Qu’est-ce qu’une véritable ambition écologique ?

Table ronde

Avec Catherine Larrère, philosophe, directrice de Penser l’anthropocène (les Presses de Sciences-Po); Hervé Bramy, responsable de la commission écologie du PCF et Thierry Brugvin, psychosociologue, auteur du Pouvoir illégal des élites (Max Milo).

  Rappel des faits. À l’heure où les défis environnementaux et écologiques sont posés assez largement dans le débat public, les dirigeants semblent incapables d’engager des politiques à la hauteur. Qu’est-ce qui bloque ?

Les enjeux environnementaux et écologiques sont, aujourd’hui, des défis économiques, sociaux et humains. Quels sont, selon vous, les différents points sur lesquels il faut agir?

Catherine Larrère Cela a été clairement dit au moins depuis le premier sommet de la Terre à Rio, en 1992 : les problèmes environnementaux (du changement climatique à l’érosion de la biodiversité) engagent non seulement notre rapport à la nature (et notamment nos façons de produire) mais également les rapports des humains entre eux. Si l’on a donc cherché un certain nombre de solutions sur le plan technique (des productions moins consommatrices d’énergie) ou économique (incitations par le biais du marché ou par des taxes) diminuant les émissions de gaz à effet de serre ou ayant moins d’effets nocifs sur la biodiversité, cela ne suffit pas. Il faut transformer nos modes de vie dans les pays industrialisés. Il ne s’agit pas seulement de changer de source d’énergie en passant de la voiture à essence à la voiture électrique, mais de moins compter sur la voiture individuelle et plus sur les transports en commun.

Nos problèmes environnementaux sont des problèmes sociaux : les inégalités environnementales et les inégalités sociales s’interpénètrent. Les modifications du climat pèsent plus lourdement sur les plus pauvres, alors que ce sont les plus riches qui contribuent le plus au réchauffement climatique. L’amélioration de la situation écologique passe par des sociétés plus égalitaires.

Hervé Bramy Le premier des défis, c’est de faire vivre la démocratie. Seuls le débat et la décision partagée par le plus grand nombre sont de nature à faire bouger les lignes. Il y a urgence face aux dangers que font peser sur l’humanité le volume et la nature des activités dans le système économique et de production actuel. Pour mener le débat dans les meilleures conditions, les citoyens et les salariés doivent être informés et documentés. Cela a un coût, mais l’avenir de l’humanité et de la planète en dépend. Si ce préalable est levé, alors tout est possible. Décider ensemble le mode et le contenu des productions afin qu’ils répondent aux véritables besoins des populations. Les salariés, détenteurs des savoir-faire, sont très bien placés pour apporter leur expertise. Tandis que les citoyens et consommateurs savent quels sont leurs réels besoins. Prenons l’exemple de la durée de vie des équipements ménagers : je suis certain que la demande de nos concitoyens vise la durabilité. Mettre fin à l’obsolescence programmée serait créateur d’emplois dans la réparation et dans les filières de recyclage. S’attaquer, dans un même mouvement, à la réduction des inégalités sociales et environnementales est un autre versant prioritaire de l’action, notamment là où vivent les familles les plus touchées par la crise du capitalisme. Redonner du travail, du pouvoir d’achat et donc de la dignité, à tous et toutes, est essentiel. L’humain est donc central dans cette dynamique : ses aspirations, ses vrais besoins, la reconnaissance de sa singularité… Le développement reste un moteur d’amélioration des conditions de vie, mais en plaçant l’humain au centre. Un développement humain durable qui soit au service du « bien-vivre ».

