Economie des déchets nucléaires

Briser les tabous

Miné par les incohérences intellectuelles et les questions inabordables, le débat économique sur le traitement des déchets nucléaires et ses alternatives échappe à toute rationalité.

Les dernières séances publiques du débat sur le Programme national de gestion des déchets et matières nucléaire (PNGDMR) organisé par la Commission nationale du débat public (CNNDP), qui viennent de s’achever, ont logiquement été consacrées à l’économie et au financement de l’aval du cycle nucléaire. Combien va coûter Cigéo, peut-on faire des économies par rapport au devis initial, les réserves constituées seront-elles suffisantes… ?

Toutes ces questions sont importantes, mais leur pertinence est profondément remise en question par le contexte dans lequel elles sont posées pour deux raisons principales. Le problème du temps long et celui des tabous.

La question du temps

L’énergie nucléaire est en effet affaire de temps inhabituellement long pour l’industrie, les pouvoirs publics et les citoyens. Entre le début de construction d’un réacteur et sa mise à l’arrêt, il s’écoule de 50 à 70 ans. Son démantèlement s’étale sur une durée de l’ordre de 50 ans. L’aval du cycle nucléaire engage des périodes encore beaucoup plus longues : sans même parler des centaines de milliers d’années pendant lesquelles certaines des matières nucléaires (uranium, plutonium, actinides mineurs) restent radioactives, les processus industriels de retraitement, d’entreposage, d’éventuel stockage des matières nucléaires inemployées et des déchets à haute activité s’étalent sur des périodes qui, souvent, excèdent largement le siècle.

Il en va ainsi de la surveillance des stockages de déchets à faible activité et longue durée de vie pendant une période d’au moins 300 ans ; de l’entreposage dans des piscines ou à sec des matières nucléaires en attente de retraitement ou de stockage sur des périodes d’une centaine d’années ; de la mise au point et implantation à l’échelle industrielle sur une période de plus de cent ans d’une filière de réacteurs à neutrons rapides surgénérateurs (RNR) supposée justifier le retraitement du combustible ; et enfin de la construction et enfouissement des déchets du parc actuel du projet Cigéo pour une durée de l’ordre de 150 ans…

Pour prendre conscience de la difficulté d’application de calculs économiques sérieux à cet ensemble d’activités futures d’aval du cycle, il suffit de se replacer en arrière, ne serait-ce que de 150 ans, en 1869. Depuis, la France a connu sur son sol trois guerres dont deux mondiales, une révolution (la Commune), l’irruption massive de la machine à vapeur, de l’électricité, du moteur thermique, puis des communications et d’internet, de l’arme nucléaire…

D’aucuns vous diront qu’on a déjà des expériences de ce type, la construction de Notre-Dame de Paris par exemple. Mais ils oublient de signaler que personne n’avait eu à l’époque l’idée saugrenue de la bourrer consciencieusement, de la sacristie à la voûte, de pains de TNT tout au long de sa construction !

Les tabous franco-français

Très tôt, dans un contexte militaro-industriel, l’Etat nucléaire a imposé quelques « tabous » très spécifiques à notre pays concernant l’aval du cycle du combustible nucléaire.

A commencer par le tabou du « cycle fermé ». Il consiste à considérer comme acquise la possibilité industrielle d’un recyclage quasi total de l’ensemble des matières nucléaires contenues dans le combustible usé, qui ne laisserait à l’état de déchets ultimes qu’un pourcentage totalement négligeable de la masse des matières nucléaires existantes (la fameuse piscine olympique censée suffire pour accueillir l’ensemble des déchets à haute activité à vie longue (HAVL) du parc français).

Ce mythe est contredit à la fois par la situation actuelle où la quantité de matière nucléaire recyclée n’est que l’ordre de 1 % au lieu des 95 % revendiqués et par le projet Cigéo dont le volume de galeries équivaut à plusieurs milliers de ces piscines olympiques. Il sert pourtant de base intangible à la politique française d’aval du cycle depuis que les nécessités militaires n’assurent plus une justification suffisante au retraitement.

