Le plan secret d’Amazon en France

Amazon rêve d’un monde où ses clients seraient livrés en un jour.

Pour y parvenir, la multinationale multiplie les hangars démesurés où se succèdent les camions. Ce développement, en France, suit une stratégie de mise en concurrence de territoires souvent sinistrés. Reporterre la détaille et publie la carte exclusive des implantations d’Amazon.

Cet article est le premier d’une enquête en trois volets sur la multinationale du commerce électronique en France.

Derrière la facilité d’un clic et l’interface lisse d’un site internet se cache parfois un monstre. Amazon, le géant du commerce électronique, se bâtit en France un empire. Poussée par l’explosion de la vente en ligne, la multinationale multiplie la construction de ses immenses plateformes logistiques, alimente un flux incessant de camions et courtise les élus locaux pour devenir hégémonique. C’est l’envers du numérique. Un horizon de béton, de pollution et de chantage fiscal dont Reporterre dévoile les coulisses.

Arrivée en 2007 en France, Amazon a inauguré son premier entrepôt, de 70.000 m², à Saran, près d’Orléans (Loiret). En 2010, un nouveau hangar de 36.000 m² est sorti de terre à Montélimar (Drôme). Suivi d’un autre de 50.000 m2 en 2012, à Sevrey (Saône-et-Loire). Un an plus tard, c’est dans le Nord, à Lauwin-Planque qu’Amazon a renforcé son emprise avec un pôle logistique de 90.000 m². Ses véhicules de livraison sillonnent, depuis, le pays. La toile de la multinationale s’étend. Comme le montre la carte que publie aujourd’hui Reporterre. En cliquant sur l’image de chaque site, on voit le détail de l’implantation.

L’empire Amazon en France

La carte en plein écran est DISPONIBLE ICI

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En France, une nouvelle génération d’entrepôts se construit, de plus en plus imposants

En dix ans, Amazon a bouleversé les habitudes des consommateurs : 91 % des Français connaissent désormais l’entreprise. Ils sont 21,5 millions à avoir acheté au moins un article sur son site internet l’an passé pour un montant total qui dépasse les 6,5 milliards d’euros. Amazon est le premier distributeur de produits non alimentaires en France, le second de produits électroniques. Aucune enseigne ne peut rivaliser. Là où un centre commercial classique propose au maximum 100.000 articles, le cybermarchand peut en offrir 250 millions sur son site, à bas prix et avec une livraison rapide.

Fort de cet avantage, la multinationale a acquis la première place à la bourse de Wall Street. En janvier 2019, elle est devenue l’entreprise la mieux cotée au monde avec une valeur boursière qui approche les 800 milliards de dollars. Rien ne semble pouvoir l’arrêter.

Partout, ses chantiers s’intensifient. En France, une nouvelle génération d’entrepôts se construit, de plus en plus imposants. À Boves, dans la Somme, une plateforme logistique de 107.000 m² a ouvert en 2017, inaugurée par le président de la République, Emmanuel Macron. À Brétigny-sur-Orge (Essonne), au sud de Paris, un entrepôt de 142.000 m² entrera en service fin 2019. Une taille record. D’ordinaire, les surfaces des plateformes logistiques atteignent, en France, une moyenne de 17.500 m². Chez Amazon, elles sont désormais huit fois plus grandes.

L’entreprise s’est fixée pour objectif de livrer ses clients en un jour. C’est son obsession. Elle a récemment créé un service premium à cet effet. « Quand je suis chez moi, à Telgruc-sur-Mer, dans la presqu’île de Crozon, j’ai les mêmes possibilités d’achat que si j’étais à Paris. C’est formidable de permettre à tous les Français de disposer de la même offre où qu’ils soient », s’enthousiasme ainsi Frédéric Duval, le directeur de la succursale d’Amazon en France, dans un entretien au Journal du dimanche.

Mais cette jolie fable nécessite une infrastructure démentielle. Raccourcir de moitié le temps de livraison implique de doubler les surfaces logistiques. Pour réaliser son rêve, Amazon doit donc sans cesse s’agrandir et partir à la conquête de nouveaux territoires. Reporterre a étudié ses méthodes. Un scénario bien rodé, où règne la loi du silence.

