Une médecine sous influence 1/2

 Des conflits d’intérêts qui suscitent la défiance 

La France affronte une seconde vague épidémique de Covid-19 dans un climat de scepticisme et d’abattement. La méfiance engendrée par l’incurie — doublée d’autoritarisme — des pouvoirs publics rend plus ardue encore la sortie d’une crise profonde, qui touche à tous les domaines de la vie. Le doute n’épargne plus l’expertise médicale, soupçonnée de succomber à des influences politiques, médiatiques et surtout économiques.

 «Je refuse aujourd’hui de recommander le port du masque pour tous, et jamais le gouvernement ne l’a fait. Si nous le recommandions, ce serait incompréhensible. » De tels propos n’émanent pas de « rassuristes » ou autres « complotistes ». Ils ont été tenus par le président de la République française à la mi-avril 2020, alors que le Covid-19 avait déjà causé plus de 17 000 morts dans le pays. Dès son premier avis du 12 mars, le Conseil scientifique recommandait pourtant le renforcement des mesures barrières « en s’assurant de la disponibilité des moyens type gels hydroalcooliques et masques chirurgicaux pour les populations ». Le même conseil jugeait aussi « important pour la crédibilité de l’ensemble des mesures proposées qu’elles apparaissent dénuées de tout calcul politique ». Depuis, ne pas porter un masque est devenu passible d’une amende.

Le hiatus entre les promesses successives sur les masques, les tests ou le suivi des personnes infectées et la réalité explique sans doute la priorité affichée par le premier ministre Jean Castex lors de son arrivée à Matignon, en juillet : « Il faut rétablir la confiance ! » La tâche sera d’autant plus rude que la défiance atteint par capillarité l’expertise en santé publique. « On voit bien que, par rapport à la première vague, les citoyens ont davantage de mal à adhérer aux recommandations, constate Mme Dominique Le Guludec, présidente de la Haute Autorité de santé (HAS). Nous devons en permanence être extrêmement vigilants dans nos propos, respecter une certaine éthique, qui donne la légitimité. »

Président de la Société de pathologie infectieuse de langue française (Spilf), M. Pierre Tattevin s’inquiète : « C’est une maladie très grave, la crise de confiance. Et cela va s’étendre si on ne prend pas les bonnes mesures. »

Dès la fin mars, les déclarations du professeur marseillais Didier Raoult, défendant un traitement à base d’hydroxychloroquine et d’azithromycine, ont monopolisé l’attention. « La science se construit par la controverse et c’est normal, réagit M. Franck Chauvin, président du Haut Conseil de la santé publique (HCSP). Mais c’est devenu un spectacle en direct à la télévision, qui a transformé les scientifiques en gladiateurs. » Dans un contexte de forte incertitude scientifique, deux munitions principales nourrissaient le feu : des études difficiles à déchiffrer pour le profane et des accusations de conflits d’intérêts, à tout le moins de liens financiers avec l’industrie. Il n’est pas difficile de constater, en effet, que beaucoup d’experts siégeant dans les institutions publiques (Agence du médicament, HAS, HCSP, etc.) sont liés par des conventions, rémunérations, avantages à des sociétés privées directement impliquées dans la production de potentiels traitements : Sanofi, Gilead, Roche, Novartis, Bayer, etc. Un « lien », pas un « conflit » : c’est le leitmotiv entendu tout au long du procès du Mediator, en mars, puis en juin et en septembre dernier.

L’affaire a pris une autre dimension quand le président des États-Unis puis celui du Brésil ont fait la promotion de l’hydroxychloroquine. Tout le monde était sommé d’avoir un point de vue, alors que les faits scientifiques restaient ténus. « Nous qui évaluons les médicaments toute l’année, nous avons gardé un silence assourdissant sur le sujet, reconnaît Mme Le Guludec, parce que nous n’avions pas de données. On ne voulait pas ajouter de la cacophonie à la cacophonie. » La Splif, qui rassemble plus de cinq cents spécialistes des maladies infectieuses, a fini par déposer une plainte contre M. Raoult devant le conseil de l’ordre, en rappelant le code de déontologie : « Les médecins ne doivent pas divulguer dans les milieux médicaux un procédé nouveau de diagnostic ou de traitement insuffisamment éprouvé sans accompagner leur communication des réserves qui s’imposent. Ils ne doivent pas faire une telle divulgation dans le public non médical. »

