Total se rêve en vert

Les associations détruisent son écoblanchiment

L’entreprise a récemment publié de nouveaux engagements climatiques, vertement critiqués par les associations de protection de l’environnement. Elles dénoncent une stratégie de communication trompeuse depuis plusieurs années.

La question climatique devrait s’inviter au débat de la traditionnelle assemblée générale des actionnaires de Total, ce vendredi 29 mai. Depuis quelques années, la stratégie de communication environnementale de l’entreprise pétrolière et gazière a bien évolué. « Total a découvert le climat en 2016, avec la première publication de son rapport climat », rappelle Lucie Pinson, directrice de l’association Reclaim finance. Avant cette date, le groupe français se contentait de mentionner rapidement les risques environnementaux de ses activités dans des bilans non dédiés à la question.

Mais l’Accord de Paris de 2015, qui vise à limiter le réchauffement de la planète à 2 °C voire 1,5 °C, a changé la donne. La société civile et les actionnaires de l’entreprise ont pris conscience des enjeux environnementaux et ont demandé des changements aux multinationales. La stratégie de communication de Total s’est alors mise en marche. « Le groupe a annoncé des engagements climatiques, qui sont depuis régulièrement mis à jour, poursuit Lucie Pinson. Cependant, on y trouve toujours les mêmes problèmes. »

Depuis 2016, l’entreprise affirme avoir l’ambition de devenir « la major de l’énergie responsable » (elle fait partie des six plus grosses entreprises du secteur à l’échelle mondiale) et répète qu’elle « s’applique à réduire les émissions de gaz à effet de serre issues de ses activités ». Pourtant, la firme continue d’investir massivement dans les énergies fossiles, cause principale des émissions de CO2. « En 2018, plus de 90 % des investissements de Total allaient dans des hydrocarbures (pétrole et gaz), indique Cécile Marchand, chargée de campagne climat des Amis de la Terre. La majeure partie de leur business est de continuer à explorer de nouvelles réserves de pétrole et gaz, de les transporter, de les raffiner et de les vendre. Et ils ne comptent pas du tout changer cette stratégie. »

Des « fausses solutions » pour faire oublier les investissements dans les énergies fossiles

Récemment, le groupe a lancé de nouveaux projets d’exploitation de réserves pétrolières en Ouganda, et de gaz naturel liquéfié (GNL) au Mozambique. Il est d’ailleurs accusé de violer les droits humains des communautés vivant à proximité de ces installations. Mais Total légitime une partie de ces investissements en clamant que le gaz naturel — pourtant une énergie fossile — est une énergie de transition. « Il représente une excellente alternative au charbon dans la génération électrique et un complément flexible bon marché pour les énergies renouvelables intermittentes et saisonnières », écrit la multinationale dans son Rapport climat 2019. Une aberration pour les associations environnementales.

« Aujourd’hui, on a beaucoup de mal à mesurer les fuites de méthane liées à l’exploration du gaz, à son transport, etc., dit Cécile Marchand à Reporterre. Or le méthane est un gaz à effet de serre qui est beaucoup plus émetteur que le CO2 à courte échéance, alors que ce sont les vingt prochaines années qui vont être importantes pour agir contre le dérèglement climatique. » D’après le rapport Carbon Majors de 2017, Total fait partie des entreprises contribuant le plus au réchauffement de la planète dans le monde.

Pour détourner l’attention de ces investissements dans les énergies fossiles, le groupe affiche une écologie de façade et propose des « fausses solutions », selon les associations de protection de l’environnement. « Nous devrons investir dans les puits de carbone naturels [la reforestation] et dans les technologies de capture de CO2 », a par exemple affirmé Patrick Pouyanné, PDG de Total, dans un entretien accordé au Figaro le 5 mai. « Les techniques de [capture et de séquestration de carbone] sont encore au stade de recherche et développement, note le collectif Notre affaire à tous dans un rapport dédié à firme française. Leur prise en compte, aujourd’hui, relève donc plus de la spéculation voire de l’incantation que d’une stratégie sérieuse d’atténuation du changement climatique. »

Enfin, depuis plusieurs années, Total a axé sa stratégie de communication sur les énergies renouvelables. « Jusqu’à présent, le groupe s’est plutôt illustré en rachetant des entreprises d’énergies renouvelables déjà existantes, observe Lucie Pinson. On pourrait se dire que c’est bien, qu’il va avoir la possibilité de les faire grossir, mais jusqu’ici, ça a surtout permis à Total de faire diminuer la part relative du fossile dans son mix énergétique, sans la réduire de manière absolue. »

Les investisseurs veulent que le groupe contribue plus fortement à l’atteinte de l’Accord de Paris

En outre, la multinationale de Patrick Pouyanné entretient la confusion sur certains de ses chiffres. Le collectif Notre affaire à tous relève que dans ses annexes aux comptes consolidés, Total indique que le New Policies Scenario (NPS) établi par l’Agence internationale de l’énergie (AIE) est « le scénario principal retenu par le groupe ». Or ce scénario mène à un réchauffement global compris entre 2,7 °C et 3,3 °C, bien loin de l’objectif de 1,5 °C à 2 °C de l’Accord de Paris.

