Mort d’un pongiste

« Le champion de ping-pong Jacques Secrétin a pensé et agi comme un pop-philosophe »

Le plus célèbre des pongistes français, mort le 25 novembre, a eu le souci constant, pendant et après sa carrière, de faire le lien entre l’élite et le peuple, estime Guillaume Quiquerez, directeur délégué aux transformations responsables à l’Ecole centrale de Marseille.

*********  ********

Les plus anciens, parmi les pongistes, se souviennent peut-être d’une balle commercialisée sous le nom de « pop », à la fois lourde et imparfaitement ronde. La pop était la trace de deux camps séparés, dûment coupés l’un de l’autre par une profonde tranchée lexicale. Le camp de la pop jouait au ping dans les campings, tandis que les vrais sportifs, eux, pratiquaient le tennis de table dans les gymnases. Peuple pop contre élite antipop.

Au sommet de l’élite, la longévité de Jacques Secrétin est inégalée. Dix-sept fois champion de France, champion d’Europe, multiple vainqueur de compétitions prestigieuses, il est à l’évidence le meilleur pongiste français du XXe siècle. Mais s’il ne jouait certes pas pop, il vivait bien son sport dans l’esprit pop, sans coupure, passant son temps à détruire ce faux dualisme. Son excellence à lui était faite d’humour, d’attention et de solidarité. Et le peuple lui a bien rendu son souci de l’autre. Au grand dam de l’élite institutionnelle étriquée de son sport, mais à l’instar des Harlem Globetrotters au basket, Secrétin fit plusieurs fois le tour de la planète et des plateaux de télévisions pendant trente-cinq ans. Lui et ses compères d’alors enchaînaient les facéties, mêlant haut niveau, technique et clowneries, plongeant le public dans un rire admiratif.

Plus tard, bien loin des projecteurs cette fois, mais toujours plus près de ceux qui souffrent, Secrétin donna de sa personne pour animer des ateliers de prévention de la délinquance juvénile et de réinsertion en prison. Pas de coupure entre les mondes, pas de schisme entre l’élite et le peuple, mais l’obsession de tisser le lien, de coudre de manière exigeante et généreuse, entre exploit et gag, compétition et solidarité.

Deleuze et Guattari en rêvaient

Au moment même où Deleuze et Guattari rêvaient d’une pop philosophie, c’est-à-dire d’une philosophie aussi accessible que la musique pop, Secrétin la pratiquait avec brio, corps et âme. A la manière d’autres sportifs, danseurs, comédiens, artisans, cuisiniers, paysans ou ouvriers célèbres, Secrétin est devenu une pop star parce qu’il a pensé et agi comme un pop philosophe. Et s’il a mis tant d’énergie à populariser le ping-pong de haut niveau, sous des formes tantôt spectaculaires et ludiques, tantôt solidaires et empathiques, c’était pour mieux partager sa philosophie passionnée.

Son livre autobiographique, Je suis un enfant de la balle (Jacob-Duvernet, 2007), permet de reconstruire la pop philosophie de Jacques. Le leitmotiv central de sa pensée – mais faut-il s’en étonner ? – est l’échange. De son père instituteur, qui appliquait déjà la méthode Freinet, l’adolescent retient le désir de cet échange permanent et sincère. Mais l’échange suppose la réciprocité, le dialogue, la transformation de ce par quoi l’on accepte d’être transformé. Tout le contraire de l’autoritarisme de la règle surplombante. La question de Jacques est très pratique : comment s’entraîner ? Comment apprendre sans répéter la norme préétablie ?

Quand les usines à pongistes produisent des clones dans le plus pur style taylorien et ne proposent rien d’autre que l’inculcation stricte de méthodes indifférentes aux personnes, Jacques cherche d’abord le plaisir, le décalage, l’interprétation. Il en déduit que la répétition ne vaut que si elle est vécue comme une re-création. Et si le ping-pong est bien, à ses yeux, l’école de l’« adaptation perpétuelle à une situation changeante », adaptation ne signifie pas adoption d’une nouvelle règle tombée du ciel, sans échange, mais ré-action motivée, désirée, devant conduire à la relecture de l’ancien. C’est-à-dire encore, invention du nouveau. Dès lors, l’apprentissage par la créativité du jeu – en d’autres termes, la recherche d’un style propre, celui qui, précisément, permet de s’adapter – devient indissociable du processus de construction d’un « je » créatif, au plus près de soi-même. Tout vibre ensemble. La personne et le sport. Soi et l’échange avec autrui.

« La compétition, c’est un partage plus qu’un affrontement »

A l’évidence, ce processus appelle primordialement la compréhension de l’autre, de ce qu’il pense, croit et imagine. Se comprendre soi-même, c’est faire mille fois l’expérience de l’autre, entrer en lui, tant dans sa psychologie que dans sa culture. Mais y entrer avec fair-play, sans effraction, honnêtement, avec soin et respect, jusqu’au don de soi. Y compris et d’abord en compétition : « La compétition, c’est un partage plus qu’un affrontement », écrit-il encore. Et à vrai dire, cette compétition n’est pas la fin ultime. Elle n’est qu’une fin-en-vue qui jalonne le long chemin du développement personnel.

En définitive, rien ne saurait éclipser la qualité de l’échange, premier moteur et visée obsessionnelle : ni la victoire, encore moins si elle n’apporte aucune émotion profonde, ni l’appât du gain – surtout pas. En somme, seul compte l’échange comme école permanente de la vie, et donc le beau jeu vécu en tant qu’interaction créative avec autrui. C’est pour cela qu’il faut s’entraîner et s’entraider : pour vivre et revivre cet « intense échange physique et intellectuel ». Le pop philosophe Jacques l’a dit, la pop star Secrétin l’a joué.

Le monde