours les mêmes méthodes, d’être très à charge. Est-ce que ça sert votre profession ? Est-ce que ça sert linformation ? » Pour la faire court : la liberté de la presse c’est bien, sauf quand les journalistes s’en servent pour enquêter sur vous.

Vous en avez d’ailleurs fait la démonstration dès le lendemain, sur le plateau de « C à vous » (France 5), en prenant vivement à partie Patrick Cohen alors qu’il vous questionnait au sujet des informations révélées par « Complément d’enquête » quant à vos liens avec GDF-Suez, on y reviendra, menaçant l’intervieweur de déclencher une enquête contre lui à propos de faits de harcèlement relatés dans un article de Mediapart en février dernier. En d’autres termes, vous avez cru bon de vous en prendre à un journaliste qui vous demandait de commenter des éléments vous concernant, rapportés par certains de ses confrères, en vous appuyant sur des éléments le concernant, rapportés par d’autres de ses confrères, comme quoi les enquêtes journalistiques sont utiles — tant qu’elles ne vous visent pas. Le problème étant que cette scène d’intimidation ne s’est pas déroulée dans une cour de récréation mais sur le plateau d’une émission diffusée par le service public audiovisuel dont vous avez la tutelle, OK Vito Corleone.

Votre agressivité à l’égard des journalistes un peu trop curieux n’est pas nouvelle : nous n’avons pas oublié qu’en 2015 vous aviez traité Élise Lucet de « pauvre fille » alors qu’elle vous posait une question, déjà, sur vos relations avec GDF-Suez, que vous aviez balayée en parlant « [d’]accusations à la con ». 10 ans plus tard, vous n’avez visiblement guère goûté le fait que « Complément d’enquête », en collaboration avec le Nouvel Obs, ait cette fois-ci établi que « lactuelle ministre de la Culture [c’est-à-dire vous] a été rémunérée près de 300 000 euros par GDF Suez (devenu Engie) lorsquelle était députée européenne, et alors quelle multipliait les prises de position favorables au secteur gazier », ce qui n’est pas joli-joli. Les journalistes affirment ainsi, éléments probants à l’appui, que vous auriez reçu, en octobre 2010 et en février 2011, deux versements de 149 500 euros de la part de GDF Suez alors que vous défendiez dans le même temps, au Parlement européen, des amendements favorables, coïncidence, aux groupes de l’énergie, notamment gazière.

Voilà qui est pour le moins gênant et qui pourrait constituer un cas d’école de ce qu’il est convenu d’appeler un conflit d’intérêts, défini dans l’article 2 de la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique comme « toute situation dinterférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou paraître influencer lexercice indépendant, impartial et objectif dune fonction ». Et dans la mesure où vous n’avez pas seulement omis de déclarer cette « situation d’interférence » mais que vous auriez en outre perçu, en tant que conseil, de confortables émoluments de la part d’une entreprise dont vous avez, « en même temps », servi les intérêts dans le cadre d’un mandat électif, les journalistes en concluent que l’ensemble constituerait « des faits que la justice pourrait être susceptible de qualifier de corruption », ça la fout un peu mal quand même.

Tout ceci est d’autant plus embarrassant, chère Rachi Dati, que vous êtes, depuis juillet 2021, mise en examen dans une autre « affaire » étonnamment similaire, qui concerne cette fois-ci des honoraires de 900 000 euros (hors taxes) que vous avez reçus, entre 2010 et 2012, de la part du groupe Renault-Nissan, alors dirigé par le très intègre Carlos Ghosn. Les enquêteurs doutent de la réalité du travail de conseil que vous auriez alors fourni et se demandent s’il n’aurait pas plutôt consisté en des activités de lobbying au Parlement européen où vous étiez entre autres membre suppléante de la commission de l’industrie, de la recherche et de l’énergie. Un dossier dans lequel le Parquet national financier (PNF) a requis l’an dernier votre renvoi devant le tribunal correctionnel pour « recel dabus de pouvoir et dabus de confiance » et « corruption et trafic dinfluence passifs par personne investie dun mandat électif public au sein dune organisation internationale », y’a pas à dire ça claque sur un CV.

Votre premier mandat de députée européenne (2009-2014) fut particulièrement riche, si l’on puit dire, puisque vous avez en outre été embauchée par Orange en 2010 (100 000 euros par an jusqu’en 2018) et par AlphaOne Partners, « société dinvestissement et de consulting de Londres, notamment dans le secteur énergétique », décidément, avec des paiements d’environ 300 000 euros entre 2012 et 2014. Le tout via une société de conseil, La Bourdonnais Consultants, que vous avez créée trois semaines après avoir été élue au Parlement européen, une initiative particulièrement audacieuse puisque, comme le rappelait l’Obs en mars 2024, « une loi de 1995 interdit à un parlementaire de commencer une activité de conseil si ce n’était pas sa profession avant le début de son mandat […] pour éviter tout risque de conflit d’intérêts », on ne vous le fait pas dire.

