Gueules noires sous haute surveillance

Un documentaire revient sur l’histoire oubliée du SSB, une police privée qui a officié au sein des Houillères du Nord

Pour voir ce documentaire :

http://france3-regions.francetvinfo.fr/hauts-de-france/emissions/les-documentaires-de-france-3-nord-pas-de-calais/oeil-houilleres-1360565.html

C’est un aspect méconnu de l’histoire de France contemporaine que retrace ce documentaire. A partir de 1949 et pendant plus de quarante ans, une police privée en uniforme noir a surveillé de près les mineurs et leurs familles dans le Nord-Pas-de-Calais. Nom de code de ce groupe : SSB, pour  » service de surveillance du bassin « . Ces hommes, souvent d’anciens militaires, ne descendaient pas au fond des mines. Mais dès que le mineur remontait à la surface, il pouvait avoir à rendre des comptes à cette police particulièrement vigilante sur les vols, les activités politiques, et sur le bon fonctionnement des cités où étaient logés gratuitement les mineurs et leurs familles.

Il existe très peu de documents filmés sur cette police d’un genre particulier, mais les auteurs de ce film ont retrouvé des images d’une étonnante parade de ces gardes dans les rues de Béthune, coiffés de képis semblables à ceux de la police républicaine. A l’aide d’archives inédites filmées issues du Centre historique minier et de nombreux témoignages recueillis auprès d’anciens mineurs, de membres du SSB et d’historiens, Marion Fontaine et Richard Berthollet retracent cette période. Tout savoir sur tout le monde, telle était la mission des hommes du SSB, personnages centraux dans la vie quotidienne des mineurs et de leurs proches.

Un système perfectionné

Dès le XIXe  siècle, du temps de Germinal, des gardes de mineurs existaient déjà. Nationalisées en  1944, les compagnies minières n’abandonnent pas leurs vieilles habitudes : au contraire, la surveillance devient un système perfectionné. Comment une entreprise d’Etat (les Houillères du bassin du Nord et du Pas-de-Calais) a-t-elle pu développer une police privée au cœur de la République ?

Au sortir de la guerre, la France a besoin de charbon, de Gaulle rend hommage aux mineurs, et divers avantages (dont le logement et le chauffage gratuits) leur sont accordés. Mais le travail reste aussi dur et, en  1948, de violents affrontements ont lieu entre mineurs en grève et soldats. La peur du communisme hante les dirigeants des Houillères, qui mettent sur pied, dès janvier 1949, des brigades en uniforme quadrillant cinq secteurs, de Valenciennes à Lens. Leurs missions ? Eviter le vol de matériel, le braconnage, et veiller à la propreté des cités ouvrières, aux bonnes mœurs, à la sécurité. Ce pouvoir démesuré profite parfois de lettres de délation entre voisins. Le danger communiste est une obsession et les rapports méticuleux des gardes remontent à la police, à la gendarmerie, aux Renseignements généraux.

A partir des années 1950, le danger communiste laisse la place à la surveillance vigilante des mineurs venus en masse d’Algérie. Juste après Mai 68, des militants maoïstes viendront sur place découvrir avec effarement cette surveillance qui mêle paternalisme et soumission. Le 12 décembre 1970, quelques jours après la catastrophe de Fouquières-lès-Lens, qui fit 15 morts parmi les mineurs, Jean-Paul Sartre participe à un tribunal populaire à Lens : «  Il n’y a pas eu accident mais assassinat ! « , clame-t-il. La dernière mine (à Oignies) a fermé en mars 1991. Les Houillères disparaissent, le SSB aussi. Etrangement, certains témoins se rappellent avec nostalgie cette période où, sous l’œil vigilant des gardes en noir, il y avait du boulot, de l’ordre et des fêtes dans les cités ouvrières de la région.

Le monde daté du 5 novembre

*************            *************

L’époque des gueules noires ; une histoire qui appartient à la mémoire collective

C’est à une légende de la classe ouvrière que les deux réalisateurs Fabien Béziat et Hugues Nancy se sont attaqués à travers leur passionnant documentaire L’Epopée des gueules noires, diffusé dans le cadre d’une soirée spéciale consacrée à l’histoire du charbon en France. Si de nombreux documentaires ont été réalisés sur les mineurs, celui-ci a la particularité de retracer, dans une fresque ambitieuse s’étirant sur deux siècles, la saga héroïque de ces ouvriers sans lesquels la France n’aurait pas pu devenir une grande puissance industrielle.