Thierry Brugvin Les enjeux clés sont le réchauffement climatique, la sixième grande extinction des espèces, les niveaux de dégradation des terres agricoles, qui généreront des catastrophes agricoles et alimentaires. De plus, d’ici quarante à quatre-vingts ans, les ressources non renouvelables (pétrole, gaz, uranium), mais aussi la plupart des métaux, auront disparu. Tout ceci va générer des famines catastrophiques et un accroissement des guerres, donc une explosion des migrations. Contre cette catastrophe en marche, l’écosocialisme autogestionnaire est un projet alternatif construit autour de quatre piliers. Il faut d’abord conduire une révolution culturelle et écologique vers le paradigme de la sobriété heureuse et d’harmonisation avec la nature, opposé au productivisme, au besoin névrotique de possession, de puissance et de croissance matérialiste infinie. Second pilier, il faut mener une révolution socio-économique pour limiter la production, les revenus et ­redistribuer les richesses. Une relocalisation solidaire de la production limiterait l’empreinte carbone et renforcerait le développement de l’autonomie alimentaire, agricole, économique et politique. Ce qui n’empêche pas, en même temps, ces territoires de mener une solidarité économique internationale et non un libéralisme agressif à l’international. Troisième aspect, il faut engager une révolution du mode de production économique en transformant les entreprises privées capitalistes fondées sur la propriété privée « individuelle » des moyens de production en une myriade de coopératives et quelques grandes entreprises publiques fondées sur la propriété collective. Il s’agit de réguler le marché de l’offre et de la demande (par des incitations, subventions, taxes…) tout en opérant une planification écologique et économique démocratique, notamment pour se limiter à une empreinte écologique soutenable. Les plus riches doivent décroître jusqu’à ce qu’ils atteignent le niveau de l’empreinte écologique mondiale soutenable, afin que les plus pauvres puissent croître jusqu’à cette limite. Enfin, le quatrième levier est une ­démocratisation du local à l’international, s’opposant à la gouvernance globale néolibérale par les entreprises privées, et les risques de l’écofascisme.

L’engagement écologique, même lorsqu’il est affiché, est peu suivi d’effets. Qu’est-ce qui empêche d’avancer?

Hervé Bramy Des intérêts de classe divergents existent dans la société. C’est vrai dans l’entreprise, où les salariés et les patrons n’ont pas les mêmes intérêts. Pour autant, redevenus citoyens dans la vie courante, ils doivent affronter les mêmes pollutions et dégâts environnementaux. Ils n’ont, il est vrai, pas les mêmes moyens d’y faire face. Les grands détenteurs de capitaux et propriétaires privés, les grandes puissances étatiques s’opposent à toute réduction de leurs privilèges. C’est, je crois, un important obstacle à la résolution de bien des problèmes environnementaux. Dans l’industrie, par exemple, tant que le procédé industriel respectueux de l’environnement et la masse salariale n’entament pas leur taux de profit, alors tout va. Dans le cas contraire, c’est trop souvent la délocalisation dans des zones où les droits sociaux et environnementaux sont faibles ou inexistants. La transition écologique demande du temps, des moyens, de l’énergie. L’efficacité sociale, c’est de coconstruire les décisions avec les citoyens, les salariés et les usagers afin de surmonter les obstacles.

Thierry Brugvin Ce qui bloque, c’est le manque de conscience de la gravité écologique et socio-économique par les citoyens et les dirigeants économiques et politiques. Mais c’est aussi que les élites les plus riches estiment qu’ils devraient s’en sortir même sans véritable régulation, en payant un peu plus cher.

Catherine Larrère Il est courant de s’effrayer du peu d’effet des politiques écologiques : depuis que l’on s’occupe, au niveau global, du changement climatique, les émissions de gaz à effet de serre ont globalement augmenté, et quand elles ont baissé, c’est pour des raisons qui ne tiennent pas à l’engagement écologique (la crise financière de 2008, entre autres). Pour autant, il n’y a pas que des impuissances. La coopération internationale a permis de traiter une question relativement technique et sectorielle comme le trou dans la couche d’ozone. Les accords internationaux sont sans doute nécessaires, mais ils sont insuffisants. Les problèmes environnementaux (eaux polluées, sols dévastés) ont souvent été traités avec succès au niveau local, quand les habitants s’engagent eux-mêmes sur ces questions. C’est beaucoup moins spectaculaire que les problèmes globaux, mais c’est décisif. Partout dans le monde, comme le montrent notamment les études de Joan Martinez Alier, les habitants en lutte se mobilisent pour la défense de leurs milieux de vie : contre la déforestation, les pollutions industrielles ou l’exploitation de ressources minières, par exemple. Quelle que soit l’importance de l’action au niveau international, on n’avancera vraiment que par la mise en réseau des actions de lutte locales, faisant émerger des solutions plus globales.

