Le lapin de Pâques

Le lièvre encore plus que le lapin est très rapide en raison d’une détente hors du commun.

Cela ne lui servit pas à grand-chose quand il ne partit pas à point dans la fable bien connue. Il paraîtrait que le lapin soit moins rapide mais peu d’entre nous ont eu l’occasion de l’observer. Enfermé dans la petite cellule de son clapier, il n’a pas vraiment l’occasion de nous montrer sa vélocité éventuelle et se contente généralement de nous fixer d’un regard indifférent en broutant sa luzerne ou en rongeant sa betterave. Il y a cependant une occasion de se faire une idée de ses performances à la course. Mettez dans sa cellule une douce lapine et votre lapin deviendra quasiment lièvre en poursuivant la belle tout autour de la cage. Je vous passe les détails de la suite. Recommencez l’expérience autant de fois que vous avez de lapines dans votre clapier pour vous assurer que vous n’avez pas rêvé et vous comprendrez tout le sens de l’expression « chaud lapin ».

Tout bon éleveur de lapins vous dira qu’il faut toujours éviter d’enfermer ensemble lapins et lapines faute de quoi vous risquez très vite de faire la fortune du menuisier-fabricant de clapiers du coin. Nos amis australiens en font l’amère expérience, chez eux la prolifération des  lapins conduit à une véritable désertification du pays. De 12 couples de lapins introduit dans la deuxième moitié de XIXème siècle et dont certains se sont échappés de l’élevage, la population des léporidés passe à plusieurs dizaines de millions un demi-siècle plus tard et malgré les mesures successives prises elle reste pléthorique et facteur de déséquilibre.

Mon père,  qui n’a jamais mis les pieds en Australie s’était mis dans l’idée de commencer un élevage de lapin tant nous appréciions le civet et toutes les variantes culinaires de la préparation de sa viande. Première étape, la fabrication d’un clapier à quatre étages comportant chacun deux cellules et fermé de deux portes grillagées permettant l’observation mais surtout de laisser passer la lumière et d’assurer la ventilation des lieux. J’ai compris plus tard les raisons évidentes qui ont valu aux immeubles HLM d’être qualifiés de clapiers. Deuxième étape, l’acquisition de trois couples de lapins dont la progéniture devait peupler l’immeuble, permettre le renouvellement des reproducteurs mais surtout remplir nos assiettes pour assouvir notre plaisir gustatif.

Un couple aurait pu suffire, les professionnels préconisent même d’encourager la polygamie en parlant d’un mâle pour trois femelles mais mon père semblait  plutôt être porté sur la monogamie qu’il mâtinait de quelques notions de génétique. La diversité génétique lui paraissait le seul moyen d’éviter les inconvénients de la consanguinité. Par un étrange glissement de la pensée, mon père raisonnait comme s’il était chargé de repeupler l’univers de lapins en bonne santé alors que le projet initial était simplement d’avoir à disposition de quoi faire de temps à autre un bon civet. A ses yeux, trois couples offraient plus de garantie qu’un seul ou même deux. Il fit donc l’acquisition de trois couples. A raison de 5 portées de quelques huit lapereaux par an, faites le calcul : trois facteur de quatre par huit : 96 lapereaux qui arrivaient à maturité sexuelle parfois avant même d’être mangeable. Ajoutez à cela la crise du logement et la difficulté à déterminer clairement le genre de chaque lapineau et vous êtes en phase avec les affres des  australiens.

Très vite chez nous, les lapins pullulaient, un deuxième puis un troisième clapier furent installés, de plus piètre fabrication que le premier vu l’urgence. Cela me permit plus tard de mieux comprendre les défauts et les improvisations des grands ensembles qui virent le jour suite à l’exode rural et  à l’urgence de loger tout le monde.

Nous avons souvent mangé du lapin, toute la famille et même nos voisins les plus proches profitèrent des talents d’éleveur de mon père. Dans le cercle étroit de ceux qui savent cultiver la mémoire, ce talent a alimenté souvent les conversations et fut une source de  plaisanteries partagées pendant des années. La famille réunie en conseil décida à l’unanimité de mettre un terme à l’expérience, nous ne mangeâmes plus de civet pendant quelques temps puis nous fîmes la fortune du boucher.

Je me suis quelque peu attardé sur cette grande et inoubliable aventure familiale, il est grand temps d’entrer enfin dans le vif du sujet : le lapin de Pâques.

 En Alsace nous savons tous que le dimanche ou le lundi de Pâques, on peut trouver des œufs de toutes les couleurs dans tous les recoins du potager et du jardin. Il suffit de bien chercher, de bien regarder où on met les pieds. La question de fond est de savoir  d’où viennent ces œufs et qui les dépose. Pour nous les enfants, la réponse était simple. C’est le lapin de Pâques qui les avait déposés à l’aube, discrètement tant dans sa venue que dans son départ. Il sautait la clôture d’un bond, ni vu, ni connu, ni pris. Je voulais bien le croire car j’avais en mémoire la fable du lièvre et de la tortue dont j’avais vu une version en dessin animé. Le lièvre m’avait fortement impressionné tant ses bonds étaient spectaculaires. Je ne me suis pas attardé plus longtemps sur ce mystère car j’étais meilleur public à l’époque qu’aujourd’hui.

