Les premiers agriculteurs

Histoire de ce nouveau groupe dans la société

Un article de partage-le.com

extraits

Le développement de la domestication des plantes et des animaux s’est déroulé plutôt comme la dispersion aléatoire des chevrotines d’une cartouche de fusil de chasse que comme le lancement ciblé d’un missile.

C’est pourquoi l’avènement de cette domestication n’est le résultat ni d’une observation perspicace, ni d’une brillante invention. Tous les chasseurs-cueilleurs savent pertinemment que les graines et les tubercules pousseront si vous les plantez en terre.

Il y a un intérêt majeur à distinguer un système apparenté au fourrageage procurant un bénéfice immédiat et un autre dont le bénéfice sera différé. Cette distinction est toutefois graduelle et non une franche opposition binaire. Un surplus alimentaire dépassant les seuls besoins quotidiens est fréquemment ramené au camp par les fourrageurs du Kalahari. C’est généralement parce qu’ils cueillent et ramassent – délibérément – suffisamment de nourriture pour deux jours. Au matin du troisième jour, tout ce qui n’a pas été consommé ainsi que les bulbes et racines altérés les rendant impropres à la consommation directe sont enterrés derrière les huttes. Les femmes plaisantent à ce sujet en le qualifiant d’ « agriculture » – et effectivement, lors de périples pour la cueillette, elles feront un détour par les sites de leurs anciens campements pour récolter ces plantations de racines goûteuses mises ainsi en culture.

Si de la nourriture moins périssable se trouvait en excédent elle était alors stockée. J’ai vu des gens entreposer des quantités de noix sauvages après une récolte particulièrement généreuse et ils stockaient également de la viande séchée.

Ironiquement la sédentarité et des systèmes dans lesquels les retours sur investissements sont particulièrement longs furent une adaptation humaine à des conditions écologiques qui étaient caractérisées par des apports massifs de nourriture dense en énergie (saumons remontant les cours d’eau pour aller frayer, céréales sauvages mûrissant toutes en même temps une fois dans l’année, migrations saisonnières massives canalisées le long de parcours définis restreints, etc.) suivis par une saison sèche ou froide synonyme de pénurie alimentaire.

Le problème commun ? Le franchissement de points de basculement déclenchant des flux trophiques négatifs dans l’écosystème environnant ! Des espèces sauvages locales s’adaptent à une intense activité humaine de récolte en devenant plus amères ou plus difficiles à cueillir, pour ce qui est des plantes, ou se font plus rares, plus dangereuses[1], voire disparaissent.

Les chasseurs-cueilleurs peuvent l’éviter en restant nomades. Mais même sédentarisés, tant qu’ils ne se retrouvent pas à court de solutions pour disperser leur excédent de population vers de nouvelles implantations, ils peuvent concentrer en priorité leur attention sur des ressources qui sont mobiles, comme les migrations saisonnières des poissons en période de frai, ou des troupeaux empruntant des itinéraires migratoires identifiés, repoussant ainsi de plusieurs milliers d’années les problèmes.

Confrontés à des ressources alimentaires décroissantes une fois le point de basculement franchi, les humains résolurent ce problème en accroissant leur contrôle sur l’écosystème. Ils le firent de deux manières : soit en y introduisant des semences de variétés moins amères pour les cultiver, soit en réensemençant – intentionnellement – les céréales qui étaient devenues trop difficiles à récolter.