Comment, dans ce contexte, développer une véritable ambition écologique?

Thierry Brugvin Il faut agir collectivement par la « démocratie revendicative » avec des manifestations, des blocages, de la désobéissance civile, des actions symboliques, de la sensibilisation… La prise de conscience de la nécessité écologique passe par l’éducation politique et par l’action individuelle. Cela permet d’agir localement et d’intégrer en soi-même les valeurs de sobriété heureuse. Plutôt que travailler plus, pour gagner plus, polluer plus et stresser plus, il faut apprendre à travailler moins, pour gagner moins, consommer moins et surtout vivre mieux. Il y a aussi la dimension psychologique. Il faut se détacher de la peur subconsciente de manquer de biens et de ressources pour satisfaire ses besoins essentiels physiologiques, qui engendre un besoin de sécurité psychologique, passant par un besoin d’accumulation, de possession des biens matériels sans limites. Or, ces peurs sont attisées par le marketing capitaliste.

Catherine Larrère L’écologie est politique parce qu’elle ne renvoie pas seulement aux effets de nos techniques sur notre environnement ou à la connaissance scientifique des transformations que nous lui infligeons. Elle engage un projet social d’ensemble dans lequel la transformation des rapports sociaux dans un sens plus égalitaire et la modification de nos rapports à la nature (les hommes ne peuvent pas vivre libres sur la base de la domination de la nature) sont inséparables. C’est un projet dont la radicalité est difficile à concevoir : jusqu’à quel point faut-il abandonner le productivisme, transformer nos façons de vivre et de produire ? On ne peut pas compter non plus sur l’unité de tous les humains devant le danger commun : le projet écologique a de puissants ennemis (ceux qui profitent du système actuel, lobbies pétroliers, agrobusiness et autres) et rencontre beaucoup d’indifférence de la part de ceux qui jugent que l’on a déjà bien assez de problèmes comme cela. Surtout, il n’est pas écrit dans les nuages. C’est dans la réalité des luttes en cours contre les inégalités environnementales et sociales, et dans la diversité des initiatives citoyennes (autres façons de vivre, de produire, de s’associer) que s’engage la transition écologique.

Hervé Bramy Il ne peut y avoir d’ambition écologique sans ambition démocratique. Pour cela, une forte volonté révolutionnaire doit lui donner consistance. La captation insolente des richesses par les 1 % le plus riche est un obstacle à la recherche d’une nouvelle efficacité sociale et environnementale. Depuis Marx, nous savons que le capitalisme, aujourd’hui mondialisé et financiarisé, exploite avec la même férocité les êtres humains et la nature. Il agit afin d’accroître sa part du gâteau en s’appropriant à bon compte les champs d’intervention du secteur public. Il est déterminant de lui dire « stop ». Chemin faisant, nous pouvons construire les conditions de son dépassement pour inventer une autre société plus humaine, plus sociale et plus attentive à la planète. C’est ce qu’expriment les salariés et les citoyens actuellement mobilisés contre les privatisations des services publics.

Capitalisme et climat

Dans Tout peut changer: capitalisme et changement climatique (Actes-Sud), Naomi Klein indique que «toutes les écoles de science du monde et les institutions de lestablishment, comme la Banque mondiale et lAgence internationale de l’énergie (AIE), s’entendent tous pour dire que nous nous dirigeons vers des niveaux catastrophiques de réchauffement».

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