Jeanne Moreau et les Pussy Riot

Jeanne Moreau, actrice exigeante, était aussi une femme engagée. Ainsi, le 30 octobre 2013, en soutien aux Pussy Riot emprisonnées en Russie, elle lisait sur Mediapart et France Culture la « Lettre du camp 14 de Mordovie » écrite par Nadejda Tolokonnikova, mise au secret par le régime russe.

https://blogs.mediapart.fr/cathycorbel/blog/171113/lettre-du-camp-14-de-mordovie-nadejda-tolokonnikova-17-novembre-2013-1926

Lettre du camp 14 de Mordovie. Nadejda Tolokonnikova. 17 novembre 2013, 19:26

extraits 

Ce lundi 23 septembre 2013, j’entame une grève de la faim. C’est une méthode extrême, mais je suis absolument certaine que, dans la situation où je me trouve, c’est la seule solution.

La direction de la colonie pénitentiaire refuse de m’entendre. Mais je ne renoncerai pas à mes revendications, je n’ai pas l’intention de rester sans rien dire et de regarder sans protester les gens tomber d’épuisement, réduits en esclavage par les conditions de vie qui règnent dans la colonie. J’exige le respect des droits de l’homme dans la colonie, j’exige le respect des lois dans ce camp de Mordovie. J’exige que nous soyons traitées comme des êtres humains et non comme des esclaves.

Voici un an que je suis arrivée à la colonie pénitentiaire n°14 du village de Parts. Les détenues le disent bien — « Qui n’a pas connu les camps de Mordovie n’a pas connu les camps tout court». Les camps de Mordovie, j’en avais entendu parler alors que j’étais encore en préventive à la prison n°6 de Moscou. C’est là que le règlement est le plus sévère, les journées de travail les plus longues, et l’arbitraire le plus criant. Quand vous partez pour la Mordovie, on vous fait des adieux comme si vous partiez au supplice. Jusqu’au dernier moment chacune espère – « peut-être, quand même, ce ne sera pas la Mordovie ? Peut-être que j’y échapperai ? »  Je n’y ai pas échappé, et à l’automne 2012 je suis arrivée dans cette région de camps sur les bords du fleuve Parts.

La Mordovie m’a accueillie par la voix du vice-directeur en chef du camp, le lieutenant-colonel Kouprianov, qui exerce de fait le commandement dans la colonie n°14 : « Et sachez que sur le plan politique, je suis un staliniste.» L’autre chef (ils dirigent la colonie en tandem), le colonel Koulaguine, m’a convoquée le premier jour pour un entretien dont le but était de me contraindre à reconnaître ma faute. « Il vous est arrivé un malheur. C’est vrai, non? On vous a donné deux ans de camp. D’habitude, quand il leur arrive un malheur, les gens changent leur point de vue sur la vie. Vous devez vous reconnaître coupable pour avoir droit à une libération anticipée. Si vous ne le faites pas, il n’y aura pas de remise de peine. »

J’ai tout de suite déclaré au directeur que je n’avais l’intention d’effectuer que les huit heures de travail quotidiennes prévues par le Code du Travail. « Le Code du Travail, c’est une chose, mais l’essentiel, c’est de remplir les quotas de production. Si vous ne les remplissez pas, vous faites des heures supplémentaires. Et puis, on en a maté des plus coriaces que vous, ici ! », m’a répondu le colonel Koulaguine.

Toute ma brigade à l’atelier de couture travaille entre 16 et 17 heures par jour. De 7.30 à minuit et demie. Dans le meilleur des cas, il reste quatre heures de sommeil. Nous avons un jour de congé toutes les six semaines. Presque tous les dimanches sont travaillés. Les détenues déposent des demandes de dérogation pour travailler les jours fériés, « de leur propre initiative », selon la formule employée. En réalité, bien entendu, c’est tout sauf leur initiative, ces demandes de dérogation sont écrites sur l’ordre de la direction du camp et sous la pression des détenues qui relaient la volonté de l’administration.