Si l’on ajoute à tout ceci vos liens pour le moins troubles avec l’Azerbaïdjan, un régime dictatorial et riche en hydrocarbures pour lequel vous avez à plusieurs reprises joué le rôle de quasi attachée de presse, qu’il s’agisse de donner un dîner en l’honneur de Mehriban Aliyeva, épouse du président-dictateur Aliyev, ou d’organiser « une « conférence internationale » vantant le rôle de l’Azerbaïdjan en vue d’assurer la sécurité énergétique de l’Europe », mais aussi vos relations avec un autre État davantage connu pour ses réserves de gaz que pour son respect des droits humains, le Qatar, dont vous avez assuré avec abnégation, comme l’a révélé Blast il y a un an, la promotion, le moins que l’on puisse dire est que vous trempez dans de drôles de combines qui sentent fort les hydrocarbures et qu’il n’est guère étonnant que vous ayez fini par être rattrapée par la patrouille.

Dans cette situation, vous avez choisi de faire vôtre le principe selon lequel la meilleure défense c’est l’attaque, quitte, on l’a vu, à intimider personnellement les journalistes un peu trop pointilleux, mais aussi à multiplier les actions en justice contre les médias qui enquêtent à votre propos, comme l’expliquaient fin 2024 l’Informé et Mediapart, avec alors une dizaine de procédures engagées (dont quatre contre Libération, trois contre le Nouvel Obs et deux contre le Canard enchaîné). Vous n’hésitez pas non plus à exercer des pressions sur les directions des médias, qu’il s’agisse de tenter de faire déprogrammer un documentaire de BFM-TV à votre sujet, de contacter Xavier Niel, propriétaire de l’Obs, pour qu’il empêche la publication d’un article, avant de l’insulter face à son refus, ou « [d’interpeller] Denis Olivennes, alors directeur général [de Libération], une dizaine de fois entre 2023 et 2024 », là encore pour bloquer la parution d’enquêtes vous concernant, ce qui ne vous empêche pas d’affirmer par ailleurs être « très confiante quant à [votre] probité », surtout ne changez rien.

Vous avez ainsi une façon bien à vous d’être « toujours pour la liberté de la presse », même si l’on se doit de noter que vous savez aussi rendre hommage aux professionnels des médias, comme lorsque vous avez décidé, en tant que ministre de la Culture, de décerner le titre de « Chevalier des Arts et des Lettres » au président du directoire du groupe Canal+, Maxime Saada, bras droit de Vincent Bolloré, qui fut notamment en première ligne pour défendre CNews et C8 devant l’Arcom et qui déclare sans rire que « toutes les opinions ont vocation à sexprimer [sur CNews] ». Lorsque l’on sait que l’ordre des Arts et des Lettres « est destiné à récompenser les personnes qui se sont distinguées par leurs créations dans le domaine artistique ou littéraire ou par la contribution au rayonnement qu’elles ont apportée au rayonnement des Arts et des Lettres en France et dans le monde », force est d’admettre que vous avez une vision singulière du rôle des médias, qui vous vaut d’ailleurs les louanges de Vincent Bolloré lui-même, dont l’un des proches a confié que vous étiez « la seule du gouvernement qu’il apprécie », c’est mérité.

Chère Rachida Dati, au regard de ce CV et de ces rapports particulièrement sains avec les journalistes, entre autres et notamment du service public, nul doute que vous êtes éminemment bien placée pour piloter la « grande réforme » de l’audiovisuel public, dont l’examen en commission vient de reprendre à l’Assemblée et qui sera discutée en séance publique à la fin du mois. Une « réforme » dont le principal pilier est le regroupement, au sein d’une holding unique, de l’ensemble des médias de service public, pour l’instant divisés au sein de quatre entités (France Télévisions, Radio France, France Médias monde et l’INA), dont le rôle serait, en attendant une éventuelle fusion, de « définir la stratégie, accélérer les coopérations et optimiser la répartition des moyens », pas de doute on adore le bullshit technocratique managérial de la commission sénatoriale de la culture, de l’éducation et de la communication même si l’on doit avouer être un peu déçu de l’absence, dans la présentation de la loi, des mots « synergie », « interface » et « benchmarking ».

Ce projet de fusion qui ne dit pas son nom est largement critiqué par les représentants des personnels, qui s’inquiètent notamment, comme on pouvait par exemple le lire dans un communiqué intersyndical publié fin mars, « [d’]une mise en danger de lindépendance éditoriale, du pluralisme et de la liberté de linformation, avec un risque de mainmise politique aggravée en cas de gouvernance toujours plus verticale et réduite », « [de] la poursuite de la baisse des effectifs et de la dégradation des conditions de travail, tout en amplifiant lexternalisation des programmes » et « [d’]une mise en danger des services et des programmes proposés aux publics, contraints par des budgets qui ne cessent de se réduire ». Les syndicats de Radio France viennent d’ailleurs de déposer un préavis de « grève illimitée » à partir du 26 juin, rejoints par les syndicats de France Télévisions qui appellent également à la « grève illimitée » à partir du 30 juin, autrement dit vous n’avez pas convaincu grand monde en prétendant « [qu’]il n’est pas question de suppressions de postes, mais de réorganisation », tout va bien alors, qu’il ne s’agirait pas « d’économies » mais « d’efficacité », bien évidemment, ou encore que « nous avons tous le service public chevillé au corps », qui oserait en douter.

