Climatiser le désastre ou le combattre (2/3)

De l’orthodoxie climatologique à la critique du capitalisme 

Pendant que la presse anglo-saxonne encensait Paul Crutzen pour sa prestation surprise en faveur du « Plan A » des Etats-Unis, d’autres experts ne se laissaient pas impressionner et encore moins mystifier par l’euphorie générale outre-Atlantique.

Parmi ceux restés fidèles au principe de l’action sur la cause première désormais bien identifiée, le climatologue américain Alan Robock a pris la tête d’une fronde contre les illusions de la géo-ingénierie en pointant ses inconséquences  et ses risques.  Immédiatement après l’article de Paul Crutzen, il produisit quelques articles didactiques mettant les points sur les « i » et dont la lecture était parfaitement accessible aux humbles mortels. Le premier « 20 reasons why geoengineering may be a bad idea» replaçait la problématique climatique dans sa globalité environnementale et géopolitique. Ainsi en recadrant l’impertinent savant suédois, le climatologue américain offrait au grand public une vision d’ensemble de la situation.

D’abord et encore une fois, il faut le rappeler, l’idée de la géo-ingénierie atmosphérique ne date pas des préoccupations récentes sur le dérèglement climatique mais remonte aux premières décennies de la Guerre Froide lorsque les deux camps techno-idéologiques  investissaient des sommes colossales dans des projets scientifiques pour  se rendre maitre des phénomènes météos ou les transformer en arme subtile de destruction massive.

Dans l’article d’Alan Robock, le point 16 « Military use of the technology » nous remémore ce peu glorieux passé scientifique d’intense recherche des Etats-Unis sur la manipulation de l’atmosphère pour triompher dans la Guerre du Vietnam. A l’époque ces recherches scientifiques furent parfaitement perçues comme une menace pour l’humanité. La fin de la guerre du Vietnam ne dissipa pas le risque lié à ces recherches. Ainsi comme pour les armes chimiques, ces effrayants égarements scientifiques de la Guerre Froide furent suivis en décembre 1976 par l’adoption  aux Nations-Unies de la Convention ENMOD visant la Prohibition des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires ou bellicistes.

Ensuite, comme déjà dit, Alan Robock rappelle que le « Solar Radiation Management (SRM) » n’agit que sur l’aspect thermique de l’accumulation de CO2 dans l’atmosphère et l’expérience grandeur nature des éruptions volcaniques signale qu’il comporte certains effets adverses non négligeables sur le régime des précipitations ou sur la couche d’ozone stratosphérique qui reste encore à déterminer. Bien évidement et encore une fois le SMR fait l’impasse totale sur l’acidification des océans qui n’est pas qu’un épiphénomène de la combustion des énergies fossiles.

Mais si pour les savants la cause du dérèglement climatique se résume à l’accumulation de molécule de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, les recherches historiques à la surface de la terre ont clairement révélé qu’il y a bien une cause de la cause parfaitement identifiable qui n’est autre que le « capital fossile » selon la formule d’Andreas Malm. La Main invisible, l’esprit du capitalisme dans sa course aveugle aux profits, sa recherche permanente de toute-puissance et son expansionnisme planétaire sont bien les acteurs historiques à l’œuvre dans l’accumulation exponentielle de gaz à effet de serre et aussi de gaz à effet acidifiant les océans…  A la suite de Malm, dans le cadre des recherches sur les « racines historiques du réchauffement climatique » Armel Campagne avancait le concept de « Capitalocène » pour le substituer à celui d’Anthropocène de Paul Crutzen. Ce régime économique, en effet, avec la puissance de frappe et de propagande de ses acteurs de premier plan, explique à la fois : le réchauffement climatique, le retard de deux décennies pour s’en préoccuper, la procrastination de ladite communauté internationale, l’imposture des COP dans un contexte de nouvelle envolée des émissions de CO2, la ruée sur les hydrocarbures non-conventionnels, sans oublier la déforestation pour les biocarburants et l’acidification des océans… Bref le Capital fossile apparaît totipotent dans les diverses manifestations de catastrophe environnementale actuelle que l’on peut justement nommer « Capitalocène ». Car, en toute rigueur et honnêteté  intellectuelle, il ne suffit pas de savoir que la combustion des énergies fossiles produit des gaz à effet de serre, il faut aussi expliquer pourquoi ladite communauté internationale organise à grand frais et ostensiblement  des processions de lamentations sur le climat pour au final ne rien faire.