Personne n’ose désobéir (refuser d’écrire une demande d’autorisation à travailler le dimanche, ne pas travailler jusqu’à une heure du matin). Une femme de 50 ans avait demandé à rejoindre les bâtiments d’habitation à 20 heures au lieu de minuit, pour pouvoir se coucher à 22h et dormir huit heures ne serait-ce qu’une fois par semaine. Elle se sentait mal, elle avait des problèmes de tension. En réponse, il y a eu une réunion de notre unité où on lui a fait la leçon, on l’a insultée et humiliée, on l’a traitée de parasite. « Tu crois que tu es la seule à avoir sommeil? Il faudrait t’atteler à une charrue, grosse jument ! » Quand le médecin dispense de travail une des femmes de la brigade, là encore, les autres lui tombent dessus : « Moi je suis bien allée coudre avec 40 degrés de température ! Tu y as pensé, à qui allait devoir faire le travail à ta place ? »

A mon arrivée, j’ai été accueillie dans ma brigade  par une détenue qui touchait à la fin de ses neuf ans de camp. Elle m’a dit : « Les matons ne vont pas oser te mettre la pression. C’est les taulardes qui le feront pour eux.» Et en effet, le règlement est pensé de telle façon que ce sont les détenues qui occupent les fonctions de chef d’équipe ou de responsable d’unité qui sont chargées de briser la volonté des filles, de les terroriser et de les transformer en esclaves muettes.

Pour maintenir la discipline et l’obéissance dans le camp, il existe tout un système de punitions informelles: « rester dans la cour jusqu’à l’extinction des feux » (interdiction d’entrer dans les baraquements, que ce soit l’automne ou même l’hiver – dans l’unité n°2, celle des handicapées et des retraitées, il y a une femme à qui on a amputé un pied et tous les doigts des mains : on l’avait forcée à passer une journée entière dans la cour — ses pieds et ses mains avaient gelés), « barrer l’accès à l’hygiène » (interdiction de se laver et d’aller aux toilettes), « barrer l’accès au cellier et à la cafétéria » (interdiction de manger sa propre nourriture, de boire des boissons chaudes). C’est à rire et à pleurer quand une femme de 40 ans déclare « Allons bon, on est punies aujourd’hui ! Est-ce qu’ils vont nous punir demain aussi, je me demande ? » Elle ne peut pas sortir de l’atelier pour faire pipi, elle ne peut pas prendre un bonbon dans son sac. Interdit.

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Obsédée par le sommeil, rêvant juste d’une gorgée de thé, la prisonnière exténuée, harcelée, sale devient un matériau docile à la merci de l’administration, qui ne voit en nous qu’une main-d’œuvre gratuite. En juin 2013, mon salaire était de 29 roubles (moins d’un euro !). Alors que la brigade produisait 150 uniformes de policier par jour. Où passe le produit de la vente de ces uniformes?

« Non mais tu te crois où ? C’est la Russie, ici, non ? »

A plusieurs reprises, le camp a touché des subsides pour changer complètement les équipements. Mais la direction s’est contentée de faire repeindre les machines à coudre par les détenues elles-mêmes. Nous devons coudre sur des machines obsolètes et délabrées. D’après le Code du Travail, si l’état des équipements ne correspond pas aux normes industrielles contemporaines, les quotas de production doivent être revus à la baisse par rapport aux quotas-type du secteur. Mais les quotas de production ne font qu’augmenter. Par à-coup et sans prévenir.

« Si on leur montre qu’on peut faire 100 uniformes, ils vont placer la barre à 120 ! », disent les ouvrières expérimentées. Or, on ne peut pas ne pas les faire – sinon toute l’équipe sera punie, toute la brigade. Elle sera obligée, par exemple, de rester plusieurs heures debout sur la place d’armes. Avec interdiction d’aller aux toilettes. Avec interdiction de boire une gorgée d’eau.

Voici deux semaines, le quota de production pour toutes les brigades de la colonie pénitentiaire a été arbitrairement augmenté de 50 unités. Si avant la norme était de 100 uniformes par jour, maintenant elle est de 150. D’après le Code du Travail, les travailleurs doivent être prévenus des changements de quotas de production au moins deux mois à l’avance. Dans la colonie n°14, nous nous réveillons un beau jour avec un nouveau quota, parce que c’est venu à l’idée de nos « marchands de sueur », c’est comme ça que les détenues ont surnommé la colonie. L’effectif de la brigade baisse (certaines sont libérées ou changent de camp), mais les quotas de production augmentent, et celles qui restent travaillent de plus en plus dur.

