Comment les riches ont façonné et neutralisé le mouvement écologiste grand public

Le texte qui suit est à la fois long et dense. On y trouve un certain nombre d’acronymes et de noms d’institutions ou d’organisations à rallonge. Cependant, ce qu’il expose est d’une importance capitale pour ceux qui s’intéressent à l’écologie.

L’histoire méconnue qu’il met en lumière démontre clairement comment les divers responsables du désastre écologique et social en cours, les principaux intérêts financiers, les individus les plus riches et puissants, sont parvenus à coopter et à organiser eux-mêmes le mouvement environnemental (ou plutôt, un simulacre de mouvement environnemental) censé s’opposer à leurs pratiques destructrices. C’est ainsi qu’ils ont pu désamorcer la préoccupation grandissante des populations à l’égard du sort réservé au monde naturel, et qu’ils ont pu protéger le système mortifère dont ils étaient et sont toujours les principaux bénéficiaires. Ce qu’il faut retenir de cet article, c’est qu’il est absurde et contre-productif de compter sur l’ONU ou sur ces innombrables mouvements soi-disant écologistes qui font la promotion du « développement durable » (ou de n’importe quel autre concept marketing) pour protéger le monde naturel, et s’opposer à la destructivité inhérente à la civilisation industrielle.

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« Le capital est plus qu’heureux d’intégrer le mouvement [environnemental] grand public en tant que partenaire de sa gestion de la nature. Les grands groupes environnementaux lui offrent un triple service : de légitimation, en rappelant au monde que le système fonctionne ; de contrôle de la désobéissance populaire, en agissant en tant qu’éponge qui aspire et restreint l’anxiété écologique de la population ; et de rationalisation, en tant qu’administrateur utile afin d’introduire un certain degré de contrôle et de protéger le système de ses pires tendances, tout en garantissant la continuation des profits ».

Joe Kovel, 2002.

Les élites capitalistes mondiales sont depuis longtemps passées maîtresses dans l’art d’exploiter les travailleurs dans leur entreprise continue de destruction du vivant. Se souciant avant tout des actionnaires, les principes de la gestion scientifique du travail ont servi à enchaîner les travailleurs aux priorités corporatistes afin de piller efficacement la planète. Ainsi, des humains sont socialisés afin d’accepter comme naturel des impératifs de croissance capitaliste, qui canalisent l’énergie humaine dans une opération d’éradication de la nature. De plus, dans ce monde de réalités inversées, les alternatives radicales à cet état des choses toxique sont régulièrement considérées comme contraires à une véritable nature humaine ; on nous raconte que la soumission envers une autorité arbitraire est naturelle, comme le fait de laisser une petite élite profiter de la gestion corporatiste du vivant. Cependant, tout cela n’empêche pas des gens ordinaires de résister contre une telle brutalité. D’ailleurs, à travers l’histoire, les élites dirigeantes ont régulièrement eu à affronter une telle dissidence. C’est pourquoi cet article examinera certaines des principales initiatives environnementales impulsées par les élites, ayant servi à contenir toute opposition (à partir des années 1960).

En soulignant la manière dont les élites, main dans la main avec les Nations unies, sont parvenues à gérer le terrain environnemental afin de désamorcer les mouvements radicaux visant à démanteler le capitalisme, j’espère que les lecteurs comprendront la futilité de placer leurs espoirs entre les mains de gestionnaires environnementaux aussi illégitimes. Il n’y a qu’après que ces illusions auront été brisées que des mouvements fondés sur des analyses radicales pourront commencer à œuvrer afin de soutenir la vie d’une manière juste et équitable.

Mettre fin à la menace nucléaire ? Et la naissance d’un mouvement

L’historien de l’environnement John McCormick suggère qu’il est « crédible » que le Traité d’interdiction partielle des essais nucléaires de 1963 ait été le premier accord environnemental mondial. Pourtant, paradoxalement, ainsi que les historiens de la paix Frances McCrea et Geral Markle l’observent, cet accord important a marqué le point où « la marée de l’activisme pacifiste a commencé à baisser », de telle manière que « les essais nucléaires, [désormais] largement perçus comme un problème environnemental et sanitaire plutôt qu’un problème lié au désarmement, étaient devenus un non-problème ». D’ailleurs, la triste réalité est qu’après la signature de cet accord mondial environnemental, « les essais nucléaires américains – menés dans le sous-sol, où les USA bénéficiaient d’un avantage technologique – ont grandement augmenté ». Le mouvement conservationniste a donc ironiquement célébré l’avènement d’un accord environnemental qui a coïncidé avec l’affaiblissement du mouvement pacifiste mondial ; le plus puissant mouvement qui ait jamais remis en question la légitimité de la principale source de pollution, à savoir la guerre.