Vient ensuite le tabou de la responsabilité historique de notre génération vis-à-vis des générations futures. Il conduit, par un tour de passe-passe intellectuel douteux, à justifier des politiques potentiellement très hasardeuses et dangereuses pour les dix ou quinze générations qui viennent par une préoccupation éthique concernant les milliers de générations qui les suivront. Il sert de justification au retraitement associé au développement d’une filière de réacteurs à neutrons rapides, supposée à très long terme réduire considérablement les déchets nucléaires1. Il légitime également l’enfouissement à Bure des déchets dits ultimes. Deux projets qui s’étalent sur plus de 150 ans…

Incohérences des discours

On pourra noter une incohérence inquiétante entre, d’un côté, les discours sur la science et, de l’autre, la technologie qui accompagne ces deux tabous. La politique du retraitement, par exemple, semble jouer le jeu de l’avancée des connaissances et de l’innovation : ses promoteurs font le pari du déploiement industriel, vers la fin du siècle, d’une filière de réacteurs à neutrons rapides. Mais cette filière est encore inexistante, et ses caractéristiques technologiques, économiques et environnementales sont pour l’heure réduites à l’état de spéculations. Le projet Cigéo (site d’enfouissement de Bure) repose, lui, sur le présupposé inverse : la science et la société seraient incapables d’apporter des solutions nouvelles à la question des déchets nucléaires dans les siècles qui viennent, alors même que la science nucléaire a moins de 80 ans. Même incohérence dans le discours administratif où aucune alternative à Cigéo n’est présentée, alors que ce projet est pourtant affublé du terme de « solution de référence » qui, par définition, implique la présence d’alternatives.

L’avantage du tabou est qu’il est par définition intransgressible, ce qui est bien commode pour le pouvoir en place. Mais l’inconvénient est que son absence de rationalité le rend fragile, comme le montre aujourd’hui la déroute d’Astrid (réacteur de 4e génération). C’est alors tout le château de cartes patiemment construit autour de ce tabou qui s’écroule. C’est dans ce contexte très restrictif que se situe le débat économique sur l’aval du cycle dans notre pays.

La prégnance des tabous permet tout d’abord d’évacuer du calcul économique toute comparaison entre des alternatives – puisque, d’alternatives, il n’y en a pas… C’est ainsi qu’il n’existe aucun document officiel récent permettant de faire une comparaison économique de la politique retraitement-recyclage officielle avec une politique l’excluant. Le dernier chiffrage, très partiel (il s’arrêtait au monorecyclage ou MOX), et très daté (2000 !)2 montrait que le surcoût du retraitement atteignait déjà de l’ordre de 6 milliards d’euros pour le parc actuel, de 2010 à sa fin de vie3. Depuis, si l’on en croit les médias japonais, les choses n’ont fait qu’empirer puisque le MOX importé par les compagnies japonaises aurait coûté jusqu’à 9 fois plus cher par kWh que l’UOX.

Absence de comparaison

Même scénario pour Cigéo : aucune comparaison n’est faite, ni avec une alternative d’entreposage pérenne associée à une politique de recherche, ni avec l’éventualité d’un stockage définitif direct des combustibles à l’uranium irradiés, très probable et susceptible de multiplier par deux à trois le coût du projet… Le devis pourrait passer d’une trentaine de milliards d’euros à plus 100 milliards d’euros.

Là encore le rapport Charpin-Dessus-Pellat mettait déjà en évidence en 2000 l’importance des dépenses liées au stockage de l’UOX et du MOX irradiés dans les différents scénarios concernant le parc actuel. Dans tous les cas, ces dépenses étaient bien supérieures à celles du stockage des « déchets dits ultimes ». Ces estimations n’ont jamais reçu ni de démenti ni de confirmation, ni de la part des pouvoirs publics ni de l’industrie. Elles sont simplement restées ignorées pendant près de 20 ans. Même chose pour les solutions d’entreposage de combustible en piscine ou à sec qui ne font l’objet d’aucune comparaison économique.

C’est pourtant bien dans la comparaison des alternatives plutôt que dans l’évaluation des coûts absolus des projets que l’étude économique, dont on connaît par ailleurs les limites – on pense par exemple aux évaluations initiales du coût de l’ EPR de Flamanville –  pourrait se révéler la plus utile.