Amazon a été vivement prise à partie par le mouvement des Gilets jaunes

L’entreprise ne communique jamais sur ses nouveaux projets et laisse planer le doute sur sa possible installation. À la presse, ses réponses sont toujours laconiques. Quels que soient les sites, elle répète cet élément de langage :

Nous n’avons à ce jour aucune information ou annonce à apporter à ce sujet. Amazon cherche constamment à accroître la taille et la flexibilité de son réseau en Europe pour répondre à la demande des clients. »

Rien de plus. À Senlis, dans l’Oise, fin 2018, un entrepôt logistique de 55.000 m² a vu le jour. Ses tôles ondulées sont peintes aux couleurs d’Amazon mais l’entreprise n’a toujours pas officialisé sa venue. Elle exige la plus grande discrétion de la part des élus locaux. La maire de Senlis a reconnu officiellement avoir signé une clause de confidentialité avec l’exploitant et ne pas pouvoir donner le nom de l’entreprise quand bien même l’orange vif de la marque s’affichait sur le hangar. Une situation absurde. Joint par Reporterre, Philippe Charrier, maire de Chamant, une commune voisine, dénonce cette omerta : « Le sujet est tabou. La population n’a même pas été informée ! Pourtant, c’est évident qu’Amazon s’installe près de chez nous. »

À chaque fois, la multinationale avance masquée. Elle sous-traite à d’autres entreprises l’achat du foncier, le dépôt du permis de construire et l’édification des bâtiments, qu’elle loue par la suite. Plusieurs sociétés immobilières servent de cheval de Troie.

L’entreprise australienne Goodman est ainsi à l’origine de l’entrepôt de Saran (Loiret). Elle construit en ce moment plusieurs plateformes que l’on suspecte être pour le compte d’Amazon, à Senlis, à Lyon et au Loroux-Bottereau (Loire-Atlantique). Son service de presse se cantonne à dire qu’Amazon est « un client important », sans entrer dans les détails des projets en cours. Virtuo, de son côté, a bâti l’entrepôt de Brétigny-sur-Orge (Essonne), tandis qu’Argan construit plusieurs sites logistiques à Metz (Moselle) et à Fournès, dans le Gard. « Des projets fantômes. Rien n’est encore abouti », glisse une salariée contactée via le standard ; elle relativise ces méthodes : « D’autres grands groupes comme Carrefour le font aussi. »

Mais les opposants à Amazon, eux, le voient d’un autre œil. « En ne donnant pas son vrai nom, l’entreprise évite la contestation sur ses sites en construction », dit Christian Soubra, conseiller municipal dans un village situé à proximité de Brétigny-sur-Orge.

Depuis novembre 2018, Amazon a été vivement prise à partie par le mouvement des Gilets jaunes. On compte pas moins de 16 blocages comme le recense la carte de Reporterre. « Amazon craint la formation de Zad », croit savoir Jérôme Bascher, sénateur Les Républicains (LR) de l’Oise.

En décembre dernier, les zadistes de Notre-Dame-des-Landes ont d’ailleurs reçu un étrange coup de fil alors qu’ils se mobilisaient contre un projet d’entrepôt logistique à deux pas du bocage rebelle :

Bonjour Monsieur, je suis responsable de communication chez Amazon. Nous cherchons à entrer en contact avec la Zad pour vous assurer que nous n’allons pas installer d’entrepôt logistique à Grandchamps-des-Fontaines. Nous vous serions donc fort reconnaissants de mettre fin à votre campagne de communication à ce sujet. »

« Faire du chantage à l’emploi, négocier des avantages fiscaux »

Pour ne pas rencontrer de résistance, la multinationale agit donc dans l’ombre. Elle sélectionne aussi les territoires où elle souhaite s’implanter. « Elle cible d’abord des régions paupérisées, abandonnées par l’industrie où elle peut facilement faire du chantage à l’emploi, négocier des avantages fiscaux », remarque Raphaël Pradeau, porte-parole de l’association Attac. À Brétigny-sur-Orge, la base aérienne a fermé en 2012, faisant disparaître 3.000 emplois. À Senlis, une garnison a déménagé en 2009. À Boves, près d’Amiens, Amazon s’est installée sur les cendres de Goodyear et de Whirlpool.

Les territoires sont mis directement en concurrence. Un élu de la métropole d’Amiens le reconnaît :

On a été plus réactifs et plus discrets que d’autres. Nous étions en compétition avec des communes voisines de Roissy et avec l’Allemagne. Mais tout ça, pour nous, restait assez imprécis. On nous demandait juste le silence complet. »

Même son de cloche à Fournès, dans le Gard, où certains élus se démènent pour qu’un entrepôt logistique s’implante. La situation financière de la communauté de communes du Pont-du-Gard, dans laquelle se trouve le village de Fournès, est très fragile. 300.000 euros de recette fiscale par an ont été perdus à la suite de la fermeture de la centrale électrique d’Aramon, et 600 emplois ont été supprimés. « Sans grand projet d’aménagement, notre collectivité va exploser », dit Gérard Pedro, le maire de Rémoulin.