Dans ce registre d’analyse historico-politique il est intéressant de constater que d’autres lignes de fracture se sont manifestées au sein de la communauté des savants ; pas tous ne sont restés enfermés dans leur domaine de compétence, ignorant superbement les ressorts géopolitiques de l’histoire contemporaine. Certains, tout aussi brillants et tout aussi capables de piloter un simulateur de climat et de se faire des frayeurs en l’An 2100, ont malgré tout conservé des yeux d’humbles mortels pour voir à la surface de la terre dans le temps présent « le monde comme il va ». Dans son livre « Tout peut changer », Naomi Klein signale, effectivement, l’existence de tels scientifiques qui considèrent que le problème se situe bel et bien dans le système économique. Parmi eux, Kevin Anderson et Alice Brows-Larkin du Tyndall Center for Climat Change Research. Comme le rapporte Naomi Klein, pour eux le temps est venu d’ouvrir les yeux et de dire la vérité, « de libérer la science du joug économique, de la finance et de l’astrologie, d’accepter ses conclusions (…). Nous devons avoir l’audace de penser autrement, d’imaginer l’avenir autrement ». « Ce qui ressort des propos de K. Anderson et A. Brows-Larkin c’est qu’il est encore temps d’éviter un réchauffement catastrophique, mais pas dans les règles actuelles du capitalisme. » En effet, c’est justement là que se situe le problème de notre temps.

Cependant la boite de Pandore a été ouverte et les milieux d’affaires étasuniens se sont agglutinés (comme prévisible) sur les « merveilleuses opportunités » ainsi libérées. Désormais la géo-ingénierie est une affaire bien lancée aux Etats-Unis. Clive Hamilton donne une liste suffisamment impressionnante des acteurs affairistes agglutinés sur ce nouveau marché. En vrac on peut citer : des Sociétés savantes, des scientifiques à géométrie variable (universitaires, leaders d’opinion ou managers de startup), les think tanks climato-septiques reconvertis au climato-pessimisme enthousiaste, les géants du pétrole bien sûr (Exxon Mobil, Shell, BP), les acteurs majeurs du complexe militaro-industriel étasunien, la NASA, des milliardaires mécènes sans oublier la CIA et la figure incontournable de Bill Gates… Face à ces mastodontes milliardaires et à ces redoutables forces militaires le combat pour le climat s’annonce difficile.

Mais, à défaut de pouvoir être optimiste, restons positif. L’acte manqué, l’ouverture de la boite de Pandore par un éminent savant, aura au moins eu l’intérêt de clarifier la situation à la fois sur le plan technique et politique : la géo-ingénierie, loin d’être la panacée, est avant tout le révélateur de ce qui est désormais un secret de Polichinelle : non seulement les élites transnationales n’ont jamais eu l’intention de sortir du capitalisme fossile mais sont depuis longtemps parfaitement au courant des problèmes insolubles qu’elles génèrent. En conséquence, les décideurs politiques s’accrochent à toutes les fausses bonnes solutions susceptibles de stabiliser (pour un temps) le statu quo. Et bien évidemment, sans nouveauté aux Etats-Unis, le désastre reste une aubaine pour les affaires.

En 2015, dans le journal The Guardian,  Alan Robock faisait une révélation très instructive digne d’un roman de John le Carré  : « On January 19, 2011, I got a phone call from two men who told me they were consultants for the CIA. Roger Lueken and Michael Canes, analysts for the Logistics Management Institute, asked, among other things, “If another country were trying to control our climate, would we be able to detect it ? »  Le Savant climatologue  comprit immédiatement que le “another country” de la question n’était autre que les Etats-Unis. La géo-ingénierie du climat ne fait pas exception. Comme à l’époque de la Guerre Froide, les expérimentations scientifiques des armes atomiques étaient de grands secrets de Polichinelle vite détectés par leur panache radioactif ou les secousses telluriques qu’elles produisaient ; le « Solar Radiation Management (SRM) » expérimenté en secret par les philanthropes de la CIA serait lui aussi rapidement détecté. La question était en fait stupide ; les agents de la CIA n’avaient pas pris le temps de lire ou de comprendre l’article d’Alan Robock de 2008 « 20 reasons why geoengineering may be a bad idea » ni celui de 2009 « Benefits, risks, and costs of stratospheric geoengineering » où étaient clairement listés tous les effets délétères du SRM dont certains seraient visibles à l’œil nu dans le ciel. A titre pas tout à fait anecdotique, Alan Robock rappelait que : “ The red and yellow sky in The Scream by Edvard Munch was inspired by the brilliant sunsets he witnessed over Oslo in 1883, following the eruption of Krakatau in Indonesia. Both the disappearance of blue skies and the appearance of red sunsets could have strong psychological impacts on humanity.”

A la suite de ce faux pas de la CIA, The Guardian proposait à ses lecteurs un article au titre particulièrement explicite : « Can the CIA weaponise the weather? » A partir de ce que l’on sait de la criminalité foncière du capitalisme fossile exacerbée au stade du désastre, la question ne se pose plus.

Le monde, comme il va toujours mal

Tout ce tapage pour la promotion d’un plan B (Plan A des Etats-Unis) par gestion du rayonnement solaire, « albedo enhancement » ou « Solar Radiation Management » (SRM) s’est construit sur un constat empressé qui est en fait une grossière erreur d’analyse. Le fameux « échec » des COP ou  l’incapacité de communauté internationale à atteindre ses objectifs de réduction des gaz à effet de serre aurait dû être questionné avant de servir d’alibi au lancement de la géo-ingénierie.

