Contre les experts et leur monde

Giraud, Janco­vici, Bihouix

https://www.partage-le.com/2020/05/02/jancovici-

Extraits

 « De nos jours, la civi­li­sa­tion de la méga­lo­pole appa­raît effec­ti­ve­ment condam­née. Il suffi­rait d’une erreur d’in­ter­pré­ta­tion concer­nant l’ori­gine de quelques taches inso­lites appa­rues sur un écran radar pour provoquer le déclen­che­ment d’une guerre nucléaire, suivie de la dispa­ri­tion de notre civi­li­sa­tion urbaine, ne lais­sant rien après elle sinon l’anéan­tis­se­ment des misé­rables réfu­giés survi­vants par la famine, les épidé­mies ou les cancers causés par le stron­tium 90. Alors les “experts”, aussi haute­ment quali­fiés que dépour­vus d’hu­ma­nité, qui préparent cette effroyable catas­trophe reste­raient seuls à établir les plans des construc­tions de l’ave­nir. »

« […] le […] spécia­liste, cet homme dimi­nué, modelé par la civi­li­sa­tion pour ne servir la ruche que d’une seule façon, avec une dévo­tion aveugle de fourmi. »

« Au contraire de la civi­li­sa­tion, qui à ses débuts avait besoin pour se consti­tuer de l’im­pul­sion de chefs, ce système auto­ma­tique fonc­tionne mieux avec des gens anonymes, sans mérite parti­cu­lier, qui sont en fait des rouages amovibles et inter­chan­geables : des tech­ni­ciens et des bureau­crates, experts dans leur secteur restreint, mais dénués de toute compé­tence dans les arts de la vie, lesquels exigent préci­sé­ment les apti­tudes qu’ils ont effi­ca­ce­ment répri­mées. »

« La nouvelle aris­to­cra­tie était consti­tuée, pour la plus grande part, de bureau­crates, de savants, de tech­ni­ciens, d’or­ga­ni­sa­teurs de syndi­cats, d’ex­perts en publi­cité, de socio­logues, de profes­seurs, de jour­na­listes et de poli­ti­ciens profes­sion­nels. Ces gens, qui sortaient de la classe moyenne sala­riée et des rangs supé­rieurs de la classe ouvrière, avaient été formés et réunis par le monde stérile du mono­pole indus­triel et du gouver­ne­ment centra­lisé. Compa­rés aux groupes d’op­po­si­tion des âges passés, ils étaient moins avares, moins tentés par le luxe ; plus avides de puis­sance pure et, surtout, plus conscients de ce qu’ils faisaient, et plus réso­lus à écra­ser l’op­po­si­tion. »

« Dans tous les domaines, de l’éner­gie atomique à la méde­cine, des poli­tiques qui vont affec­ter la desti­née — et possi­ble­ment mettre un terme, dans son ensemble, à l’aven­ture — humaine, ont été formu­lées et impo­sées par des experts et des spécia­listes se dési­gnant et se régu­lant entre eux, en vase clos, exemp­tés de toute confron­ta­tion humaine, dont le seul désir de prendre ces déci­sions en toute respon­sa­bi­lité consti­tue la preuve de leur totale inap­ti­tude à le faire. »

« Toute Ency­clo­pé­die qui prend pour objet le savoir humain sans commen­cer par affir­mer et par prendre pour base géné­rale ce fait que les hommes s’en trouvent socia­le­ment sépa­rés ne peut que parti­ci­per à cette soupe popu­laire de la culture, distri­bu­tion par les spécia­listes de frag­ments racor­nis de connais­sances surna­geant dans une bouillie d’idéo­lo­gie, qui parti­cipe elle-même de la repro­duc­tion de l’igno­rance, de son entre­tien pater­na­liste. »

