L’impossible militantisme de gauche au 21ème siècle

Un article de Michel Weber paru  sur kairospresse.be

Les militants « de gauche » sont maintenant confrontés à la quasi-impossibilité de faire valoir leur point de vue par quelque action que ce soit. Tout ce qu’ils ont fait, font, ou feront sera, d’une manière ou d’une autre, retenu contre eux. Comment en est-on arrivé là ? Avant de faire l’inventaire des entraves actuelles au militantisme de gauche, un bref rappel historique n’est pas inutile pour comprendre la longue descente aux enfers d’un courant de pensée qui fut pourtant, pendant une centaine d’années, disons de 1844 à 1944, la force vive d’un peuple désormais insoumis.

Au moment même où le Programme du Conseil national de la Résistance est adopté dans la clandestinité (le 15 mars 1944), Hayek publie sa Route de la servitude, qu’il a pavée de 1940 à 1943. Son message ? Ce n’est pas parce que le communisme vient, hélas, de remporter une victoire contre le fascisme (et à quel prix !) qu’il faut baisser les bras. Ce n’est pas parce que l’idéal communiste est plus vivace que jamais dans l’imaginaire politique, et qu’il inscrit même ses exigences concrètes dans la vie politique de l’immédiate après-guerre, que la partie est perdue. Il faut réseauter patiemment le monde académique, noyauter les médias, et infiltrer tous les niveaux du pouvoir, jusqu’à ce que le moment d’agir soit propice. Celui-ci arriva, trente ans plus tard, avec l’essoufflement de la croissance, le pic pétrolier US-américain (King Hubbert l’envisageait dès 1956 entre 1965 et 1970), la fin de Bretton Woods (le 15 août 1971, les États-Unis suspendent la convertibilité du dollar en or), et la politique que l’OPEP redéfinit à l’occasion de la guerre du Kippour (1973).

De fait, ce sont les idées de Hayek et de ses complices qui permettent à Pinochet de renverser Allende et d’imposer la criminelle stratégie du choc à l’économie chilienne. Entre le 11 septembre 1973 et le 11 septembre 2001, se succéderont, en moyenne, des gouvernements de plus en plus en droite. J’écris en moyenne, car certains pays échapperont brièvement à la dérive, tandis que d’autres seront nantis de gouvernements de gauche travaillant un peu moins à droite, ou plus frappés d’inertie dans la mise en œuvre des réformes libérales, nécessaires sans être jamais suffisantes. Avec l’avènement de la « nouvelle gauche » et du néolibéralisme, il n’y a simplement plus d’alternative (le célèbre « TINA » de Thatcher, c. 1975).

Enfin, depuis la chute du Mur de Berlin (1989), la dissolution du Comecon (1991), et, plus encore, les attentats du 11 septembre 2001, l’absence d’alternative va de soi. L’heure est à la globalisation, c’est-à-dire à l’US-américanisation du monde aux niveaux économique (pas de salut en dehors du libre-échange en dollars), politique (la « communauté internationale » est l’OTAN), et militaire (l’OTAN est la « communauté internationale »). Depuis la démolition contrôlée de la Libye (2011), les terroristes musulmans, russes et chinois prétendent certes construire un monde multipolaire, mais la nouvelle n’a pas encore percolé dans les esprits occidentaux — sauf dans ceux qui soupçonnent que cela ne sera pas respectueux des droits humains.

Il y aurait donc quatre époques militantes. Paradoxalement, l’âge d’or du militantisme est aussi celui du capitalisme sauvage, colonial et crisique, comme il se doit. Entre 1844 et 1944, l’idéal et la philosophie communistes constituent, respectivement, un puissant attracteur et une grille de lecture cohérente et applicable. Le monde ouvrier est mobilisé, ou mobilisable, derrière le concept de lutte des classes. Il ne fait aucun doute pour personne que la différence « gauche / droite » représente le gouffre qui sépare les gens d’en bas des gens d’en haut. L’échec des Internationales et les errances du communisme soviétique n’y changent absolument rien.

L’âge d’argent, de 1945 à 1972, est celui des compromis et des compromissions de la social-démocratie. L’évidence de la nécessité de la concertation sociale n’a d’égale que celle de la guerre froide. En fait, l’étau idéologique, militaire et policier ne s’est jamais desserré autour du communisme et de ses adeptes. Rien ne sera toutefois plus pareil après l’échec de Mai 68. Il s’agit bien sûr d’une révolution avortée par la CGT et le PCF, et récupérée par les conservateurs. Le tour de passe-passe opéré par l’oligarchie est remarquable : les revendications révolutionnaires, qui remettaient en cause, par définition, les modalités de l’exercice du pouvoir, ont été transformées en exigences infantiles. D’une part, le conservatisme gaullien devient libéralisme pompidolien et les oligarques dorment à nouveau sur nos deux oreilles ; d’autre part, le tissu social est détricoté à l’aide d’idéaux pervertis. On dénonce la notion d’autorité, sans laquelle l’éducation est impossible (le diagnostic d’Arendt est aussi un pronostic) ; on adopte un féminisme plus soucieux du capital que des femmes ; l’anarchie devient libertarienne, ou libérale-libertaire, la consommation devient libidinale et ludique ; et le défi de la décroissance s’apprête à devenir le challenge du développement durable. Ce sera ou le capitalisme ou la barbarie.