A la suite de la signature du Traité d’interdiction partielle des essais nucléaires, McCormick écrit que « l’idée de menaces universelles envers l’environnement » a été « largement renforcée » par la publication du classique de Rachel Carson, « Printemps silencieux » (Hamilton, 1963). A son honneur, McCormick souligne que Murray Bookchin venait aussi de publier, six mois plus tôt, un livre révolutionnaire intitulé « Notre environnement synthétique » (titre original : Our synthetic environment), en observant que la principale différence entre les deux livres était que celui de Carson « se concentrait sur un seul problème » (la surutilisation de pesticides), tandis que celui de Bookchin « examinait un large éventail des effets des technologies modernes, de la pollution de l’air au lait contaminé ». Naturellement, un livre focalisé sur un seul problème environnemental omettant de remettre en question tous les aspects de la destruction de la faune et de la flore du monde par le capitalisme était bien plus simple à coopter pour les capitalistes que des critiques systémiques telles que celles proposées par des analystes radicaux de la trempe de Bookchin.

Tandis que des guerres impérialistes ravageaient la terre de millions d’individus, la préoccupation pour l’environnement gagnait en ampleur durant les années 1960, particulièrement au sein des cercles des élites politiques libérales. Par exemple, en juillet 1965…

Adlai Stevenson (alors ambassadeurs des USA à l’ONU) prononça un discours devant le conseil économique et social des Nations Unies à Genève sur les problèmes de l’urbanisation à travers le monde. Dans ce discours (écrit par Barbara Ward), il utilisa la métaphore de la Terre en tant que vaisseau spatial sur lequel l’humanité voyageait, et était dépendante de ses ressources vulnérables en air et en sol. (p.80)

Il est important de préciser que Barbara Ward s’apprête alors à jouer un rôle clé dans la mise en place de l’agenda environnemental corporatiste, et qu’avant sa mort, en 1981, elle siégeait en tant qu’administratrice au sein de la Conservation Foundation, une organisation appuyée par la Fondation Rockefeller.

Blâmer les populations !

Quelque chose devait être fait pour sauver l’environnement, et ainsi que Katherine Barkley et Steve Weissman le soulignent dans leur célèbre article de 1970 intitulé « l’Eco-establishment », les « gestionnaires de ressources au service des élites prirent comme modèle d’action le mouvement états-unien pour la conservation des années 1910, particulièrement son approche de coopération entre les grandes entreprises et le gouvernement ». La Conservation Foundation a été un membre clé de l’eco-establishment et a aidé (entres autres entreprises de propagande) à préparer le document du Congrès pour les audiences de 1968 concernant la qualité environnementale de la politique nationale, un document qui expose explicitement comment les élites comptaient « piocher dans la poche du consommateur pour payer les coûts additionnels auxquels ils feront face » à cause de la destructivité inhérente au capitalisme. Les groupes de conservation mis en place par les élites, ainsi que les médias de masse, s’assureront ensuite que la croissance de la population, et non le capitalisme, était présentée comme la principale menace pour le vivant ; et en 1968, le Sierra Club (sous la direction de David Brower) publia le travail du « néomalthusien éhonté » Paul Ehrlich, intitulé « La bombe population », qui « devint le best-seller environnemental le plus vendu de tous les temps ».

Plus tard, les environnementalistes des classes dirigeantes adoptèrent une approche faussement holistique qui les aiderait dans leur effort de gestion de l’environnement, et qui donnerait naissance à un autre célèbre livre néomalthusien, « Les limites à la croissance » [parfois traduit par : “Halte à la croissance ? : Rapport sur les limites de la croissance”] (Club de Rome, 1972). McCormick souligne comment les fondations de ce livre « remontent à la fin des années 1940, lorsque Jay Forrester, professeur de management au Massachusetts Institute of Technology (MIT), entrepris d’utiliser l’ordinateur, la prise de décision façon tactique militaire, et les systèmes de remontée de l’information afin d’étudier les forces interagissantes des systèmes sociaux ». Ces idées ont alors été reprises par Aurelio Peccei, un consultant en management italien et président d’Olivetti, qui, en 1968, « organisa un meeting de 30 économistes, scientifiques, pédagogues et industriels, à Rome » : le Club de Rome. Sous le giron de ce « Club » élitiste, Forrester recruta Dennis Meadows, l’auteur de « Les limites à la croissance ». Les critiques du Club de Rome, Robert Golub et Joe Townsend, écrivent que :