« Big Pharma » inquiet pour son image

Cette polémique, qui a sapé la confiance, doit probablement beaucoup aux réseaux sociaux et aux plateaux de télévision, mais également aux failles de l’organisation des soins et de la production du savoir. L’équipe de l’institut hospitalo-universitaire de Marseille testait en masse la population, quand ce n’était quasiment pas possible ailleurs. Elle répondait aussi à une attente, lorsque la plupart des patients devaient souffrir seuls, avec la consigne de ne rappeler les urgences que si leur état s’aggravait. Pressée de disqualifier l’hydroxychloroquine, une des revues médicales les plus prestigieuses du monde, The Lancet, a dû admettre ne pas pouvoir garantir la véracité des sources utilisées et a fini par devoir désavouer un article présentant le traitement comme dangereux.

Entre-temps, cette publication avait conduit à arrêter le test de ce traitement dans l’essai français Discovery…

Mme Karine Lacombe, cheffe de service des maladies infectieuses à l’hôpital Saint-Antoine (Paris), a voulu sonner l’alarme sur le mauvais rapport bénéfice-risque de l’hydroxychloroquine. Mais ses nombreux liens avec l’industrie pharmaceutique lui sont revenus comme un boomerang. Notamment ceux avec Gilead, qui fabrique le remdésivir, un autre remède potentiel — tout aussi inefficace, selon l’essai à grande échelle de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). « Il y a eu des accusations de conflit d’intérêts, alors que ce sont des liens qui sont encadrés par la loi, se défend-elle. En outre, ces liens concernaient le VIH et l’hépatite virale, pas du tout le Covid. C’est vraiment de la manipulation. Je pense qu’il y a eu des attaques personnelles dues à ce que je représente : l’émergence de femmes expertes, capables de s’exprimer. »

Ses mésaventures ont surtout remis en lumière l’omniprésence de l’industrie pharmaceutique dans la recherche médicale et la formation des médecins. Même si elle a été instrumentalisée par les partisans de M. Raoult, l’emprise des intérêts industriels n’en représente pas moins une question majeure, trop souvent mise sous le boisseau. En témoigne la légèreté avec laquelle ont été constitués le Conseil scientifique et le Comité analyse recherche et expertise, dont plusieurs membres bénéficient de rémunérations, d’« hospitalités » ou de contrats divers, parfois déclarés tardivement. « C’est malheureusement caractéristique de la situation actuelle, commente Bruno Toussaint, directeur éditorial de la revue Prescrire. Malgré tous les scandales et désastres, on en est encore là. Beaucoup d’experts ont des liens d’intérêts et sont en situation de conflit d’intérêts dès qu’ils sont mobilisés pour l’intérêt général. »

Fondée en 1981, Prescrire fonctionne sans publicité, sans subventions et avec une procédure de relecture rigoureuse. Elle évalue régulièrement les médicaments et dresse chaque année une liste de ceux qu’il faudrait écarter. Très tôt, elle a alerté sur le danger du Mediator, comme sur celui d’autres produits à l’origine de catastrophes sanitaires, toutes indissociables de conflits d’intérêts (lire « Épidémie d’affaires »). Depuis cette affaire, dont le jugement sera connu au début de l’année prochaine, Servier fait toujours bénéficier de ses largesses de nombreux médecins, mais aussi des sociétés savantes, et même l’Académie de médecine pour un total de 150 000 euros entre 2014 et 2018. « Pour nous, le Mediator n’est qu’un révélateur, déclare Toussaint. Au fil des décennies, on observe que, lorsque les médicaments commencent à être connus, leur efficacité est globalement surestimée et leurs dangers sont globalement sous-estimés. Vu leur poids dans l’économie et leur grande influence dans le monde de la santé, les sociétés pharmaceutiques sont à l’origine d’essais biaisés, de promotions hâtives, etc. Mais elles n’en ont pas le monopole ! Il y a beaucoup d’exemples dans l’histoire, et on en a vécu un grandeur nature au printemps 2020. Un expert ou un groupe d’experts peut avoir une conviction et prendre les choses à l’envers en décidant que les données vont être d’accord avec sa conviction. » Dès le début avril, Prescrire recommandait la prudence : « Les résultats observés à Marseille ne permettent pas de valider, ni d’exclure, l’intérêt d’un traitement particulier. » Avant de conclure fin juillet : « La balance bénéfice-risque paraît de plus en plus clairement défavorable. »

