Le mythe d’une société éco-industrielle

Une critique de la pensée de Cyril Dion

Dans un article publié il y a quelques mois sur le site de la revue Terrestres, intitulé « La ZAD et le Colibri : deux écologies irréconciliables ? », Maxime Chédin présentait les différents courants écologistes actuels, et critiquait l’écologisme le plus médiatique — et donc le plus populaire —, celui de Cyril Dion, dont il commentait le livre Petit manuel de résistance contemporaine. Ce dernier lui a ensuite répondu dans un texte intitulé « Résister, mais comment ? », que je vous propose d’examiner.

Au plus simple, le problème de l’écologisme de Cyril Dion se rapporte selon moi à deux points principaux. D’abord, son objectif. Cyril Dion semble avoir beaucoup de mal à comprendre, et/ou à admettre, que son écologisme et le nôtre, celui, disons, de la ZAD (pour reprendre la formule de Maxime Chédin), diffèrent radicalement. Le fondateur des Colibris promeut un réformisme tout ce qu’il y a de plus conventionnel, qui porte le nom d’économie symbiotique — concept inventé par son amie Isabelle Delannoy, qui correspond en réalité peu ou prou à celui du développement durable[1], remis au gout du jour à l’aide des dernières innovations langagières disruptives de la novlangue moderne. Ainsi qu’il l’écrit dans son livre Petit manuel de résistance contemporaine :

« L’économie symbiotique d’Isabelle Delannoy imagine une société où nous parviendrions à potentialiser la symbiose entre l’intelligence humaine (capable d’analyser scientifiquement, d’organiser, de conceptualiser), les outils (manuels, thermiques, électriques, numériques…) et les écosystèmes naturels (capables d’accomplir par eux-mêmes nombre de choses extraordinaires). […] Le récit d’Isabelle Delannoy reprend et articule de nombreuses propositions portées par les tenants de l’économie du partage, de la fonctionnalité, circulaire, bleue, de l’écolonomie… »

Pour exemple, Cyril Dion cite « l’approche de la ferme permaculturelle du Bec Hellouin », sans doute plus vendeuse que les autres modèles listés par Isabelle Delannoy dans son livre L’économie symbiotique, et notamment l’écosystème [sic] de Kalundborg, au Danemark, sur lequel elle s’attarde particulièrement parce qu’il constituerait, selon elle, « un des écosystèmes industriels [re-sic] les plus aboutis ». Or, si elle précise bien qu’on y trouve une « centrale thermique » (elle parle aussi d’une « centrale énergétique »), elle ne précise pas qu’il s’agit d’une centrale au charbon (oups !). Et oublie également de mentionner que le cœur de ce formidable « écosystème industriel », c’est une raffinerie de pétrole (re-oups !). Dans l’ensemble, il s’agit simplement d’une zone industrielle qui optimise un peu son fonctionnement : qui est plus efficiente, et donc plus rentable ! Isabelle Delannoy vante également quelques entreprises ayant gagné en efficience, comme Rank Xerox, « spécialisée dans la fabrication de photocopieuses », ou « Interface, le leader mondial de la moquette en dalles », ou encore l’entreprise Michelin, qui « a diminué de plus de 3 fois sa consommation de matière et a augmenté sa marge » ! N’est-ce pas formidable ?!

Bref, Dion et Delannoy (et Mélanie Laurent, qui rêve d’avions solaires, et Yann Arthus-Bertrand, dont la fondation fait la promotion de toutes les innovations de la société industrielle, comme les Smart Cities, et tous les autres de leur cercle d’écolos symbiotiques) promeuvent une idée — chimère indésirable — selon laquelle la société techno-industrielle capitaliste pourrait, moyennant quelques ajustements et innovations technologiques, devenir durable (ou soutenable) et démocratique.

Pourtant, d’aucuns considèrent Cyril Dion comme un anticapitaliste. Il se présente parfois lui-même ainsi. Et reproche d’ailleurs à Maxime Chédin, dans son article pour la revue Terrestres, de l’accuser à tort de ne pas être réellement anticapitaliste. Dans la suite de son texte, Cyril Dion reste cependant particulièrement ambigu sur le sujet, affirmant qu’il cherche à « saper quelques fondements du capitalisme » (l’emphase est mienne), dénonçant un « capitalisme financiarisé », ou « néo-libéral ». Clarifions les choses : l’économie symbiotique que promeuvent Dion et Delannoy est tout sauf anticapitaliste. Delannoy ne cite d’ailleurs pas une seule fois le mot capitalisme dans son ouvrage. Ce qu’elle présente comme des « logiques économiques et productives » qui participent « à répondre à cette déstabilisation de l’écosystème global Terre » et à « inverser la tendance » sont avant tout des « modèles rentables ». La société industrielle (mais avec des industries locales, bio, éco-responsables et tout ce que vous voudrez) qu’ils promeuvent est toujours basée sur le travail, le salariat, l’argent, etc. Cyril Dion vante d’ailleurs souvent le travail de l’économiste Bernard Lietaer, qui n’a rien d’anticapitaliste, sur la monnaie : Bernard Lietaer promeut l’idée de « monnaies complémentaires » tout en défendant une grande partie du système économique et techno-industriel (il estime lui aussi que les innovations technologiques constituent une partie importante de la solution à tous nos problèmes). Cela étant, rien d’étonnant non plus à ce que Cyril Dion affirme que nous avons besoin de quelque chose de l’ordre du New Deal de Franklin Delano Roosevelt pour « transformer nos institutions » — le New Deal de Franklin Delano Roosevelt ayant « sauvé le système capitaliste de lui-même », d’après la formule de Michael Ignatieff, recteur de l’Université d’Europe centrale de Budapest.