L’âge d’airain, de 1973 à 2001, est celui de la démission de la « nouvelle gauche » face au retour du capitalisme fascisant et à son discours moralisateur : après avoir largement vécu au-dessus de ses moyens, la société occidentale doit maintenant faire face à une crise qui nécessite une politique « de rigueur » ou « d’austérité ». C’est le tournant de la rigueur de Mitterrand (1983) et celui du blagueur de Blair (1997). La différence « gauche / droite » est démonétisée… par la droite, tandis que la nouvelle gauche y trouve sa raison d’être, et que sa base n’y voit que du feu. Le (rétro-)pantouflage mine l’État de l’intérieur. Que demander de plus pour des capitalistes en mal de profit ?

L’âge de fer, qui est le nôtre depuis, conventionnellement, 2001, se signale par la paupérisation des classes moyennes et la stupeur de tous face à de vraies-fausses machinations économiques et de fausses-vraies embrouilles politiques. C’est le tournant de la terreur qui a été adopté par les grands de ce monde, unanimes face à la nouvelle menace fantôme. Dans ce contexte surréaliste, aussi manichéen qu’orwellien, il est devenu extrêmement difficile d’exprimer un dissensus, et encore plus de le manifester par quelque action concrète que ce soit. Les raisons de ce néomaccarthysme ne sont pas difficiles à identifier.

Primo, la presse d’opinion ayant pour ainsi dire disparu dans des circonstances parfois violentes, et les radio-télévisions nationales s’étant converties aux exigences des publicitaires, les citoyens peinent à trouver les informations qui pourraient orienter leurs choix économiques et leurs jugements politiques. Il faudrait se résoudre, comme l’écrit Chomsky, à lire le Wall Street Journal ou son équivalent local. Et encore…

Secundo, la capacité de l’enseignement à susciter la pensée critique étant en chute libre (on lui laissera celle de fabriquer des compétences sur mesure), les citoyens ont bien du mal à faire le tri des informations auxquelles ils ont accès, à les relier, et à en tirer toutes les conséquences qui s’imposent.

Tertio, ceux qui, pour des raisons qui échappent à toute enquête sociologique, n’ont pas renoncé à se tenir systématiquement au courant des aléas de l’histoire, savent encore hiérarchiser les données, et ont le courage de tirer des conclusions de leurs réflexions, tombent ipso facto sous la condamnation de « conspirationnisme ». On assiste, en effet, à la criminalisation du dissensus sous toutes ses formes.

Quarto, le militant qui se déciderait néanmoins à agir, que ce soit en s’exprimant librement sur des sujets délicats, en organisant une action quelconque, ou même en s’abstenant d’agir (en pratiquant la « Civil Disobedience » de Thoreau), sera confronté à quelques obstacles supplémentaires, et non des moindres. Le silence absolu est le premier. Il pourra éventuellement se muer en silence poli, même pas désapprobateur. C’est, par exemple, le sort que l’on réserve, outre-Atlantique, à Chomsky. (C’est aussi le sort que Chomsky réserve, lui-même, outre-Atlantique, à ceux qui n’acceptent pas la version officielle des événements du onze septembre 2001. La violence symbolique a ses raisons que la raison ne connaît pas.) Le refus de laisser l’intéressé s’exprimer librement est devenu une pratique journalistique standard. Avant même d’avoir pu terminer, ou commencer, sa première phrase, il doit faire face à une seconde question qui ignore trop souvent ce qui vient d’être esquissé (ou pas). Ou alors on somme le syndicaliste de reconnaître des voies de fait et de condamner l’éventuelle dérive de la manifestation. La décontextualisation, l’ajout d’erreurs, la malveillance, la déraison, l’invention pure et simple, la calomnie, et le discours salade complètent la panoplie du parfait désinformateur. « Fausse ignorance et froid mensonge » peuvent toutefois ne pas suffire ; la condamnation violente et grossière par les collègues, les experts et les chiens de garde (de Nizan à Halimi), vient ensuite. Il s’agit ici, très prosaïquement, de satisfaire les appétits carnassiers d’une certaine frange de la population. Il faut un Mélenchon pour survivre à la répétition d’une telle épreuve. Enfin, le retournement pur et simple du sens de l’action militante si, par extraordinaire, le système médiatique devait éprouver le besoin d’en parler, est remarquable. « Dans un monde réellement inversé, le vrai est un moment du faux. »