« Comme c’était le seul sujet à l’ordre du jour, avec le décompte quotidien du nombre de morts, on invitait finalement le grand public à participer aux cellules de crise, remarque M. Tattevin. Les gens se sont rendu compte très vite que même les experts se trompaient. Pas parce qu’ils sont mauvais, mais parce que c’était nouveau. Dans ces cas-là, beaucoup se disent qu’ils vont réfléchir par eux-mêmes. »

Selon les enquêtes d’opinion, la pandémie aurait plutôt renforcé la vision positive que les Français ont de la science : 69 % des personnes interrogées disaient en juin dernier avoir « plutôt confiance dans la science » et 24 % « tout à fait confiance », soit un total supérieur à celui de l’année précédente. En revanche, les deux tiers estimaient que les chercheurs n’avaient « pas bien su anticiper la montée du coronavirus », et 53 % qu’ils n’avaient « pas été clairs ». L’image de « Big Pharma » reste, elle, déplorable. Les entreprises du médicament s’en inquiètent suffisamment pour financer un « Observatoire sociétal du médicament » dont la dernière enquête est éloquente. Certes, seule une minorité de personnes interrogées (16 %) n’ont pas confiance dans les produits qu’elles prennent. Mais cette proportion a doublé en huit ans, et les deux tiers ne font pas confiance aux entreprises pharmaceutiques « en matière d’information sur les médicaments ». Celles-ci ne mégotent pourtant pas sur l’argent qu’elles consacrent à la communication ou à la séduction des médecins et des experts…

« Le monde de la santé est lié de façon systémique aux intérêts industriels, depuis la recherche, la formation des soignants, l’expertise réglementaire, jusqu’aux pratiques des médecins, et l’information du public. Cet ensemble de liens d’intérêts influence les soins, et cette influence présente un risque pour la santé publique comme pour l’équilibre des comptes sociaux. Il constitue une perte de chance pour les patients. » En tirant les leçons de cette crise, l’Association pour une information et une formation médicale indépendantes (Formindep) rappelait qu’on ne pouvait plus faire l’impasse sur ces questions et leur dimension politique.

Cette association regroupe des professionnels de santé et des citoyens soucieux d’alerter sur les formes visibles ou invisibles de l’influence de l’industrie. « Encore très peu d’enseignants déclarent leurs liens d’intérêts au début de leurs cours, abordent ces sujets-là ou font des démarches proactives pour mieux préparer leurs étudiants », déplore son président, M. Paul Scheffer. L’association a aidé La Troupe du rire, un collectif d’étudiants en médecine, à produire un livret expliquant en détail les méthodes d’influence de l’industrie, afin d’apprendre à les déjouer. Le Formindep a également souligné les « efforts rares et timides » des centres hospitaliers universitaires (CHU) français, dont il a établi un classement en fonction de leur politique de prévention des conflits d’intérêts. Il publiera aussi en janvier prochain son troisième classement des facultés de médecine en fonction de leur indépendance. Une seule (Tours) a obtenu la moyenne dans le précédent classement, qui mesure le degré d’application de la charte éthique et déontologique adoptée en 2017 par les conférences nationales des doyens de médecine et d’odontologie.

Le Formindep agit également en justice pour faire respecter des engagements prometteurs, mais rarement tenus. En 2011, par exemple, le Conseil d’État a enjoint à la HAS d’abroger une recommandation sur le traitement du diabète. L’autorité « indépendante » n’avait pas été « en mesure de verser au dossier l’intégralité des déclarations d’intérêts dont l’accomplissement était pourtant obligatoire ». Plusieurs membres du groupe de travail étaient en conflit d’intérêts flagrant, car liés à des entreprises intervenant dans la prise en charge de cette maladie.