« La prise en compte des contraintes écolo­giques se traduit ainsi, dans le cadre de l’in­dus­tria­lisme et de la logique du marché, par une exten­sion du pouvoir techno-bureau­cra­tique. Or, cette approche relève d’une concep­tion […] typique­ment anti­po­li­tique. Elle abolit l’au­to­no­mie du poli­tique en faveur de l’ex­per­to­cra­tie, en érigeant l’État et les experts d’État en juges des conte­nus de l’in­té­rêt géné­ral et des moyens d’y soumettre les indi­vi­dus. L’uni­ver­sel est séparé du parti­cu­lier, l’in­té­rêt supé­rieur de l’hu­ma­nité est séparé de la liberté et de la capa­cité de juge­ment auto­nome des indi­vi­dus. Or, comme l’a montré Dick Howard, le poli­tique se défi­nit origi­nai­re­ment par sa struc­ture bipo­laire : il doit être et ne peut rien être d’autre que la média­tion publique sans cesse recom­men­cée entre les droits de l’in­di­vidu, fondés sur son auto­no­mie, et l’in­té­rêt de la société dans son ensemble, qui à la fois fonde et condi­tionne ces droits. Toute démarche tendant à abolir la tension entre ces deux pôles est une néga­tion du poli­tique et de la moder­nité à la fois ; et cela vaut en parti­cu­lier, cela va de soi, pour les exper­to­cra­ties qui dénient aux indi­vi­dus la capa­cité de juger et les soumettent à un pouvoir “éclairé” se récla­mant de l’in­té­rêt supé­rieur d’une cause qui dépasse leur enten­de­ment. »

« On retrouve ici la thèse d’Alain Touraine, selon laquelle le conflit central n’op­pose plus le travail vivant et le capi­tal mais les grands appa­reils scien­ti­fiques, tech­niques, bureau­cra­tiques (qu’en souve­nir de Max Weber et de Lewis Mumford j’ap­pe­lais la méga­ma­chine bureau­cra­tique-indus­trielle) d’un côté, et de l’autre les popu­la­tions en rébel­lion contre la tech­ni­fi­ca­tion du milieu, la profes­sion­na­li­sa­tion et l’in­dus­tria­li­sa­tion des déci­sions et des actes de la vie quoti­dienne, les experts paten­tés qui vous dépos­sèdent de la possi­bi­lité de déter­mi­ner vous-même vos besoins, vos désirs, votre manière de gérer votre santé et de conduire votre vie. »

« Cette viola­tion a été parti­cu­liè­re­ment flagrante dans le cas de l’élec­tro­nu­cléaire : le programme de construc­tion de centrales repo­sait sur des choix poli­tico-écono­miques traves­tis en choix tech­nique­ment ration­nels et socia­le­ment néces­saires. Il prévoyait une crois­sance très forte des besoins d’éner­gie, privi­lé­giait les plus fortes concen­tra­tions des tech­niques les plus lourdes pour faire face à ces besoins, créait des corps de tech­ni­ciens obli­gés au secret profes­sion­nel et à une disci­pline quasi mili­taire ; bref, il faisait de l’éva­lua­tion des besoins et de la manière de les satis­faire le domaine réservé d’une caste d’ex­perts s’abri­tant derrière un savoir supé­rieur, préten­du­ment inac­ces­sible à la popu­la­tion. Il mettait celle-ci en tutelle dans l’in­té­rêt des indus­tries les plus capi­ta­lis­tiques et de la domi­na­tion renfor­cée de l’ap­pa­reil d’État. Le même genre de mise en tutelle s’opère de manière plus diffuse dans tous les domaines où la profes­sion­na­li­sa­tion — et la forma­li­sa­tion juri­dique, la spécia­li­sa­tion qu’elle entraîne — discré­dite les savoirs verna­cu­laires et détruit la capa­cité des indi­vi­dus à se prendre en charge eux-mêmes. Ce sont là les “profes­sions inca­pa­ci­tantes” (disa­bling profes­sions) qu’I­van Illich a dénon­cées.

La résis­tance à cette destruc­tion de la capa­cité de se prendre en charge, autre­ment dit de l’au­to­no­mie exis­ten­tielle des indi­vi­dus et des groupes ou commu­nau­tés, est à l’ori­gine de compo­santes spéci­fiques du mouve­ment écolo­gique : réseaux d’en­traide de malades, mouve­ments en faveur de méde­cines alter­na­tives, mouve­ment pour le droit à l’avor­te­ment, mouve­ment pour le droit de mourir “dans la dignité”, mouve­ment de défense des langues, cultures et “pays”, etc. La moti­va­tion profonde est toujours de défendre le “monde vécu” contre le règne des experts, contre la quan­ti­fi­ca­tion et l’éva­lua­tion moné­taire, contre la substi­tu­tion de rapports marchands, de clien­tèle, de dépen­dance à la capa­cité d’au­to­no­mie et d’au­to­dé­ter­mi­na­tion des indi­vi­dus. »

