La loi des suspects

Au soir du premier tour des élections législatives, le 11 juin dernier, le premier ministre Édouard Philippe interprétait la victoire de son parti d’adoption. Les Français, expliquait-il, auraient manifesté « sans ambiguïté » leur soutien à « l’adaptation de notre droit aux nouvelles exigences de sécurité liées au risque terroriste ». La formule faisait référence au projet de loi « renforçant la lutte contre le terrorisme et la sécurité intérieure » présenté le 7 juin au conseil de défense par le gouvernement.

Ce texte ambitionne de transférer dans le droit commun des mesures d’exception rendues possibles par la déclaration de l’état d’urgence au soir des attentats du 13 novembre 2015 : sur la base d’un simple soupçon, le préfet et le ministre de l’intérieur peuvent ordonner assignations à résidence, perquisitions administratives, placements sous bracelet électronique…

Les membres de l’exécutif ont répété qu’il ne s’agissait là que d’un régime temporaire dont il faudrait sortir. Par une ruse de la raison administrative, le gouvernement propose d’y mettre fin tout en rendant ses outils utilisables en permanence, afin de se couvrir politiquement en cas de nouvel attentat. Parce qu’elles autorisent l’État à priver des individus de liberté ou à pénétrer dans leur domicile sans l’aval préalable d’un juge, ces mesures marginalisent l’autorité judiciaire. Mais ce court-circuit abondamment dénoncé n’épuise pas le problème — le gouvernement s’emploie d’ailleurs à y remédier. C’est la légitimité même d’une loi qui donne de nouveaux pouvoirs à la police qu’il faut questionner. Une perquisition fondée sur le soupçon, fût-elle réalisée avec l’onction de la justice, reste attentatoire aux libertés.

La loi relative à l’état d’urgence a une histoire. Adopté alors que débutait le soulèvement du peuple algérien pour son indépendance, ce texte a été pensé comme un moyen de lutter contre « quelques bandes organisées de hors-la-loi (1)  » en évitant de recourir à l’état de siège. Car c’eût été reconnaître une situation de guerre en Algérie, et donc l’existence d’une nation spécifique et séparée de la France.

En 1955, le gouvernement dota ainsi l’État, en l’occurrence sa police, à travers les préfets et le ministre de l’intérieur, de pouvoirs exorbitants lui permettant de perquisitionner le domicile des citoyens, de les assigner à résidence ou encore de les interdire de séjour. Cette loi viole les principes les plus établis du droit en ce qu’elle permet à la police de restreindre la liberté des citoyens, de sa seule initiative et sans contrôle préalable. Contrairement aux règles du droit pénal, ces mesures ne sont pas fondées sur les actes de l’individu, mais sur sa dangerosité supposée — bref, sur le soupçon.

Les parlementaires de gauche perçoivent nettement le danger dans un contexte autrement plus déstabilisateur pour les institutions que la situation actuelle. Le 30 mars 1955, le député communiste Raymond Guyot dénonce « un projet de loi fasciste ». Son collègue socialiste Francis Vals tonne contre un état de siège « aggravé » qui « remplace la dictature militaire prévue jusqu’ici par la dictature policière ». Tout au long des débats, la référence au régime de Vichy par des hommes et des femmes qui avaient vécu sous sa férule est incessante. Pour Alice Sportisse, députée communiste d’Oran, cette loi donnerait « aux préfets des pouvoirs exorbitants, ceux qui leur sont attribués uniquement dans les régimes de dictature, comme celui que nous avons connu sous le gouvernement de Vichy ». Le socialiste Paul Valentino affirme qu’elle « permettrait de priver quelqu’un de la possibilité d’affirmer son désaccord avec le gouvernement ».

Le texte est adopté le 31 mars 1955 par 379 voix contre 219. Soixante ans plus tard, les parlementaires ne manifestent ni la force morale ni l’attachement aux libertés de leurs prédécesseurs : le 19 novembre 2015, seuls six députés s’opposeront au projet de loi prorogeant l’état d’urgence. Lequel ne brille pas par son efficacité : après treize mois d’application de ce régime, les 4 326 perquisitions administratives réalisées n’ont entraîné l’ouverture par le parquet de Paris que de vingt enquêtes pour association de malfaiteurs en matière terroriste, sans que les suites aient été précisées, selon le dernier rapport parlementaire détaillé de décembre 2016.

Dès son adoption en 1955, on utilisa cette loi contre des opposants politiques. Un dénommé Jean Galland, instituteur en Kabylie, communiste et militant en faveur du Secours populaire algérien, fit l’objet d’une des premières mesures d’interdiction de séjour. Deux ans plus tard, les autorités enfermaient dans un camp quatorze avocats d’Alger défendant des militants du Front de libération nationale (FLN), parce que le préfet estimait leur activité « dangereuse pour la sécurité ou l’ordre public ». Ils furent privés de liberté pendant presque deux ans, avant que le Conseil d’État ne juge la mesure illégale. La limite du contrôle a posteriori exercé par le juge administratif trouve ici son illustration : il intervient, certes, mais trop tard !

