Fukushima, le 11 mars 2011

Menace nucléaire sur l’Europe, le rayonnement de la France, dix ans après Fukushima

Un livre de Jean-Marc Sérékian

Chapitre 5 : Les ficelles statistiques de la sûreté nucléaire

Les éclairs de lucidité à chaud des nucléocrates – Le risque zéro à bon dos… – Seconde infox scientifique : le Rapport Rasmussen – Des forêts pour pallier les faiblesses électronucléaires – Histoire de météores et de dinosaures – MIT : Rasmussen et Meadow dans un même bateau – Hubert Reeves, un témoignage à charge

 

Extraits

On a vu la diversité des méthodes de recherche scientifique et militaire d’un site d’enfouissement pour décongestionner une industrie au bord de l’asphyxie sous l’amoncellement de ses énormes déjections ; il nous faut revenir à l’oxymore de la « sûreté nucléaire » puisque la catastrophe de Fukushima a fait aussi sauter le cadre théorique et statistique où elle pouvait se déployer.

Les éclairs de lucidité à chaud des nucléocrates

A chaud, dans le feu de la catastrophe, les autorités de sûreté nucléaire avaient semble-t-il pris la mesure de l’évènement. En mars 2011, le  président de l’ASN déclara « il y aura un avant et un après Fukushima ». Dix ans plus tard en France, en 2021, on attend toujours « l’après » qui ne peut être qu’une sortie rapide du nucléaire.

Pour ce technicien du nucléaire l’avant et l’après se résument à deux degrés d’intensité dans les investissements et les contraintes de sûreté des installations nucléaires. Ainsi pour lui « l’avant » et « l’après » s’inscrivent dans une continuité.

Portant sur le plan anthropologique on peut considérer Fukushima comme un véritable évènement copernicien, un point de basculement, un changement de barycentre. La catastrophe nucléaire japonaise a réduit à néant le cadre paradigmatique où pouvait se définir de manière rationnelle, statistique voire scientifique une « sûreté nucléaire ». Il ne s’agit pas d’une réelle révélation, mais du dévoilement spectaculaire d’une imposture déjà connue. La notion de « sûreté nucléaire » désormais sabrée devient « oxymore », elle quitte le domaine du rationnel pour rejoindre celui de la construction idéologique… Aveugle au changement de paradigme, l’ASN veut des milliards pour « bunkériser » le nucléaire alors que « l’après » Fukushima aurait été plus justement de tourner la page de l’industrie atomique…

Pris sur le vif dans le feu nucléaire et projetés au-devant de la scène, les responsables des agences dites de « sûreté nucléaire » ou de « radioprotection », ASN et IRSN, sont cependant passés aux aveux. Pour ne pas rester bouche bée, ils ont dû lâcher les vérités éthiques et techniques qui, en vertu du principe de responsabilité, auraient dû condamner dès le départ l’aventure nucléaire et l’arrêter au plus vite aujourd’hui…

« Personne ne peut garantir qu’il n’y aura jamais d’accident nucléaire en France » : ce n’est pas le message accusateur d’un opposant au nucléaire, mais bien l’affirmation du Président de l’ASN.  Pourtant il le faudrait ! Car à défaut d’énergie abondante et peu chère, ce serait un minimum qu’on puisse avec nos modestes forces travailler une terre saine pour au moins se nourrir. A défaut de beurre et d’argent du beurre, le minimum serait de préserver quelques hectares de terre pour faire paître quelques vaches… Pour ce minimum de garantie, l’autorité  de sûreté ne se sent plus en mesure de nous l’assurer…  Lorsque les nucléocrates expriment les craintes des opposants au nucléaire, il faut se poser des questions. Si le Président de l’ASN en est réduit à reconnaître son impuissance face à une prise de risque imposée à l’origine par la hiérarchie militaire, l’insécurité nucléaire devient  absolue. Les éclairs de lucidité en situation de crise des nucléocrates ne se traduisent pas dans les faits, ou leur traduction est contre-intuitive. Sans obligation de résultat, l’autorité de sûreté nucléaire persiste dans son ornière et considère encore qu’il faut tout faire pour éterniser le nucléaire en France. La menace ne fait que croître et la sûreté du nucléaire se transforme en supplice de Sisyphe. Mais jusqu’à quand peut-on continuer ainsi ?