Un professeur contraint de démissionner

Faire la démonstration de son indépendance et de son autorité ne relève pas d’une tâche facile pour l’actuelle présidente de la HAS, dont l’une des missions principales est d’évaluer le « service médical rendu » des produits autorisés par l’Agence européenne du médicament avant leur éventuel remboursement aux patients. Elle a succédé à Mme Agnès Buzyn lorsque celle-ci a rejoint le gouvernement, en 2017. L’ex-ministre de la santé avait, elle, succédé à M. Jean-Luc Harousseau, ancien président (Union pour un mouvement populaire, UMP) du conseil régional des Pays de la Loire, devenu en 2019… président de la Fondation des entreprises du médicament ! « Les professionnels de santé ont compris l’importance des déclarations d’intérêts. Cela a mis du temps, c’est une acculturation, rassure Mme Le Guludec. Cette culture-là s’acquiert avec le temps. »

La loi « anticadeaux » de 1993 a été renforcée en 2011 après l’affaire du Mediator. Les liens contractuels et financiers entre les entreprises et les professionnels doivent être publiés sur un site public unique. Mais plusieurs années s’écoulent avant que le site Transparence-santé fasse apparaître les premiers montants, et d’une manière très peu lisible. Grâce à un collectif de bénévoles, le site EurosForDocs permet aujourd’hui de se faire une idée plus claire des avantages, conventions et rémunérations versés depuis 2012, soit dix-huit millions de déclarations détaillées représentant plus de 6 milliards d’euros. Les journalistes s’en saisissent. En janvier 2020, par exemple, un regroupement d’une dizaine de quotidiens régionaux met au jour les liens d’intérêts des principaux CHU. À Clermont-Ferrand, un professeur « émarge à plus de 120 000 euros » à l’insu de son établissement, souligne La Montagne. Il doit démissionner.

L’opiniâtreté du Formindep pousse l’administration à appliquer ses propres textes. Mais la transparence reste incomplète : plus de trois millions de contrats demeurent enregistrés sans que leur montant apparaisse. La Cour des comptes note également de son côté : « L’examen des conventions entre médecins et industrie était jusqu’en 2018 largement inopérant (…). Aucun médecin n’a été convoqué par le Conseil national et aucune poursuite disciplinaire n’a été engagée pour non-respect d’un avis de l’ordre sur une convention irrégulière.  » Un nouveau dispositif anticadeaux prévu par les textes « au plus tard le 1er juillet 2018 » entre en vigueur… le 1er octobre 2020. Il renforce les interdictions, abaisse les seuils définissant un « cadeau » (30 euros pour un repas, 150 euros pour un abonnement, etc.) et donne un rôle plus important aux ordres professionnels, qui devront autoriser les conventions.

Toutefois, ces dispositifs successifs butent sur l’absence de sanction. « La difficulté juridique tient principalement au fait qu’un conflit d’intérêts n’est pas une infraction pénale, explique Mme Farah Zaoui, chargée d’expertise juridique pour l’association Anticor. Et les cas permettant de saisir l’ordre pour des conflits d’intérêts sont assez limités. Dans le cadre d’une prescription médicale, par exemple, il est très difficile de prouver que, si un médecin recommande un médicament qui n’est pas le moins cher ou le plus adapté, c’est parce qu’il est lié au fabricant. » Cette association de lutte contre la corruption a tout de même porté plainte pour prise illégale d’intérêts à l’encontre d’experts ayant rédigé en 2018 une recommandation de la HAS. Celle-ci aurait amené à traiter par statines la moitié des Français de plus de 60 ans sous prétexte de prévenir un risque cardio-vasculaire… Leurs déclarations publiques d’intérêts s’avéraient plus qu’incomplètes et ne permettaient pas de déceler un éventuel conflit. Si la HAS a retiré cette recommandation à la suite d’un nouveau recours du Formindep devant le Conseil d’État, l’information judiciaire, confiée à un magistrat instructeur en novembre 2019, n’a encore donné lieu à aucune poursuite. « Nous n’avions pas tous les outils de transparence, explique Mme Le Guludec. Depuis, nous avons revu les déclarations publiques d’intérêts de tous les groupes de travail de cette période-là. »

Suite de l’article du monde diplo demain