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Les mécaniciens nous disent qu’ils n’ont pas les pièces détachées nécessaires aux réparations, et qu’il ne faut pas compter dessus : « Quand est-ce qu’on va les recevoir ? Non mais tu te crois où pour poser des questions pareilles ? C’est la Russie, ici, non ?! »

En quelques mois à la fabrique de la colonie, j’ai pratiquement appris le métier de mécanicien. Par force et sur le tas. Je me jetais sur les machines le tournevis à la main, dans une tentative désespérée de les réparer. Tes mains ont beau être couvertes de piqûres d’aiguilles, d’égratignures, il y a du sang partout sur la table, mais tu essaies quand même de coudre. Parce que tu es un rouage de cette chaîne de production, et, ta part de travail, il est indispensable que tu la fasses aussi vite que les couturières expérimentées. Et cette fichue machine qui tombe tout le temps en panne !

Comme tu es la nouvelle, et vu le manque d’équipements de qualité au camp, c’est toi, bien sûr, qui te retrouves avec le pire moteur de la chaîne. Et voilà que le moteur tombe de nouveau en panne, tu te précipites à la recherche du mécanicien (qui est introuvable), les autres te crient dessus, t’accusent de faire capoter le plan, etc. Aucun apprentissage du métier de couturière n’est prévu dans la colonie. On installe la nouvelle à son poste de travail et on lui donne une tâche.

« Tu ne serais pas Tolokonnikova, ça fait longtemps qu’on t’aurait réglé ton compte » – disent les détenues qui sont en bons termes avec l’administration. Et en effet, les autres prennent des coups. Quand elles sont en retard dans leur travail. Les reins, le visage. Ce sont les détenues elles-mêmes qui frappent, mais pas de passage à tabac dans la colonie qui ne se produise sans l’aval de l’administration. Il y a un an, avant mon arrivée, on a battu à mort une tsigane dans l’unité n°3 (l’unité n°3 est l’unité punitive, c’est là que l’administration envoie celles qui doivent subir des passages à tabac quotidiens). Elle est morte à l’infirmerie de la colonie n°14. Qu’elle soit morte sous les coups, l’administration a réussi à le cacher : ils ont inscrit comme cause du décès une attaque cérébrale.

Dans une autre unité, les nouvelles couturières, qui n’arrivaient pas à remplir la norme, ont été forcées de se déshabiller et de travailler nues. Personne n’ose porter plainte auprès de l’administration, parce que l’administration te répondra par un sourire et te renverra dans ton unité, où, pour avoir « mouchardé », tu seras rouée de coups sur ordre de cette même administration. Ce bizutage contrôlé est un moyen pratique pour la direction de la colonie de soumettre complètement les détenues à un régime de non-droit.

Il règne dans l’atelier une atmosphère de nervosité toujours lourde de menaces. Les filles, en manque constant de sommeil et perpétuellement stressées par cette course inhumaine à la production, sont prêtes à exploser, à hurler, à se battre sous le moindre prétexte. Il n’y a pas longtemps, une jeune fille a reçu un coup de ciseaux à la tempe parce qu’elle n’avait pas fait passer un pantalon assez vite. Une autre fois, une détenue a tenté de s’ouvrir le ventre avec une scie. On a réussi à l’en empêcher.

Celles qui étaient à la colonie n°14 en 2010, l’année des incendies (de forêt) et de la fumée, racontent qu’alors que l’incendie se rapprochait des murs d’enceinte les détenues continuaient de se rendre au travail et de remplir leur norme. On ne voyait pas à deux mètres à cause de la fumée, mais les filles avaient attaché des foulards humides autour de leur visage et continuaient de coudre. L’état d’urgence faisait qu’on ne les conduisait plus au réfectoire. Certaines femmes m’ont raconté qu’elles avaient atrocement faim, et qu’elles tenaient un journal pour noter toute l’horreur de ces journées. Une fois les incendies éteints, les services de sécurité ont fouillé les baraquements de fond en comble et confisqué tous ces journaux, afin que rien ne transparaisse à l’extérieur.

Les conditions sanitaires à la colonie sont pensées pour que le détenu se sente comme un animal sale et impuissant. Et bien qu’il y ait des sanitaires dans chaque unité, l’administration a imaginé, dans un but punitif et pédagogique, un « local sanitaire commun » : c’est à dire une pièce prévue pour 5 personnes, où toute la colonie (800 personnes) doit venir se laver. Nous n’avons pas le droit de nous laver dans les sanitaires de nos baraquements, ce serait trop pratique !