« Vous avez donc un mouve­ment social multi­di­men­sion­nel, qu’il n’est plus possible de défi­nir en termes d’an­ta­go­nismes de classe et dans lequel il s’agit pour les gens de se réap­pro­prier un milieu de vie que les appa­reils méga­tech­no­lo­giques leur aliènent ; de rede­ve­nir maîtres de leur vie en se réap­pro­priant des compé­tences dont les expro­prient des exper­to­cra­ties sur lesquelles l’ap­pa­reil de domi­na­tion étatico-indus­triel assoit sa légi­ti­mité. Ce mouve­ment est, pour l’es­sen­tiel, une lutte pour des droits collec­tifs et indi­vi­duels à l’au­to­dé­ter­mi­na­tion, à l’in­té­grité et à la souve­rai­neté de la personne. »

« C’est pourquoi il est urgent de reven­diquer sa non-appar­te­nance à la commu­nauté scien­ti­fique, ou à une sphère de spécia­listes ou d’ex­perts, et son statut de moins-que-rien, pour affir­mer, haut et fort, sans étude, sans dispo­si­tif, sans statis­tique et sans autre expé­rience que celle du monde, alors même que partout encore des humains souffrent de la faim, de l’ar­bi­traire et de l’injus­tice — et préci­sé­ment pour cela —, que les poules préfèrent elles aussi le soleil et la liberté, et qu’à moins de les leur garan­tir, à quelque prix que ce soit, aucun d’entre nous ne peut être assuré d’en jouir toujours ; et que rien ne pourra servir de prétexte à leur martyre ou au nôtre ; et qu’une cause dont la servi­tude est le moyen ne saurait être enten­due ni plai­dée que par des bour­reaux. »

« L’es­sen­tiel est que les experts scien­ti­fiques volent au secours ou au chevet de qui les paie, et dans tous les domaines. Certains, aux États-Unis, tous rétri­bués, ont juré devant les tribu­naux, la main sur le cœur, que le tabac était sans danger pour les bronches. En France, le Comité Permanent Amiante, pour “prou­ver” que l’amiante cancé­ri­gène ne présen­tait aucun risque, s’est alloué les services des profes­seurs de méde­cine Étienne Four­nier, Jean Bignon et Patrick Brochard. Peu de temps avant son inter­dic­tion, l’Aca­dé­mie de méde­cine en préco­ni­sait encore l’em­ploi. Le profes­seur Doll, dont le tableau sur les causes du cancer faisait auto­rité, n’avait voulu y inté­grer les produits chimiques que pour une part négli­geable. On a appris après sa mort qu’il avait touché pour cela 1 200 $ par jour de l’en­tre­prise chimique Monsanto et que Chemi­cal Manu­fac­ter Asso­cia­tion lui en avait versé pour sa part 22 000. Il n’est donc pas éton­nant qu’il ait jugé le redou­table chlo­rure de vinyle inof­fen­sif pour la santé. Les experts “indé­pen­dants” qui déclarent les télé­phones porta­tifs ou les lignes à haute tension sans danger appar­tiennent géné­ra­le­ment aux comi­tés d’ad­mi­nis­tra­tion des opéra­teurs télé­pho­niques ou élec­triques. Pour ne donner qu’un seul exemple, le profes­seur Aurengo, qui soutient régu­liè­re­ment, en tant que “savant”, que les champs élec­tro­ma­gné­tiques sont inof­fen­sifs, est non seule­ment membre de l’Aca­dé­mie de méde­cine mais aussi du conseil scien­ti­fique de Bouygues, de l’as­so­cia­tion française des opéra­teurs mobiles et du conseil d’ad­mi­nis­tra­tion d’EDF. On en dirait tout autant et bien plus sur Bernard Veyret ou René de Sèze. Les labo­ra­toires phar­ma­ceu­tiques produi­sant des médi­ca­ments parfois inutiles et quelque­fois mortels, comme Servier, siègent dans les cabi­nets minis­té­riels, comme les chimistes qui auto­risent, par ministre inter­posé, l’em­ploi des pesti­cides tueurs d’abeilles. Après le “Gaucho” de Bayer, inter­dit par le Conseil d’État, voici le “Régent” d’Aven­tis, puis le “Crui­ser” de Syngenta. Bayer peut reve­nir avec “Poncho”, comme au jeu des chaises musi­cales. On sait depuis une certaine “épidé­mie” de grippe fantas­ma­tique dite juste­ment “aviaire” puis “porcine” que l’OMS même était tout entière sous l’in­fluence d’in­dus­triels. Bruxelles, capi­tale de l’Eu­rope, est surtout deve­nue la capi­tale mondiale du lobbying, avec 15 000 soldats au front et des allers et retours constants entre les postes de commis­saires et les sièges dans les entre­prises. Il y aurait un autre livre à faire sur ce que l’on appelle offi­ciel­le­ment les “conflits d’in­té­rêt” ou le “trafic d’in­fluence”, mais la chose est à présent bien connue — quoiqu’en­core sous-esti­mée — et ce serait un livre ennuyeux et trop long. »