Mais, comme on l’a vu, avant de parler d’échec il faut, malgré les apparences, poser clairement la question : y-a-t-il eu à un moment ou un autre une réelle volonté d’aboutir ? On peut en douter quand on sait de quoi est faite ladite « communauté internationale » ; mais aussi quand on constate le retard manifeste de deux décennies entre la conscience de la menace qui date des années 1970 et la mise en branle de la dite communauté internationale. Vue dans sa globalité depuis la fin des années 1980, il n’y a pas eu « échec » mais leurre et imposture. Plus la communauté internationale communiquait sur le sujet et semblait s’en préoccuper, plus les émissions annuelles battaient des records…

Après le basculement soudain dans la promotion de la géo-ingénierie salvatrice (du capitalisme fossile) survenue vers la fin des années 2000, on peut s’interroger sur l’utilité de la perpétuation des processions de lamentation des COP et les rapports assommant du GIEC. L’article de Paul Crutzen « Albedo enhancement by stratospheric sulfur injections : a contribution to resolve a policy dilemma » de 2006 comportait de nombreuses précautions oratoires avec l’invention de situation « d’urgence climatique » et construisait savamment son argumentation en signalant l’utilité climatique réfrigérante de la pollution atmosphérique aux aérosols soufrés produits par la consommation des combustibles fossiles. On apprend dans son article que sans cette pollution aux particules fines pathogènes et cancérigènes qui, entre parenthèse, entraine quelques « 500 000 morts prématurées par an à travers le monde en 2006, [plus d’un million aujourd’hui] », le réchauffement climatique aurait déjà franchi le 1°C. Si les hydrocarbures brulés ne produisaient que du CO2 sans pollution soufrée particulaire associée, l’augmentation des températures aurait été plus marquée. Ainsi le géo-chimiste sanctifiait indirectement les compagnies pétrolières pour leurs produits mal raffinés ; d’un certain point de vue, tout se passe comme si le business pétroliers avait tout prévu. Grandeur et décadence des grands savants, selon la science manifestement malthusienne sauce Crutzen, la pollution automobile des mégalopoles (et son cortège mortifère) serait bonne pour le climat. Mais encore une fois l’accumulation du CO2 dans l’atmosphère c’est aussi un menace première pour la biodiversité par l’acidification des océans sur laquelle la Solution Crutzen fait l’impasse…

Ainsi la géo-ingénierie même sortie de gros cerveaux savants ne résout rien ou presque. On se retrouve comme dans caricature du World Trade Center  vite devenu célèbre (avant sa chute) pour ses aberrations thermiques où il fallait allumer la clim pour supporter le chauffage et inversement. Dans l’esprit manifestement coupable et étroit de Paul Crutzen, « l’Albedo enhancement » ne vise qu’à donner du temps au temps en espérant l’épuisement de la procrastination de la communauté internationale. Il est vrai que la fin du capitalisme qui résoudrait d’un coup tous les problèmes n’est toujours pas à l’ordre du jour. Encore faudrait-il que les savants sortent de leurs tours d’ivoire pour le voir dans ses œuvres mortifère et le pointer du doigt. De notre point de vue et sur la base des recherches historiques, la promotion de la manipulation du climat apparait au minimum comme symptomatique de l’ignorance professionnelle des savants. Les yeux rivés sur leur simulateur comme des adolescents attardés sur leur smartphone, ils ne soupçonnent rien sur l’organisation scientifique du capitalisme du désastre de notre temps tel que l’a décrit récemment Naomi Klein. Etats du Nord et Etats du Sud, finance transnationale et potentats locaux, s’entendent parfaitement sur la division des tâches dans la marchandisation du monde et il n’y a donc rien à attendre de ladite communauté internationale pour sauver le climat…

En dehors de calorifuger la planète pour tenter de limiter momentanément les dégâts du réchauffement climatique et ses conséquences -fonte des glaces et montée des eaux dans le futur- l’installation de la clim stratosphérique assure avant tout dans le présent la perpétuation tranquille du statu quo du Capitalisme fossile ; et donc tout reste à faire. Pendant ce temps, le CO2 s’accumule dans l’atmosphère et l’acidification progressive des océans par absorption menace les écosystèmes marins dans leur diversité, sans parler de la déforestation, de l’artificialisation des terres de l’industrialisation de l’agriculture et de l’effondrement de la biodiversité. Il ne faut pas que le désastre futur du dérèglement climatique anticipé par les ordinateurs masque le désastre bien actuel du capitalisme fossile décrit de visu depuis plus un demi-siècle dans le monde réel (non virtuel).

Pour lire la totalité (avec les notes) de cette deuxième partie du document  de JM Sérékian :

http://carfree.fr/index.php/2018/11/08/climatiser-le-desastre-ou-