A travers plusieurs entretiens avec d’anciens mineurs et des archives souvent exceptionnelles (dont les photos de Félix Thiollier qui, en 1900, réalisa plus de 700 prises de vue des mines du Forez), le film balaie l’histoire de ces gueules noires qui ont joué un rôle central dans les conquêtes ­sociales. Des images qui font aujourd’hui partie de la mémoire collective, largement popularisées par Emile Zola, dès 1885, à travers son roman Germinal. Dans le film, les paroles de ces mineurs racontent la sueur, la noirceur du charbon, la fierté et la colère de ces hommes et de ces femmes qui, pendant des années, ont répété les mêmes gestes sans voir leurs sacrifices récompensés.

Symboles de l’exploitation, ils se sont sans cesse battus pour améliorer leurs conditions de travail et de vie lors de grandes grèves réprimées dans le sang. Il y eut celle déclenchée après la catastrophe de Courrières (Pas-de-Calais) en 1906 – plus de 1 000 victimes –, qui imposa l’instauration d’un jour de repos hebdomadaire, et celle de 1948 où, après avoir envoyé l’armée, le gouvernement licencia 3 000 mineurs et en fit condamner des centaines à la prison ferme. On était loin de « la bataille du charbon », lancée en 1945, qui faisait des mineurs le fer de lance de la reconquête industrielle française. Soutenus par le général de Gaulle et Maurice Thorez, le secrétaire général du Parti communiste français, les mineurs n’avaient pas rechigné à la tâche.

Au rythme des coups de grisou

Dans son commentaire, l’acteur Jacques Bonnaffé souligne qu’avant la Grande Guerre, les familles qui possédaient les mines autour des métropoles françaises (Lille, Lyon, Marseille…) avaient embauché des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants pour extraire les millions de tonnes de cet or noir dont la France avait besoin.

Exploitées et mal payées, ces gueules noires ont affronté la peur de descendre au fond, la chaleur étouffante, la poussière et la silicose, cette maladie respiratoire qui les emportait dans d’atroces souffrances. Une vie rythmée aussi par les coups de grisou qui ont fait des centaines de victimes. Les réalisateurs rappellent que la dernière catastrophe a eu lieu le 25 février 1985, au puits Simon à Forbach (Moselle) où, à 1 050 mètres de profondeur, la déflagration provoqua la mort de 22 mineurs et fit une centaine de blessés.

Après un long déclin commencé dans les années 1960, c’est en 2004 que la France a abandonné l’extraction de la houille avec la fermeture de la dernière mine de charbon exploitée, à la Houve, en Moselle. « Le tournant de la rigueur » en 1983, décrété par le gouvernement de Pierre Mauroy, alors premier ministre socialiste et maire de Lille, entraîna la fin des mines, la casse des ­chevalements, ces « cathédrales de fer », et le démantèlement des infrastructures minières. Une nouvelle fois, les gueules noires découvraient le chômage et la précarité.

Les deux réalisateurs racontent aussi comment, pendant un siècle, les différents gouvernements ont profité de l’immigration en faisant venir des hommes sur le sol français dans des conditions indignes. Ce furent d’abord les ­Polonais, que l’on déplaçait avec interdiction de faire grève ou d’être malade sous peine d’être rapatriés immédiatement au pays. Puis, ce fut au tour des Italiens de subir le même sort.

Dans les années 1980, comme aux temps des colonies, les patrons des Charbonnages de France envoyaient des émissaires au Maroc et en ­Tunisie, où ils recrutaient des hommes comme on achète du bétail. Photographiés et numérotés, les plus valeureux étaient envoyés dans les derniers puits et parqués dans des baraquements sans confort avec interdiction d’être malade ou syndiqué.

A la frontière du mythe et de la réalité, tout au long de leur film, Fabien Béziat et Hugues Nancy nous replongent aussi dans la ­culture minière, qui s’est toujours déclinée entre solidarité, tradition et fierté. Ainsi, on écoute avec émotion les orchestres d’harmonie jouer leur musique au pied des terrils, on regarde en souriant ces anciens mineurs jouer aux quilles ou aux fléchettes dans les arrière-cours des derniers estaminets, tirer à l’arc vertical ou apprendre aux colombes à revenir dans leur cage.

Que ce soit dans le Nord, en ­Moselle ou dans le Tarn, personne ne renie sa vie de mineur. « Si c’était à refaire, je le referais. Tout de suite », dit Désiré Lefait, trente ans de mine à Oignies, dans le Pas-de-Calais. De son côté, Aimable Patin, vingt-cinq années de fond à Arenberg, dans le Nord, explique : « Si, lors de ma première journée de travail, on avait pu projeter le film de ma carrière en insistant sur les points forts, j’aurais dit d’accord. » Mais, s’inquiète Daniel Francke, vingt-quatre années de mine à Condé-sur-l’Escaut, dans le Nord : « Quand on ne sera plus là, qu’est ce qui va rester ? Que des vestiges. »

Lemonde