Certains l’au­ront remarqué, la pandé­mie de coro­na­vi­rus en cours est et aura été une puis­sante occa­sion, pour l’im­mense majo­rité d’entre nous, de ressen­tir à quel point nous sommes dépos­sé­dés de tout pouvoir sur notre propre exis­tence, sur la société dont nous sommes, bon gré (mais surtout) mal gré, parties prenantes. Confi­nés chez nous à voir ou entendre des experts et autres spécia­listes nous expo­ser l’éten­due de leurs incer­ti­tudes contra­dic­toires (le Covid-19 est issu des pango­lins, ou des chauve-souris, ou des deux, ou d’au­cun des deux ; il peut se trans­mettre sur une distance d’un mètre, ou trois, ou huit, ou plus, ou moins ; son taux de léta­lité est assez élevé, ou moyen­ne­ment, ou faible, car le nombre de personnes asymp­to­ma­tiques mais infec­tées est peut-être bien plus élevé que ce qu’on croit, ou un peu plus élevé, ou plus faible ; ses symp­tômes peuvent inclure une anos­mie, une dysgueu­sie, de l’ur­ti­caire, des maux de tête, de la fièvre, une toux sèche, mais il peut aussi ne provoquer aucun de ces symp­tômes, ou en provoquer bien plus, ou des bien plus graves ; « Le remde­si­vir, ce trai­te­ment poten­tiel du Covid-19 se révèle inef­fi­cace dans un premier essai clinique chez les patients sévères mais un autre essai annoncé par le Natio­nal Health Insti­tute pour­rait venir contre­dire ce dernier » ; etc.), nous sommes sommés d’at­tendre, et de ne rien faire, ou de travailler comme d’ha­bi­tude, en tout cas de nous plier aux déci­sions — éclai­rées par lesdits experts scien­ti­fiques, mais aussi écono­miques — de nos talen­tueux diri­geants étatiques.

Or, pour une large partie de la popu­la­tion, cet état de fait est perçu comme à peu près normal, ou logique. C’est dire l’éten­due des dégâts. Si tel est le cas, c’est en bonne partie parce que la démo­cra­tie a été défi­nie, par les pouvoirs en place depuis des décen­nies, et même des siècles, par les diri­geants étatiques, comme la délé­ga­tion de notre droit et de notre apti­tude à déter­mi­ner le cours de nos vies et le genre de société dans lequel nous dési­rons vivre à une aris­to­cra­tie élue. Ils ont, autre­ment dit, réussi ce tour de force de défi­nir la démo­cra­tie comme un proces­sus d’alié­na­tion volon­taire. Dans son livre L’État, Bernard Char­bon­neau remarquait :

« Si par alié­na­tion nous enten­dons le fait d’être à la fois dépos­sédé et possédé, — d’ab­diquer sa vie entre les mains d’un autre qui vous la vole pour l’en rece­voir —, alors l’his­toire actuelle n’est qu’un irré­sis­tible proces­sus d’alié­na­tion où l’in­di­vidu moderne trans­fère sa pensée et son action à l’État. […] L’État tota­li­taire n’est pas autre chose qu’une concré­ti­sa­tion de la démis­sion totale de l’homme. »

Comment ne pas voir que le désastre social et écolo­gique en cours est très exac­te­ment la consé­quence de cette démis­sion collec­tive, le résul­tat de la main­mise d’une caste diri­geante, en partie compo­sée d’ex­perts (scien­ti­fiques, écono­miques), sur la desti­née humaine et même plané­taire.

Les paysans « irra­tion­nels » d’avant la moder­ni­sa­tion agri­cole, tout super­sti­tieux qu’ils étaient, ne détrui­saient pas la planète avec autant d’ef­fi­ca­cité que les experts ration­nels des agences natio­nales. Les poly­cul­tures étaient monnaie courante avant que les poli­tiques scien­ti­fiques et ration­nelles du gouver­ne­ment n’im­posent un vaste remem­bre­ment en faveur de la méca­ni­sa­tion des exploi­ta­tions — expres­sion qui en dit long sur la rela­tion qu’en­tre­tient la civi­li­sa­tion indus­trielle capi­ta­liste avec la terre. Main­te­nant que l’on sait le désastre que cela consti­tue pour les sols, que la Science a pu le consta­ter métho­dique­ment, de nouveaux experts conseillent parfois — mais c’est encore assez rare — aux agri­cul­teurs de retour­ner à la poly­cul­ture. Quel progrès.