On comprend donc aussi pourquoi sur le plan politique Cyril Dion affirme qu’il nous suffirait d’introduire des « éléments de démocratie directe comme le Référendum d’Initiative Citoyenne ou le tirage au sort dans nos démocraties, pour qu’elles le deviennent de facto » (si nos « démocraties » n’en sont pas, peut-être devrait-il songer à les appeler autrement, son discours gagnerait en clarté, utiliser l’expression « aristocratie élective », que reprend aussi David Van Reybrouck, qu’il cite, pourrait être une solution). Encore une fois, quelques ajustements, et tout rentrerait dans l’ordre. Contrairement à lui, nous ne pensons pas que l’introduction de tels éléments suffirait à faire de nos organisations politiques des démocraties. Loin de là. La réorganisation fondamentale de toutes nos sociétés — ou de la société industrielle mondialisée — que requerrait la constitution de véritables démocraties implique des bouleversements autrement plus profonds.

Parmi les nombreuses choses que nos écologistes médiatiques éludent, en sus d’une critique sérieuse du capitalisme, on retrouve, sur ce sujet de la démocratie, par exemple, la question de la taille discutée par Olivier Rey dans son livre Une question de taille, qui relève en partie de ce que remarquait Jean-Jacques Rousseau dans son Projet de constitution pour la Corse, rédigé en 1765 : « Un gouvernement purement démocratique convient à une petite ville plutôt qu’à une nation. On ne saurait assembler tout le peuple d’un pays comme celui d’une cité et quand l’autorité suprême est confiée à des députés le gouvernement change et devient aristocratique. »

Mais aussi la question technologique, indissociable de la question démocratique, ainsi que de nombreux précurseurs de l’écologie politique l’avaient compris, de Lewis Mumford[2] à Ivan Illich, en passant par Bernard Charbonneau, Kirkpatrick Sale et bien d’autres. Sur ce sujet, le travail des Grenoblois de PMO[3] est particulièrement intéressant. En revanche, on ne retrouve pas le moindre début de réflexion là-dessus chez Dion, Delannoy & Co, qui estiment sans doute machinalement qu’une société basée sur des hautes technologies, des technologies de pointe, doit pouvoir être tout à fait démocratique.

Au bout du compte, il devrait être clair qu’entre Dion & Co., qui promettent et appellent de leurs vœux une impossible société techno-industrielle capitaliste devenue écologique et démocratique grâce à quelques ajustements techniques et politiques, et l’écologie des luddites, primitivistes, anarchoprimitivistes, anti-industriels et éco-anarchistes, l’écologie que l’on pourrait dire de la ZAD (pour reprendre la formule de Maxime Chédin), il y a non seulement des différences, mais aussi et surtout d’importants antagonismes.

L’organisation Deep Green Resistance considère par exemple que le démantèlement de la société industrielle capitaliste est une nécessité tant sur le plan écologique — celle-ci détruit la planète —que social — le capitalisme et l’industrialisme sont incompatibles avec la démocratie. Nous considérons également que l’avènement de sociétés véritablement démocratiques, les plus autonomes possible, implique l’abolition de toutes les formes de domination : du capitalisme et de l’industrialisme, donc, mais aussi de l’État et du patriarcat ; et qu’il appelle également l’usage exclusif de technologies démocratiques.

Les technologies industrielles productrices d’énergie dite « renouvelable », par exemple (solaire, éolien, hydroélectrique, biomasse, etc.), qui reposent sur et requièrent une société hautement technologique, reposent sur et requièrent donc également une société hautement hiérarchisée, avec d’importantes spécialisation et division du travail, organisée à l’échelle planétaire pour l’obtention des matériaux nécessaires à leur fabrication (qui sont nombreux et souvent complexes à obtenir), le tout pour alimenter en énergie des appareils issus de cette même société industrielle, qui sont autant de futurs e-déchets, dont la fabrication a elle aussi impliqué toutes sortes de pollutions et de destructions environnementales, etc. Et peu importe les rêveries d’Isabelle Delannoy, Cyril Dion ou Mélanie Laurent, tout ce processus ne pourra jamais ni reposer sur une ou des sociétés véritablement démocratiques, ni être soutenable (opérer dans une sorte de circuit fermé qui ne polluerait pas, où rien ne se perdrait et où tout serait uniquement issu d’un recyclage infini).