Enfin le calcul économique traditionnel prend en compte la question du temps à travers un taux d’actualisation, dont la valeur (toujours positive) traduit le degré de préférence du décideur pour le présent par rapport à l’avenir, dans un contexte économique et social déterminé. Un taux d’actualisation élevé conduit à une estimation très basse de la valeur actuelle d’un investissement futur : pour un taux d’actualisation de 10 %, 1 000 euros investis dans 30 ans comptent aujourd’hui pour 57 euros. Même pour des taux très bas, l’effet d’écrasement reste important à long terme : pour un taux de 2 %, 1 000 euros dépensés dans 50 ans comptent pour 370 euros aujourd’hui et dépensés dans 100 ans pour 138 euros.

Comme l’aval du cycle nucléaire engage des périodes d’investissement et d’exploitation supérieures au siècle, le choix d’un calcul actualisé (quelle que soit la valeur du taux choisi) a donc pour effet d’écraser complètement les coûts de long terme.

C’est ainsi par exemple que le coût de démantèlement du réacteur EPR de Flamanville (s’il finit par fonctionner), dont les premiers gestes n’interviendront que vers 2100, ne représente que moins de 0,20 euros sur une centaine d’euros de coût courant économique4 du MWh électrique5. Dans ces conditions une multiplication du coût de démantèlement réel par 3 ou 4, pourtant très vraisemblable, n’influe guère sur le coût du MWh. De là à négliger de s’en préoccuper, le pas est vite franchi.

Calculs économiques

Pour leur défense, les mêmes économistes arguent qu’il suffit de placer des sommes correspondant aux coûts précédemment cités et au taux d’actualisation retenu, augmenté du taux de l’inflation, pour assurer à terme les dépenses de l’aval du cycle.

Mais les échelles de temps très inhabituelles en cause rendent particulièrement aléatoire toute prévision non seulement sur les paramètres du calcul économique (valeur de l’inflation, valeur des matières premières, de l’énergie…) dans 100 ans et plus, mais aussi sur les paramètres industriels ou institutionnels (pérennité des entreprises, contours de l’Etat, etc.).

Enfin, le gouvernement et les industriels ont pris l’habitude d’affecter les coûts de l’aval du cycle nucléaire et du démantèlement des centrales au coût total du MWh nucléaire. Ils font ainsi l’hypothèse implicite pour le moins hardie que pendant la totalité de l’activité aval du cycle nucléaire, qui va durer plusieurs siècles, il continuera à exister une production nucléaire du même ordre de grandeur que celle d’aujourd’hui.

En fait on sait très bien que les coûts d’aval du cycle seront très probablement payés pour la plus grande partie soit par d’autres filières électriques (renouvelables par exemple), soit par nos concitoyens sous forme d’impôts.

Voilà quelques-uns des défis et des contradictions auxquels on se heurte quand on aborde les questions économiques sur l’aval du cycle nucléaire.

Le débat économique devrait porter essentiellement sur la comparaison de devis d’alternatives en termes de flux d’investissement et d’exploitation au cours du temps. C’est très loin d’être le cas aujourd’hui puisque les tabous et les incohérences intellectuelles réduisent le choix à une option unique.

Pour sortir de cette situation il faut que les pouvoirs publics et les industriels comprennent que la recherche, la description, le chiffrage d’alternatives et leur comparaison aux solutions dites de référence fait partie intégrante de leur mission. L’Etat et les industriels ne peuvent pas continuer à renvoyer systématiquement la charge de la preuve de la validité des solutions alternatives aux ONG, dont les personnels spécialisés, les moyens de calcul et l’accès aux données sont bien évidemment très inférieurs aux leurs.

C’est une condition impérative si l’on veut éviter que le calcul économique ne se vide d’une grande partie de son sens. Mais surtout, c’est l’exercice démocratique même du débat qui en dépend.

Benjamin Dessus est fondateur de l’association Global Chance

  • 1. Bien que le les calculs effectués par le CEA à l’occasion du premier débat déchets en 2006 aient montré que, dans le meilleur des cas, cet objectif très ambitieux resterait très loin d’être atteint en 2170 avec un solde d’actinides de 420 tonnes.
  • 2. JM Charpin-B Dessus-R Pellat Etude économique prospective de la filière nucléaire, Rapport au Premier ministre, Ed La documentation Française, 2000
  • 3. Pour une valeur moyenne 62 de dollars/ kg sur la période alors qu’elle est de l’ordre de 50 dollars/kg aujourd’hui.
  • 4. La méthode de calcul adoptée par la Cour des comptes pour le coût de l’énergie électrique
  • 5. Déchiffrer l’énergie, Benjamin Dessus, Editions Belin 2014, page 258

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