Rappelez-vous qu’un changement génétique s’était opéré conduisant à des grains ne se séparant plus aussi facilement du rachis tel que c’était le cas auparavant, simplement par la manière dont les chasseurs-cueilleurs récoltaient les céréales sauvages, en entrechoquant les épis faisant ainsi tomber les grains mûrs directement dans un récipient. D’ailleurs la dépendance envers de telles céréales en tant qu’instauration de flux trophiques négatifs serait une première réponse évidente conduisant à l’abandon d’alternatives plus aisées. La plupart des femmes San que je connaissais considéraient la récolte de céréales sauvages comme une activité plutôt désespérée, ardue et minutieuse, qui ne se justifiait que lors d’années particulièrement mauvaises. Ainsi, la dépendance aux céréales sauvages conduisit à une sélection accrue – bien qu’inconsciente – des rachis résistant à la brisure dans la mesure où c’était ceux-là mêmes qui restaient après le passage des cueilleurs. Finalement, cela conduisit également à une germination naturelle déficiente puisque beaucoup de ces graines sauvages restaient obstinément attachées au rachis et n’atteignaient ainsi jamais le sol. Alors qu’à l’origine on avait des plantations typiques d’herbacées sauvages à maturation annuelle se réensemençant elles-mêmes dans la mesure où les grains une fois mûrs s’éparpillaient alentour en se détachant facilement du rachis à la moindre perturbation. Entrèrent en jeu des groupes de cueilleurs mettant à profit cette faculté en brossant délicatement les épis pour en faire tomber les graines dans leur panier en passant d’un rang à l’autre. Que restait-il donc après leur passage ? Les rares graines plus fermement cramponnées aux tiges. Au fil des générations les cueilleurs constatèrent que de moins en moins de graines tombaient dans leur panier. Finalement ils se seraient rendus compte que le seul moyen de détacher les grains mûrs du rachis était de les frotter ou de les battre mécaniquement. Couper la tête de la plante et la transporter vers un endroit dédié au battage était la meilleure solution. Évidemment, ceci impliqua de développer de nouvelles technologies comme les faucilles et les fléaux. Mettre les épis en gerbes, comme on le voit sur cette peinture de Bruegel l’Ancien réalisée à la fin du 16ème siècle, reproduite ici, implique un travail supplémentaire conséquent, de même que toute la procédure de préparation permettant ensuite le stockage des graines. Si vous fauchez des champs entiers de céréales sauvages vous laissez très peu de semences derrière vous permettant aux plantes de se régénérer l’année suivante. Vous avez rompu le cycle naturel de reproduction de la plante. A ce stade les chasseurs-cueilleurs affairés à leur tâche ne manqueront pas de remarquer une diminution de la densité des rangs de ces céréales d’une année sur l’autre. Et d’autres plantes, tels que les pissenlits, l’herbe à cochon et les chardons, dont le processus naturel de réensemencement n’aura quant à lui subi aucune altération, commenceront alors à les supplanter. C’est alors avec logique que le chasseur-cueilleur, de retour à son campement, se dirigera vers sa réserve de graines, en remplira quelques sacs et ira en semer des poignées à la volée partout où les rangs de la céréale convoitée qui avait l’habitude d’y pousser se seront éclaircis. Ainsi, le besoin de réensemencer de manière délibérée – le basculement vers l’« agriculture » – est survenu afin de résoudre un problème (et de résoudre de nouveaux risques). Et c’est arrivé de nombreuses fois aux nombreux endroits où la sédentarité a été permise par des récoltes de céréales sauvages au départ suffisamment généreuses pour que le surplus permette d’en constituer des stocks.

Ce ne sont pas les humains qui sont plus compliqués, c’est leur interaction au sein de systèmes écologiques qui le sont dès lors que les économies humaines commencent à dépendre du contrôle de la reproduction des plantes et des animaux. A partir de là, bien plus de travail et d’intense surveillance qu’auparavant doivent être assignés au soin prodigué à certaines espèces. Des équipes de travail plus importantes doivent être organisées ; des adolescents et même des enfants plus jeunes sont mis à contribution. Ce qui influe également sur la manière dont les populations gèrent ce qui reste d’espaces « naturels » dans leur écosystème. Tandis que ces populations devenaient plus sédentaires, la surexploitation de ce qui restait des biens « communaux » devint un problème. Plutôt que de laisser s’instaurer une compétition acharnée pour faire main basse sur les arbres des forêts locales et de laisser la surexploitation conduire à l’extinction des espèces sauvages, de nombreuses communautés développèrent des systèmes de gestion préservant les communaux[2].

Considérons maintenant les modèles antérieurs élaborés pour expliquer l’émergence de la civilisation. Certains ont polémiqué pendant des années avec des thèses à propos de l’ascension et de la chute des civilisations. Prenez par exemple la théorie générale de la guerre, élaborée par Turchin, qui favoriserait le développement d’élites et l’émergence d’une autorité centralisée, ou encore la théorie des cycles séculaires qui voudrait que les différentes civilisations ont un cycle d’existence prévisible et auraient tendance à finir par s’effondrer. Mais comment cela a-t-il donc commencé ?

Je trouve opportun que certains théoriciens (Joseph Tainter et William Cotton) aient au moins intégré le concept de soutenabilité. Cependant, pour obtenir un modèle plus pertinent, il aurait fallu accentuer la contribution des rétroactions écologiques. Le rôle de la dégradation environnementale et des flux trophiques négatifs n’a jusqu’à présent pas été suffisamment intégré à nos modèles d’évolution sociale et de diversification économique.