La conclusion est évidente : qu’il agisse ou non, qu’il s’explique ou non, qu’il présente ses excuses (!) ou non, le militant ne communiquera que son indigence à communiquer, c’est-à-dire sa non-maîtrise de sa propre image et de sa diffusion. C’est la conséquence de l’extrême désagrégation du tissu social et de la fusion des (contre-)pouvoirs ; elle possède elle-même deux racines. D’une part, le conformisme se manifeste par l’infantilisation et l’indifférenciation des personnes, la dépolitisation des citoyens, et la standardisation des consommateurs, qui constituent autant de précieuses muselières pour paralyser les corps et amnésier les esprits. Il faut être fou pour prétendre penser, c’est-à-dire critiquer, quoi ou qui que ce soit, dans une telle atmosphère. Il est, après tout, si commode d’être mineur. À la niche, les glapisseurs de Kant ! D’autre part, l’atomisme est décelable dans l’impuissance politique ressentie, à des degrés divers, par nos contemporains. Elle constitue à la fois le symptôme de la faillite de la démocratie représentative, et le prodrome du retour d’une gouvernance encore plus respectueuse des droits du capital. L’humanité doit se cantonner dans la guerre de tous contre tous. Au conformisme et à l’atomisme, qui hantent les sociétés industrielles depuis leur avènement, il faut ajouter la surveillance généralisée, et l’anxiété qu’elle nourrit sous prétexte de l’empêcher.

Quels sont les outils qui, en pratique, permettent de sceller le sort citoyen dans la démocratie de marché ? Dette, obsolescence et publicité sont instrumentales, surtout depuis la crise de 1972. Le tout premier outil politique d’uniformisation et d’atomisme est la publicité. Il est du reste revendiqué comme tel par ses pionniers : « la manipulation consciente et intelligente des habitudes et des opinions des masses constitue un élément important de la société démocratique ». Ce n’est pas en vain qu’on parle de démocratie de marché. Un bref rappel historique est, ici aussi, éclairant.

La réclame semble émerger vers 1830, et sa particularité est de rendre publique la solution industrielle à des besoins qui peuvent prétendre à une certaine réalité. On peut soutenir, en effet, que l’eau et le gaz à tous les étages, une brosse à dents par personne, une gazinière avec four thermostatique, ou un aspirateur électrique, améliorent sensiblement le niveau de vie. Restent à évaluer les coûts sociaux et écologiques de production et d’usage, mais pour le besoin de notre argument, on peut les mettre entre parenthèses.

L’obsolescence qui règne alors est d’abord fonctionnelle : le produit hors d’usage doit être remplacé. Avec la poursuite des innovations, l’obsolescence devient ensuite technique : le produit « périmé » est celui qui peut être remplacé par un équivalent plus efficace ou plus sophistiqué. Une troisième forme d’obsolescence apparaît dès 1924 : l’obsolescence programmée ou désuétude planifiée. Le cartel de Phœbus (1924–1939) est resté dans les annales comme le premier oligopole créé dans le but d’entretenir la demande en viciant simplement la production. Les lampes à incandescence produites par les membres du cartel ne pouvaient plus, sous peine d’amende, avoir une durée de vie supérieure à mille heures. Produire du prêt-à-jeter est la première vraie parade du capitalisme.

Lorsque la réclame cède la place, dans les années 1970, à la pub-marketing, le marché est déjà saturé et le but de la publicité devient d’avancer les prétendues performances d’une marque par rapport à une autre (une gazinière de marque X plutôt que de marque Y) — non plus par la raison ou l’émotion, mais par le désir.

Un nouveau seuil est franchi, à la fin des années 1980, avec la communication multimédia (incluant le « branding »), et la création de besoins existentiels totalement factices. Contrairement à la réclame et, dans une certaine mesure, à la publicité, la communication cherche à s’approprier totalement la vie des individus. Et il ne s’agit pas uniquement de la création de besoins purement existentiels (religion de la bagnole, chirurgie esthétique, botox, génie génétique, …), mais du viol du monde mental de l’individu. Le consommateur se définit plus que jamais par sa consommation symbolique : ce sont les logos qui donnent matière et forme à sa vie sociale. On n’achète plus un téléphone de la marque Dring, on devient Dring. Pour une fois, Sartre semble avoir anticipé quelque idée applicable.

L’obsolescence est maintenant psychologique : le consommateur ne peut plus s’identifier à des produits démodés — sous peine d’être, lui aussi, déclassé. Dans Le Festin nu, Burroughs a trouvé les mots pour dire le nouveau rapport qui s’instaure entre le producteur et le consommateur : le dealer ne vend pas son produit au consommateur, il vend le consommateur à son produit ; il ne cherche pas à améliorer et à simplifier son produit, il avilit et simplifie son client… La came est le produit ultime : nul besoin de boniment pour séduire l’acheteur, qui est prêt à traverser un égout en rampant sur les genoux pour mendier la possibilité d’en acheter. La marchandise doit donc être pensée comme moyen de contrôle idéal. Pour ce faire, elle a été épaulée par la libération du crédit : en achetant à crédit, on consomme, par définition, ce qu’on ne peut pas se permettre et on s’enchaîne à la machine de production dont on attend qu’elle régurgite une partie de la plus-value du travail (ou ce qui en tient lieu) pour payer les intérêts du prêt.

Tout ceci a été théorisé par Debord et Bourdieu, et réinterprété par Dufour.

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