Ainsi que le rappelle Armand Farra­chi dans une des cita­tions intro­duc­tives, et Guillaume Carnino dans son livre L’in­ven­tion de la science : la nouvelle reli­gion de l’âge indus­triel, les insti­tu­tions scien­ti­fiques autour desquelles la civi­li­sa­tion indus­trielle capi­ta­liste se construit sont — fort logique­ment — struc­tu­rel­le­ment liées aux inté­rêts qui dominent la civi­li­sa­tion indus­trielle capi­ta­liste. Les dernières décen­nies regorgent d’exemples de scan­dales, de collu­sions entre indus­triels et insti­tu­tions scien­ti­fiques ou de corrup­tions de scien­ti­fiques. Selon la formule du socio­logue états-unien Stan­ley Arono­witz :

« Le capi­ta­lisme, tel que nous le connais­sons, n’exis­te­rait pas sans la science. Et la science, telle que nous la connais­sons, a été formée et défor­mée par le capi­ta­lisme durant tout son déve­lop­pe­ment. »

L’homme moderne, à la fois contraint et persuadé (souvent, avec succès) de renon­cer à déter­mi­ner lui-même le déve­lop­pe­ment de la société dont il parti­cipe, confie donc entiè­re­ment son sort indi­vi­duel, comme celui de la collec­ti­vité, à cette caste de déten­teurs du savoir scien­ti­fique que consti­tuent les experts, les tech­ni­ciens, les ingé­nieurs et autres spécia­listes formés (ou défor­més) par des insti­tu­tions d’élite de la civi­li­sa­tion indus­trielle capi­ta­liste. Devant la logor­rhée machi­nale, froide et inhu­maine mais ferme, péremp­toire et éner­gique, déga­geant un senti­ment d’au­to­rité, d’un expert comme Jean-Marc Janco­vici, sorti de Poly­tech­nique et de l’École Normale Supé­rieure (ENS) Télé­com de Paris, le quidam se sent bien faible, bien igno­rant, et imagine alors que l’ex­pert en ques­tion mérite effec­ti­ve­ment son titre, sa posi­tion, sa renom­mée, son auto­rité. Ainsi est-il amené à adhé­rer à ses thèses.

Seule­ment, si les experts savent parfai­te­ment régur­gi­ter des statis­tiques, des chiffres, des nombres, des théo­rèmes et toutes sortes de données produites par les insti­tu­tions scien­ti­fiques de la société indus­trielle capi­ta­liste, ils sont, en revanche, bien souvent inca­pables de consi­dé­rer l’état des choses sous un autre angle ou selon des prémisses diffé­rentes de celles qui forment le socle de toutes leurs connais­sances, de celles qui déter­minent lesdites insti­tu­tions scien­ti­fiques, la société indus­trielle capi­ta­liste dans son ensemble. Par défi­ni­tion, les experts ou spécia­listes sont experts ou spécia­listes dans un domaine spéci­fique du savoir scien­ti­fico-tech­nique de la civi­li­sa­tion indus­trielle capi­ta­liste, et ont ainsi tendance à verser dans le scien­tisme. D’où Lewis Mumford, décri­vant l’ex­pert comme un « homme dimi­nué, modelé par la civi­li­sa­tion pour ne servir la ruche que d’une seule façon, avec une dévo­tion aveugle de fourmi ». Un Janco­vici, par exemple, ne remet­tra pas en ques­tion l’État en tant que mode d’or­ga­ni­sa­tion sociale, ou l’uti­li­sa­tion du quali­fi­ca­tif de « démo­cra­tie » pour dési­gner les régimes élec­to­raux libé­raux modernes desdits États, ou l’in­dus­tria­li­sa­tion dans son ensemble, ou l’idée de Progrès, de civi­li­sa­tion, ou le capi­ta­lisme (les rares fois où il s’y essaiera, ce sera pour profé­rer toutes sortes de bêtises, ainsi que d’autres experts en ces domaines respec­tifs pour­raient en témoi­gner).