Les arguments des Limites à la croissance impliquent le besoin d’un organe international afin de réguler l’économie mondiale, mais le besoin d’un tel organe émane de l’instabilité intrinsèque de l’économie mondialisée – ainsi que de nombreux étudiants des corporations multinationales l’ont vite remarqué. La croissance et l’expansion des corporations multinationales des années 60 ont dépassé la capacité des gouvernements nationaux à réguler et à contrôler le système économique mondial. Avec suffisamment de clairvoyance, il était possible de comprendre que l’incapacité des gouvernements à réguler l’économie mondiale face au pouvoir grandissant des corporations multinationales serait le plus évident dans ces pays (comme l’Italie) où les gouvernements, en raison de leur faiblesse, avaient la plus grande difficulté à protéger leur capital initial.

Amorcer le mouvement environnemental

En 1971, deux réunions ont été tenues en préparation de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement humain (aussi appelée Conférence de Stockholm), la première à Founex, en Suisse, et la deuxième à Canberra, en Australie. La réunion de Founex a été organisée par Maurice Strong, alors directeur général du Bureau de l’aide extérieure du Canada, et qui « sera nommé secrétaire général de la conférence de Stockholm, et dirigera un comité préparatoire de 27 nations afin de planifier et de dessiner l’agenda de la Conférence de Stockholm ». Notablement, lors des réunions préparatoires, « Strong souligna constamment la compatibilité du développement et de la qualité environnementale dans ses discours préparatoires avec les gouvernements des PMD [pays les moins développés] ». Ces discours d’élaboration d’un consensus servaient à garantir que toute controverse soit réglée avant le principal évènement afin que la conférence puisse être gérée efficacement : « des différences d’opinion persistèrent, mais elles ne perturbèrent pas plus que ça la conférence ».

Un autre outil important qui permit d’édifier un consensus politique à Stockholm fut un « rapport non-officiel qui fournit aux délégués à Stockholm la fondation intellectuelle et philosophique pour leur délibération », qui fut commandité par Maurice Strong et co-rédigé par Barbara Ward et René Dubos (et examiné par un comité de 152 consultants). Le financement pour ce rapport fut apporté par la chaire Albert Schweitzer de l’université de Columbia, la Banque Mondiale et la Fondation Ford. Ce rapport, intitulé « Only One Earth » (en français : « Une seule terre ») sera ensuite publié (Norton & Company, 1972) « par un nouvel institut de recherche, l’Institut International pour les Affaires Environnementales (IIEA), créé en 1972 sous le mécénat de l’Institut Aspen ». L’IIEA avait déjà joué un rôle important dans les préparatifs d’avant la conférence, il est donc significatif que « les fondations philosophiques de l’IIEA découlent d’une étude de faisabilité de 4 mois, de février à mai 1970, organisée par la Anderson Foundation ».

Le coprésident de l’IIEA, Robert O. Anderson (président d’Atlantic Richfield et principal fondateur de l’Institut), pensait que l’Institut devrait « dessiner un chemin entre l’alarmisme catastrophiste et ceux qui refusent de reconnaître le danger clair auquel est soumis l’environnement humain ».

Anderson était, et est toujours, un dirigeant pétrolier important, avec d’excellents contacts dans le monde corporatiste, ayant servi en tant que président de la Federal Reserve Bank de Dallas (1961-1964) et ayant siégé aux comités d’administration d’autres géants corporatistes comme la Chase Manhattan Bank, la Columbia Broadcasting System, et Weyerhaeuser. En 1974, Anderson était président de l’organisation des Rockefeller « Resources for the Future » [en français : Ressources pour le futur], aux côtés d’un autre magnat du pétrole, Maurice Strong, qui a également siégé au conseil d’administration de la Fondation Rockefeller de 1971 à 1977.

Pour lire l’article complet daté du 6 juin, aller sur le site lesmoutonsenrages.fr