Vous avez d’ailleurs fait la démonstration de cet attachement au service public depuis votre arrivée au ministère de la Culture en janvier 2024, avec comme principal bilan d’importantes coupes budgétaires au niveau national et au niveau local dans un secteur déjà grandement fragilisé, qui ont entre autres :

– amené l’association des professionnels de l’administration du spectacle (LAPAS) à évoquer « une casse sociale et une casse artistique » ;

– conduit à une chute de 25% des représentations ;

– contraint nombre de salles de concerts à annuler des dates ou à licencier ;

– entraîné des diminutions de budget dans plus de 20% des MJC ;

– mis sur la sellette 7500 emplois dans le domaine du spectacle vivant ;

– etc.

Très attachée à la qualité de l’information, vous avez décidé, face aux critiques concernant ces baisses de budget et leurs conséquences, de diffuser la fake news selon laquelle « il n’y a pas eu de coupes budgétaires au ministère de la Culture », en trichant avec les chiffres au moyen de l’opportune omission, dans vos calculs, du décret du 25 avril 2025 par lequel le gouvernement a modifié le budget, avec entre autres 114 millions d’annulation de crédits pour la culture, à savoir « des coupes sèches de 47 millions pour la création, 41 millions pour les patrimoines, 5 millions pour le soutien aux politiques du ministère de la Culture et près de 21 millions pour la mission médias, livres et industries culturelles », c’est pas beau de mentir. Chiffres à l’appui, la CGT-culture démontrait en mai dernier que « le ministère aura, sur deux années budgétaires (2024 et 2025), baissé le financement de la totalité de ses programmes, excepté les programmes Patrimoine et Soutien aux politiques du ministère (essentiellement la masse salariale) », bien tenté mais ça s’est vu.

Décidément beaucoup plus généreuse lorsqu’il s’agit de répandre de fausses informations que lorsqu’il est question de soutenir un secteur de la culture de plus en plus dévasté, vous avez en outre jugé bon de défendre votre « grande réforme » en alignant les contre-vérités à propos du service public audiovisuel, comme lorsque vous avez affirmé que France Inter était devenue un « club » n’attirant que des CSP+, un public âgé et une élite parisienne, alors que la station, qui est évidemment loin d’être exempte de toute critique, « caracole depuis plusieurs années en tête des audiences, avec 7 millions d’auditeurs à son actif », « [qu’elle] est aussi la troisième radio écoutée par les moins de 25 ans », « [qu’elle est], selon « Télérama », la seconde radio écoutée après NRJ par les CSP- » et que « 85% de [son] audience provient des régions ». En d’autres termes : pour justifier de la nécessité de votre « réforme » vous avez raconté absolument n’importe quoi, ce qui est un moyen comme un autre d’essayer de convaincre mais on doit vous avouer qu’on a quelques doutes.

Ce rapport contrarié avec les faits est en réalité une seconde nature chez vous, comme en témoigne l’une des dernières « affaires » vous concernant, qui a trait à quelques fâcheux « oublis » dans votre déclaration de patrimoine auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), dans laquelle vous auriez omis de signaler que vous possédez, entre autres, selon les informations réunies par Libération :

– cinq montres Cartier achetées 12 750, 18 000, 18 300, 19 900 et 29 000 euros ;

– une montre Chopard (32 000 euros) ;

– une montre Parmigiani Fleurier (15 500 euros) ;

– un bracelet Bulgari (28 900 euros) ;

– un bracelet Repossi (36 000 euros) ;

– un bracelet Chaumet (23 400 euros) ;

– un bracelet Anita Ko (24 265 euros) ;

– un collier Pomellato Tango (19 800 euros) ;

– un collier de perles Akoya (12 750 euros) ;

– des boucles d’oreilles De Grisogono (11 000 euros) ;

– une bague Cartier (68 500 euros) ;

– une bague Buccellati (11 600 euros) ;

– etc.

Soit au total 19 pièces de grand luxe d’une valeur de 420 000 euros, autrement dit un peu plus de 23 années de SMIC, et on ne parle là que des bijoux coûtant plus de 10 000 euros, lesquels doivent obligatoirement figurer dans les déclarations de patrimoine d’après les règles fixées par la HATVP. Vous vous êtes contentée d’affirmer auprès de Libération que « la liste des bijoux […], comme leurs valeurs, est totalement fausse », le journal expliquant de son côté qu’il maintenait toutes ses informations et que « le fait pour une personne de ne pas déposer une déclaration de patrimoine, domettre de déclarer une partie importante de celui-ci ou den fournir une évaluation mensongère est puni dune peine de trois ans de prison et de 45 000 euros damende, ainsi que dune éventuelle inéligibilité et interdiction dexercer une fonction publique », vivement la suite.

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