Hier ardemment débattue, l’idée de priver les suspects de liberté relève désormais presque de l’évidence. Au cours de son débat avec Mme Marine Le Pen le 3 mai dernier, M. Emmanuel Macron exprimait sa volonté de « renforcer les moyens de police » et « les mesures, y compris celles qui peuvent être privatives de liberté, sur les fichés S liés à des activités djihadistes ». Or une « fiche S » n’est qu’une mention inscrite au fichier des personnes recherchées à la rubrique « sûreté de l’État » par des services de police sans contrôle réel et sur la seule base du soupçon. Par exemple, le journaliste Gaspard Glanz, fondateur de l’agence Taranis News, qui filme depuis plusieurs années les manifestations, fait l’objet d’une fiche S au motif qu’il serait « proche de la mouvance d’extrême gauche radicale ». Lorsque cette fiche apparaît dans l’un de ses dossiers judiciaires, les magistrats semblent la considérer comme un élément à charge crédible, alors qu’ils devraient afficher une grande prudence vis-à-vis d’un document non étayé et rédigé de façon autonome par la police (2).

La mécanique de l’état d’urgence et du soupçon contamine ainsi le juge judiciaire, pourtant garant des libertés individuelles en vertu de la Constitution. Elle se diffuse également à travers un dispositif caractéristique de la nouvelle logique juridique : les infractions « pénalo-administratives ». Les dernières lois antiterroristes, l’état d’urgence et le projet de loi présenté par M. Philippe prévoient en effet diverses obligations administratives contraignantes (assignation à résidence, pointage au commissariat, etc.). Décidées par le ministre de l’intérieur, ces mesures se fondent sur les fameuses « notes blanches » des services de renseignement — « blanches » parce qu’elles ne portent ni en-tête, ni date, ni signature. Leur non-respect est constitutif d’une infraction pénale. Dans ce cas, le juge judiciaire prend le relais pour sanctionner la violation d’une mesure basée sur le soupçon. Le rôle du juge consiste alors non plus à vérifier la légitimité du recours à la restriction de liberté, mais uniquement à constater que la personne n’a, par exemple, pas pointé à l’heure dite dans le cadre de son assignation à résidence ou n’a pas rendu à temps son passeport dans le cadre d’une interdiction de sortie du territoire.

La loi Cazeneuve du 13 novembre 2014 a créé une interdiction de sortie du territoire visant les personnes suspectées de vouloir participer à des activités terroristes à l’étranger. Le citoyen visé par cette mesure doit remettre aux autorités ses documents d’identité dans les vingt-quatre heures. S’y dérober l’expose à une peine d’emprisonnement de vingt-quatre mois. Le 23 novembre 2016, un homme a ainsi été condamné à un an de prison par la cour d’appel de Paris pour n’avoir pas respecté ce très court délai. Ainsi, par l’enchaînement des procédures, la judiciarisation d’un simple soupçon aboutit-elle à fonder un délit.

Une fois légitimée, cette loi des suspects sert de multiples causes. Depuis novembre 2015, l’État a utilisé plus de six cents fois une disposition de l’état d’urgence pour empêcher des citoyens de se rendre à des manifestations. Ce faisant, les préfets appliquent à des opposants politiques des pouvoirs qui leur ont été confiés pour combattre le terrorisme. Saisi par une personne victime (3) de cet acharnement préfectoral, le Conseil constitutionnel a estimé cet article contraire à la Constitution (4). Mais il a aussitôt précisé qu’il s’appliquerait jusqu’au 15 juillet 2017, date du probable renouvellement de l’état d’urgence, laissant ainsi subsister dans l’ordre juridique une disposition incompatible avec les droits fondamentaux. Ce report, arguait le Conseil, permet « au législateur de remédier à l’inconstitutionnalité constatée », c’est-à-dire d’adopter une nouvelle loi autorisant les préfets à prononcer d’une autre manière des interdictions de séjour. Cette logique étonne : si un texte contredit la Constitution, pourquoi le remplacer par un autre du même tonneau ?

Le projet de loi présenté par le gouvernement s’inscrit dans cette continuité. S’il venait à entrer en vigueur, il autoriserait la perquisition, l’assignation durable à résidence ou l’astreinte au bracelet électronique d’individus suspects de dangerosité — et ce alors même qu’ils n’auraient commis aucun acte puni par la loi. Ainsi le danger du texte proposé par le gouvernement réside-t-il moins dans la marginalisation de l’autorité judiciaire que dans l’attribution de pouvoirs supplémentaires à l’État et à sa police. Si, comme le rappelle la Déclaration de 1789, la liberté est le principe et sa restriction l’exception, le meilleur moyen de protéger les libertés fondamentales consiste à ne pas légaliser l’exception.

Raphaël Kempf, avocat au barreau de Paris ; le monde diplo de juillet 2017

Notes

(1) Exposé des motifs du projet de loi instituant un état d’urgence, Assemblée nationale, séance du 22 mars 1955. Cf. Sylvie Thénault, « L’état d’urgence (1955-2005). De l’Algérie coloniale à la France contemporaine : destin d’une loi », Le Mouvement social, n° 218, Paris, 2007

(2) Cour d’appel de Douai, arrêt relatif au contrôle judiciaire de M. Gaspard Glanz, 30 novembre 2016, no 16/03653. L’auteur est l’un de ses avocats

(3) L’auteur est l’un de ses avocats

(4) Décision no 2017-635 QPC du 9 juin 2017