Procès verbal du conseil communautaire Pont-du-Gard du 25 mars 2019.

Lors d’un conseil communautaire, un autre élu, Didier Vignolle, l’a dit sans ambages :

Aujourd’hui, même si le projet logistique d’Amazon est un contre-exemple tant sur le plan social que fiscal, environnemental et sociétal et donc un modèle à combattre fermement, il est certain que s’il ne se fait pas chez nous, il se fera ailleurs, et le territoire perdra les emplois et les recettes fiscales. »

Les élus sont donc prêts à s’agenouiller devant la multinationale. À Boves, près d’Amiens, on n’hésite pas à voir Amazon en sauveur. En 2017, alors même que l’entreprise était en contentieux fiscal avec Bercy, Emmanuel Macron inaugurait la nouvelle plateforme. Avec un discours élogieux :

Amazon fait partie des projets structurants dont la région a besoin pour repartir de l’avant, montrer qu’il y a un avenir, y compris un avenir économique et industriel dans l’Amiénois […] Je voudrais saluer votre choix d’avoir fait confiance à des femmes et des hommes qui, pour plus de la moitié d’entre eux, étaient dans une situation de chômage de longue durée […] . On ne crée pas d’emploi par décret. On ne crée pas d’emploi en obligeant les entreprises à embaucher, mais on le fait quand il y a des histoires de croissance, quand il y a de la compétence et quand il y a une mobilisation générale. »

Accueillir Amazon est perçu comme une source de prestige. Amiens métropole a ainsi lancé en octobre 2017 une campagne de « marketing territorial », avec des affiches posées notamment dans le métro parisien, « Amazing Amiens », « Vous allez être emballés, ça va faire un carton ! » « Amazon nous a fait confiance, pourquoi pas vous ? ». Un élu raconte la démarche : « Amiens avait besoin d’une notoriété positive, ça a été l’occasion rêvée de communiquer pour dire aux entrepreneurs que si Amazon s’est installée chez nous, c’est qu’il y a sûrement de bonnes raisons. »

« Pourquoi Amazon serait-elle plus vertueuse avec une collectivité locale qu’avec l’État français ? »

En effet, il en existe. Amazon a su négocier son arrivée. À Amiens, pour accueillir l’entrepôt de Boves, les élus locaux ont dépensé 3 millions d’euros. Ils ont réaménagé des routes et construit un rond-point au bénéfice de l’entreprise. De manière générale, sur chacun de ses sites, la multinationale a demandé aux élus de sortir le chéquier. À Senlis, l’intercommunalité a déboursé plus de 100.000 euros pour améliorer l’accès au site. Le plan local d’urbanisme a aussi dû être modifié extrêmement rapidement, avec l’aval d’un architecte des Bâtiments de France, car, depuis le site logistique, on peut voir la cathédrale de Senlis. « On embête nos administrés pour la pose d’un Velux ou un ravalement de façade. Mais une multinationale, elle, peut obtenir une dérogation pour bâtir 55.000 m² d’entrepôts à côté d’un monument ! Nous n’avons pas les mêmes droits », s’insurge Philippe Charrier, le maire de Chamant.

À Brétigny-sur-Orge, Christian Soubra, lui aussi, n’en revient pas :

En 19 ans de mandat, je n’avais jamais vu ça ! Amazon a conditionné le paiement de l’achat des terrains au fait que les voiries d’accès soient totalement réalisées par l’agglomération. La communauté d’agglomération a vendu les parcelles 18 millions d’euros mais doit faire plus de 13 millions d’euros de travaux. »

L’entreprise a aussi bénéficié d’une exonération de la taxe d’aménagement. Elle fixe ses propres règles. Les élus locaux espèrent ensuite un retour sur l’investissement. « Mais pourquoi Amazon, qui ne paye pas ses impôts en France, payerait-elle ses taxes à la communauté d’agglomération Cœur d’Essonne ? se demande Christian Soubra. Pourquoi serait-elle plus vertueuse avec une collectivité locale qu’avec l’État français ? » Les promesses n’engagent que ceux qui y croient. À Brétigny-sur-Orge, le nombre d’emplois prévu a baissé de moitié. Amazon recrutera moins d’un millier d’employés au lieu des 2.200 annoncés.

Qu’importe, la multinationale continue son expansion. Elle l’a même mise en récit à travers une œuvre de fiction qu’elle a financée et publiée sur sa plateforme Prime video. La série Deutsch -les-Landes raconte l’arrivée d’une grande entreprise dans un petit village français, qui débarque un beau matin en convoi de Mercedes et apporte la prospérité à la région.

  • À suivre… demain

 

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