Le patron de IRSN a lui aussi eu en situation de crise des idées visionnaires ; puisque les prévisions statistiques sont désormais fausses après Fukushima, il s’est écrié : « Il faut imaginer l’inimaginable ». Mais justement, depuis un demi-siècle, les opposants au nucléaire ont toujours parfaitement bien « imaginé » ce que les nucléocrates ont obstinément considéré comme « inimaginable » : la catastrophe nucléaire est irrévocablement inscrite dans l’aventure atomique. En Allemagne et dans d’autres pays d’Europe « Il y a [bien] eu un avant Fukushima, et [aussi]  un après ». En France, « l’après », qu’une majorité attendait en Europe, a été sabordé par l’acharnement de l’ASN à vouloir sauver la friche industrielle arrivée en fin de potentiel.  Le Japon a subi son « après ». Il se retrouve désormais empêtré dans un « après » Fukushima exécrable, le pire qui soit, une Bérézina nucléaire perpétuelle tout en sortant de l’énergie nucléaire. L’élite politico-polytechnique hexagonale se refuse encore à imaginer ce qui est devenu réalité irrévocable. Dans le microcosme polytechnique français, le monde de l’énergie continue à graviter autour de l’atome…

 

Le risque zéro à bon dos…

S’il n’existe pas, il suffit de le créer pour justifier le risque qu’on veut imposer ! Comment ? Par la méthode Coué mais pas seulement… Par la méthode Coué, il suffit de répéter avec autorité « le risque zéro n’existe pas » ce qui inévitablement banalise le risque, le réduit à une notion statistique en supprimant sa spécificité et, pour le danger nucléaire, finit par le dissoudre dans la mare générale de tous les types de risques… A Fessenheim au pied de la centrale, le risque zéro a existé. Les villageois et villageoises trouvaient que leur centrale est belle, en parfait état de marche et qu’elle ne comportait aucun risque (ou presque). Le « risque zéro » a d’autant plus existé en ce lieu puisque il a subsisté même après Fukushima. Cependant, pour la même centrale ce n’était pas le cas à quelques kilomètres de là, de l’autre côté de la frontière. Désormais, depuis 2020, l’arrêt des réacteurs de Fessenheim a mis toute le monde d’accord, le même  risque zéro existe de part et d’autre de la frontière.

Cependant, avec son évidence tautologique,  la sentence statistique « le risque zéro n’existe pas » ne doit pas échapper à la réflexion anthropologique sur la prise de risque très particulière de l’entreprise atomique. Sur le plan historique et politique le danger nucléaire est créé de toute pièce par une oligarchie polytechnique et militaire ultra-minoritaire, un état-major éminemment anti-démocratique. Dans l’immédiat après-guerre alors que la France est un territoire dévasté et où la population souffre du froid et de la faim, des sommes énormes sont soudain englouties dans la recherche atomique pour doter la France du Feu nucléaire. Les nazis à peine partis, un général imposait sa logique arbitraire de recherche de guerre à une nation de vagabonds et de sous-alimentés. Le Commissariat à l’Energie Atomique (CEA) est, en effet, créé  en 1945. Fin de la guerre en Europe : le 8 mai 1945 ; première grande décision politique du général de Gaulle : la création du CEA le 18 octobre 1945… Probablement qu’un bon père de famille après cinq ans de guerre, d’occupation, d’exaction et de privation aurait choisi d’autres priorités que militaire…

Ainsi sortie de son abstraction statistique, la prise de risque réincarnée doit être questionnée sur sa nature et son arbitraire dans son contexte politique et historique. A-t-on le droit de  faire croître dans des proportions énormes un danger non accepté ou  mal compris par les victimes potentielles pour satisfaire les ambitions militaires d’un Etat ?