Cela étant, le deuxième point qui pose problème avec l’écologisme de Cyril Dion est évident : à partir du moment où son objectif est absurde, les méthodes qu’il envisage pour l’atteindre le sont tout autant. Parce qu’il ne souhaite que réformer la société industrielle, il estime que les changements que cela implique doivent et peuvent être instaurés par « les États et les entreprises », et les autres institutions existantes.

Cyril Dion ne conçoit pas la possibilité d’une véritable conflictualité. Dans sa perspective, il n’y a pas d’ennemis, que des amis potentiels, qu’il faut remettre dans le droit chemin, moraliser ou morigéner parfois en recourant à la désobéissance civile, pour les plus durs de la feuille — mais rien de plus. Un tel irénisme est dangereux : en soutenant que les institutions responsables du désastre socioécologique en cours peuvent également y mettre fin, il décourage le combat pour les démanteler, leur affrontement. Leur écologisme industrialo-compatible, autorisée dans les médias, subventionnable et bienvenu dans les ministères, sert de caution, d’outil de contrôle social au service de la civilisation industrielle et de ses dirigeants : ceux qui pensent que la civilisation industrielle est réformable, corrigible, que les gouvernements, « les États et les entreprises » peuvent faire le bien, résoudre la catastrophe qu’ils ont créée et qu’ils perpétuent (et même qu’ils sont les seuls à le pouvoir), que l’innovation technologique fait partie de la solution, ne se révolteront pas, ne participeront pas au mouvement de résistance nécessaire pour mettre un terme à la destruction du monde, à l’accroissement inexorable des inégalités socioéconomiques et à l’intensification du techno-totalitarisme.

***

Vers la fin de son texte publié sur le site de la revue Terrestres, Cyril Dion cite ce qu’il considère comme les trois objectifs principaux du mouvement écologiste :

« – arrêter la destruction des écosystèmes et le dérèglement du climat en mettant en échec le système capitaliste qui les produit ;

– préparer nos sociétés aux chocs qui vont les percuter dans les années à venir ;

– élaborer un autre modèle d’organisation des sociétés humaines, soutenable et équitable. »

(J’inverserai l’ordre des deux derniers). On ne peut qu’être d’accord avec des objectifs aussi vagues. Le problème, c’est qu’il est contradictoire d’affirmer que l’on souhaite « arrêter la destruction des écosystèmes et le dérèglement du climat » tout en faisant la promotion de l’écologie industrielle de l’écosystème [sic] de Kalundborg, de l’efficience d’entreprises comme Xerox et Michelin, du développement des énergies renouvelables industrielles (centrales solaires, parcs éoliens, barrages, etc.), qui impliquent la continuation de la destruction des écosystèmes et du dérèglement climatique. De même qu’il est contradictoire de promouvoir une société toujours fondée sur des hautes technologies, sur l’industrialisme, sur le capitalisme, tout en affirmant que l’on souhaite « élaborer un […] modèle d’organisation des sociétés humaines […] équitable ».

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Dans un article[4] publié sur Reporterre, Cyril Dion définit différemment l’objectif de son écologisme : « conserver le meilleur de ce que la civilisation nous a permis de développer (la chirurgie, la recherche scientifique, la mobilité, la capacité de communiquer avec l’ensemble de la planète, une certaine sécurité) et […] préserver au mieux le monde naturel » (l’emphase est mienne). C’est-à-dire que Cyril Dion souhaite avant tout conserver (sauver ?) la technologie moderne, les hautes technologies que la civilisation industrielle permet de développer, c’est-à-dire l’essentiel de la société techno-industrielle capitaliste, et, accessoirement, « préserver au mieux le monde naturel » : sa formulation donne l’impression qu’il comprend l’absurdité de cette ambition, son « au mieux » ressemble étrangement à un soupir. Le problème, c’est que selon toute logique, il est impossible de conserver le système techno-industriel capitaliste sans conserver l’organisation sociale antidémocratique qu’il requiert et les dégradations du monde naturel qu’il génère inexorablement. Et on en revient aux fantasmes grotesques d’Isabelle Delannoy, aux mirages verts que laisse entrevoir son « économie symbiotique », avec son écologie industrielle, ses écosystèmes industriels, ses industries des énergies (faussement) « vertes », bref, au mythe d’une société techno-industrielle rendue écologique grâce à des innovations technologiques, à une amélioration de l’efficience des industries, et à quelques mesures politiques.

  1. Isabelle Delannoy se présente d’ailleurs comme « ingénieur agronome, fondatrice et directrice générale de Do Green-économie symbiotique, experte en développement durable et modèles durables émergents. »
  2. À ce sujet, il faut lire l’excellent texte « Techniques autoritaires et techniques démocratiques » de Lewis Mumford : https://partage-le.com/2015/05/techniques-autoritaires-
  3. http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=plan
  4. https://reporterre.net/Pour-changer-la-societe-nous-devons-etre

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