Nous avons été bien trop préoccupés par l’idée que le développement de la civilisation était une forme d’évolution positive, alors qu’une analyse écologique révèle que ce développement intervient surtout pour tenter désespérément de préserver les investissements antérieurs. Il me semble que ceux d’entre nous qui sont piégés dans des économies industrielles – quelle que soit leur teinte politique, du communisme au capitalisme – doivent à présent réapprendre une ancienne vérité : il n’y a pas d’honneur à nuire aux autres. La Règle d’Or, en fin de compte, concerne l’éthique politique et non la moralité individuelle.

J’ai vécu pour un temps dans plusieurs systèmes économiques qui sont bien plus anciens et soutenables que le système industriel mondialisé actuel. Tandis que je grandissais je n’ai jamais vraiment beaucoup réfléchi au concept d’honneur ; c’était pourtant la clé pour comprendre pleinement la vision du monde des chasseurs-cueilleurs avec lesquels j’ai vécu en Afrique du sud dans le Kalahari ainsi qu’avec les peuples sahéliens d’Afrique de l’ouest pratiquant une économie pastorale et horticole de subsistance. Dans ces systèmes, l’honneur individuel avait des conséquences directes sur le prestige et l’influence de ceux qui avaient démontré leur courage, leur compassion, leur sens de la justice et leur générosité.

Dans de tels systèmes, les gens honorent la terre, ils honorent les êtres vivants, qu’ils soient ou non dans leur entourage immédiat mais dont ils savent que leur propre futur dépend, et leur plus grand bonheur est de se retrouver en compagnie de personnes de confiance. Pas dans les possessions ni dans l’exercice du pouvoir au détriment des autres, ou par l’acquisition d’une prospérité symbolique (l’argent) basée sur la destruction de la véritable prospérité (nourriture, abri, communauté, écosystèmes vivants…).

Les personnes les plus importantes dans ces communautés n’étaient pas prospères autrement que dans la confiance que leur accordaient les autres membres. Ils étaient les faiseurs de paix, les diseurs de vérité, et les modèles de moralité dont les jeunes s’inspiraient. Les « Big Men » (grands hommes) et les chefs exerçaient beaucoup moins leur pouvoir sur les autres qu’ils n’engageaient leur responsabilité en leur faveur[3].

Laissez-moi vous fournir ici un exemple de ce que je veux dire : j’interviewais alors des ménages dans un village africain du Burkina Faso à propos de la quantité de grain qu’ils devaient stocker après la récolte. Tous avaient cultivé plus qu’ils n’en avaient besoin afin de contribuer aux stocks gérés par le chef de village. Allant alors l’interroger à son tour il me montra fièrement les greniers les uns après les autres.

Il m’affirma qu’il y avait là suffisamment de grain en réserve pour nourrir le village entier pendant sept années de sécheresse si nécessaire.

Ce fut pour moi une révélation. Je l’avais perçu comme un homme puissant et cupide abusant de son statut politique pour s’enrichir personnellement. Soudain, je le vis comme l’homme qu’il était vraiment – une personne intransigeante avec l’éthique, méthodique et assidue s’efforçant de respecter au mieux l’écrasante responsabilité dont on l’avait investi. Il devait continuellement vérifier ces greniers à la recherche d’éventuels dommages causés par la pourriture et la vermine ainsi qu’évaluer tous les prélèvements effectués sur ce fond commun.

Je découvris ensuite son foyer, le plus grand du village, et constatai que si ses dimensions étaient aussi importantes c’est parce qu’il y avait hébergé des personnes qui étaient handicapées, malades ou vulnérables du fait de leur âge ou de par une quelconque infortune. C’était aux réserves du chef que ces gens devaient leur filet de sécurité. Cela pourrait-il expliquer les origines, profondément ancrées dans la nature humaine, de ces comportements qui assimilent des impératifs « moraux » de courage, de loyauté, de compassion, de justice et de générosité avec des impératifs de résistance au fascisme, aux inégalités, au racisme et à la guerre ?

Quand vous voyez des théories situant l’évolution de l’humanité dans un contexte de compétition impitoyable et de conflits entre groupes, un contexte de hiérarchies internes stressantes et agressives, et un contexte de motivations individualistes basé sur l’intérêt personnel et le « tribalisme », vous pouvez alors être sûr que de telles théories ont pour vocation de RATIONNALISER le fascisme, les inégalités, le racisme et la guerre. De telles théories présentent les inégalités et les violences politiques comme étant le résultat d’une nature humaine INNéE[4]. Toutefois, qu’en est-il à présent si on nomme « politique » quelque chose d’autre que l’intérêt personnel, à savoir une propriété émergeant des origines ? On pourrait peut-être même trouver un contexte évolutionniste qui expliquerait notre aversion naturelle envers l’injustice et l’arrogance ?