Ma voisine Yolande était plus perplexe car elle semblait savoir que les lapins ne pondaient pas d’oeufs mais que ce sont les poules qui s’en chargeaient. Nous n’avions pas de poules à la maison et peut être que nos lapins ne pondaient peut-être pas  des œufs mais  tout cela m’avait peut-être tout simplement échappé. Quand elle s’est étonnée d’avoir trouvé dans une touffe de narcisses un œuf dur dont elle reconnaissait les motifs  peints pour en être la créatrice la veille au soir, sa mère manifesta un certain embarras. En mari attentif et en père soucieux de l’innocence de sa fille, Théo vola au secours de la mère en expliquant qu’effectivement les lapins ne pondaient pas mais que dans la nuit, le Lapin de Pâques venait prendre les œufs peints par nos soins la veille, pour les cacher dans les jardins au lever du jour.  Yolande resta dubitative mais, en ce qui me concerne, la réponse de Théo avait le mérite de la cohérence et me satisfaisait totalement.

J’ai vécu de nombreuses années avec cette merveilleuse image moitié lapin susceptible de finir en civet,  moitié lièvre espiègle de La Fontaine avec ses longues cuisses. J’ai peint les veilles de jour de Pâques des œufs durs avec amour et talent, les rassemblant consciencieusement dans un panier bien en évidence pour que Lapin ne perde pas de temps à les chercher. Lapin de Pâques, Père noël avec ses rennes, Hans Trapp, Rubelz , Christkindel, vous avez enchanté mon enfance et même, d’une manière différente, un peu plus longtemps. Mais cela est une autre histoire.

La révélation vint plus tard. Philippe était un vieux paysan, un peu boucher, un peu charcutier, un peu traiteur, qui de l’automne à l’hiver offrait sa compétence et ses services à qui voulait tuer le cochon, en faire des pièces de boucherie ou transformer les bas-morceaux en saucisses et pâtés. Si le cochon se tuait le jour, pour le reste, Philippe officiait le soir. Il était un narrateur hors pair et avait un certain sens de la mise en scène.  A une époque où les veillées entre voisins n’avaient pas encore été remplacées par la télévision, il était un invité recherché pour son imagination débordante.

 L’affaire du Lapin de Pâques vint inévitablement sur le tapis. Pour Philippe, la vraie question était de voir le Lapin car celui-ci entrait en action très tôt le matin au moment où les enfants dorment encore et surtout il était rapide comme l’éclair. A ce moment de l’histoire, Philippe se tut, interrompit la découpe de la viande et son énorme couteau pointu, aiguisé et étincelant, pointé vers le ciel se fit interrogatif du regard. Nous ne savions pas comment faire pour le voir, évidemment.

Alors d’une voix douce, toute en confidence, comme s’il craignait d’être entendu, il nous confia que la première chose à faire était de se lever très tôt le matin de Pâques, de bien se couvrir s’il faisait encore frais et d’aller se mettre en embuscade dans le jardin. Puis attendre, attendre s’il le faut pendant…tout le temps qu’il fallait. Quand Lapin surgissait, bondissait par-dessus la clôture, courait à toute allure de touffe en bouquet, de broussaille en buisson, dispersant  et dissimulant les œufs multicolores, il était possible de l’entrevoir. Déjà, je le percevais comme un nouveau Speedy Gonzales. Pour le voir plus longtemps et peut être même l’attraper, il fallait se tenir près de la clôture et dès que Lapin prenait son élan pour la franchir d’un bond diabolique, il fallait lui mettre une pincée de gros sel sur la queue. Lapin tomberait alors en arrêt, se retournerait pour lécher le sel et il serait alors facile à voir et à observer. Nous en étions bouche bée et Philippe tout heureux de son effet.

 Plus personne n’envisageait à cet instant de profiter de la circonstance pour attraper le lapin de Pâques, notre instinct de chasseur laissait place à notre sens du merveilleux. A raison de deux à trois cochons dans la saison, Philippe pouvait continuer à nous confier comment voir Lapin sans coup férir, il fallait donc qu’il  reste impérativement en liberté.

Quand bien plus tard, beaucoup plus tard, je compris enfin que le lapin de Pâques n’existait pas, pas plus que Christkindel et Hans Trapp je suis resté dubitatif pendant très, très longtemps. « Y a-t-il vraiment de la fumée sans feu ? ». Tout à l’heure, à tout hasard, j’ai fait cuire quelques œufs durs, une fois refroidis, je les ai peints et je les ai mis dans un panier sur le rebord de la fenêtre. Demain je vais me lever à l’aube et m’embusquer près du mur de clôture avec un petit sachet de gros  sel dans la poche. On verra bien… Je vous tiendrai au courant.