En janvier 2020, Notre affaire à tous a assigné Total devant la justice. Le collectif demandait au tribunal judiciaire de Nanterre d’obliger la multinationale française à reconnaître les risques générés par ses activités et de s’aligner sur une trajectoire compatible avec une limitation du réchauffement climatique à 1,5 °C. En outre, Notre affaire à tous a déposé deux signalements auprès de l’Autorité des marchés financiers, le 15 mars puis le 28 mai : ils estiment que Total ne rend pas suffisamment compte des risques financiers liés à la dépendance de son modèle économique (axé sur les hydrocarbures), ni des risques d’une possible dépréciation très forte de ses actifs, mettant ainsi en péril les actionnaires.

Ces derniers commencent à mesurer l’incompatibilité des projets de Total avec la lutte contre le dérèglement climatique. Pour la toute première fois, un groupement de onze investisseurs européens a déposé un projet de résolution portant sur le climat, en vue de le proposer à l’assemblée générale de ce 29 mai. Ils demandent à Total de modifier ses statuts « afin de renforcer la contribution de son modèle économique à l’atteinte de l’Accord de Paris ». Ils souhaitent aussi que l’entreprise pétrolière précise un plan d’action avec des étapes intermédiaires pour fixer des objectifs de réduction en valeur absolue, à moyen et long terme, de ses émissions directes ou indirectes de gaz à effet de serre.

Sous leur pression, Total a publié le 5 mai de nouvelles ambitions climatiques… largement insuffisantes, selon les associations environnementales. Le groupe a annoncé un objectif de neutralité carbone (zéro émissions nettes) pour ses opérations mondiales en 2050 ou avant. Mais cet objectif ne concerne que les « scopes 1 et 2 » (émissions directes et indirectes, comme le montre le schéma ci-dessus). « En ce qui concerne Total, le scope 3 représente 90 % des émissions de gaz à effet de serre de l’entreprise, dénonce Greenpeace France. Ce sont les émissions de carbone liées à la vente de carburant. […] Cet objectif est un leurre, cela ne permettra pas à Total de s’aligner sur l’Accord de Paris. »

Des annonces climatiques loin d’être ambitieuses

Total s’engage également à atteindre en Europe une neutralité carbone en 2050 ou avant, cette fois sur les trois scopes — mais uniquement en Europe. « L’Europe est déjà engagée à atteindre une neutralité carbone en 2050, donc de toute façon ils sont obligés de le faire ! » s’exclame Edina Ifticene, chargée de campagne pétrole à Greenpeace France. Total répond : « L’Europe pèse pour 60 % des émissions (scope 3) de Total. Cela inclut notre réseau de stations, les raffineries européennes, etc. C’est un effort considérable et ce n’est ni une aberration, ni négligeable. »

Enfin, le groupe pétrolier affirme son « ambition » de réduire de 60 % ou plus de l’intensité carbone des produits énergétiques de Total utilisés dans le monde par ses clients d’ici 2050. « L’intensité carbone, ce sont les émissions de carbone émises par rapport à un baril de pétrole, précise Edina Ifticene. Pour que ce soit ambitieux, il faudrait qu’ils s’engagent en se référant au volume de valeur absolue, c’est-à-dire la quantité concrète de carbone émise dans l’atmosphère. »

Les annonces de Total — qui ne les engagent en rien puisqu’elles ne sont pas encore inscrites dans leur plan de vigilance — sont donc largement moins ambitieuses que le projet de résolution déposé par les investisseurs, qui plaide pour une neutralité carbone mondiale, trois scopes compris. Le conseil d’administration de Total a accepté de présenter la résolution au vote lors de l’assemblée générale, mais a annoncé qu’il n’y donnera pas son agrément. C’est bien le scope 3 qui pose problème. « Rendre le groupe responsable des émissions de CO2 de ses clients, sur lesquelles il n’a pas de levier ni de moyen d’action, créerait un risque juridique inacceptable qui pourrait nourrir des contentieux et limiterait la capacité de Total à se développer », a affirmé le PDG Patrick Pouyanné dans un entretien accordé au Revenu. Citant un investisseur anonyme, le site Climatico révèle que la multinationale a fait « une pression monstre » ces derniers jours pour décourager les actionnaires de voter en faveur du projet de résolution. La branche BNP Paribas AM a d’ores et déjà fait savoir qu’elle s’abstiendra lors du vote. Pour Reclaim Finance il s’agit d’une « manière polie de signaler au pétrolier que ses dernières mesures climat sont très insuffisantes face aux enjeux ».

Tous les regards vont donc se tourner vers l’assemblée générale, ce 29 mai. « La résolution ne sera jamais votée, prévoit Lucie Pinson de Reclaim Finance. Mais ce sera intéressant de voir à quel niveau elle sera soutenue. Si elle obtient 10 % des votes, ce sera déjà énorme. » Il s’agirait d’un désaveu de la part d’une partie des investisseurs. Un désaveu qui pourrait, qui sait, mener au désinvestissement des actionnaires sur le long terme.

reporterre.net