Pour le programme électronucléaire, nul n’ignore qu’une partie des populations ciblées au pied des installations nucléaires accepta le risque moyennant finance ou avantage en nature. Mais cet achat du silence, de l’annihilation de la perception du danger au plus près des centrales n’implique pas la même analyse du risque à distance comme l’a montré Fessenheim de part et d’autre du Rhin.

Le danger nucléaire est non conventionnel. Aussi petit que soit le risque statistique calculé, il est énorme par son extension potentielle dans le temps et dans l’espace et surtout il est parfaitement connu d’avance avec l’accumulation des expériences catastrophiques.

D’une manière générale, dans le développement du capitalisme  avec à l’origine l’émergence d’une oligarchie de marchand-banquiers, les prises de risques sont individuelles ou impliquent une élite très minoritaire mais les conséquences sont souvent collectives et catastrophiques. Avec l’extension du commerce international au Moyen Age, les prises de risque épidémique et pandémique meurtrières sont totalement ignorées. Nul ne sait d’où vient la Peste. Par la suite cependant, les relations entre la circulation des marchandises et les catastrophes épidémiques ont fini par être suspectées sans pour autant connaître l’agent pathogène de la maladie.

Au 19e siècle, le développement du capitalisme industriel implique des prises de risque catastrophiques mais désormais et contrairement au Moyen Age, il y a d’emblée une conscience aiguë en temps réel du danger généré. En conséquence, l’élite économique à l’origine de la menace sociale, doit produire sa censure statistique ou idéologique : minimiser le risque par des bonnes paroles, le confiner dans les effets collatéraux regrettables et, en contraste, exceller dans la rhétorique du progrès porteur de bien-être global pour l’humanité.

Aujourd’hui, il existe de nombreuses officines dites de « relation publique » spécialisées dans le mensonge à grande échelle au profit des groupes industriels (1). Si nous ignorons un risque, ce n’est plus seulement parce que nous ne sommes pas suffisamment informés mais, bien souvent, parce que des professionnels de la communication nous le cachent. Pour signaler ce nouveau type de manque de connaissance, l’historien des sciences américain, Robert N. Proctor, a avancé le concept de « production culturelle de l’ignorance » et ouvert un nouveau domaine de recherche « l’agnotologie ». Selon son enquête, « Golden Holocauste », sur l’industrie du tabac et l’implication de scientifiques renommés pour cacher les risques de cancer, l’intoxication tabagique mise en évidence très tôt par les études d’autres scientifiques (moins renommés) fut historique et à l’origine du nouveau concept (2).

Cependant, les différents risques du vieux capitalisme industriel restaient, pour ainsi dire, conventionnels et locaux, limités dans le temps et dans l’espace, une seule population sur une seule génération pouvait être touchée et il était toujours possible de faire cesser la pollution.

La prise de risque de la mondialisation de l’économie choisie de manière oligarchique par les directoires des transnationales, avec le transfert massif de leurs unités de production, y compris la fabrication des médicaments et autres matériels de santé, dans des « ateliers du monde », en Chine notamment, génère par le volume gigantesque des échanges des dangers pandémique énormes. En situation de crise épidémique, les victimes potentielles se recrutent dans la population générale. Pendant que l’état-urgence est décrété, les grands patrons auront vite fait de regagner en jet privé ou en hélicoptère leurs lieux de villégiature, tandis que perchée à la Banque Centrale Européenne Notre Dame de Lagarde (Christine) veille pour eux au grain : « sauver les riches ». Ou, selon les éléments de langage économique, « Ces temps extraordinaires nécessitent une action extraordinaire. Il n’y a pas de limites à notre soutien à l’euro. » « Coronavirus : la Banque centrale européenne lance un plan d’urgence historique pour calmer les marchés(3) ». La Bonne Mère Christine Lagarde a généreusement décidé de débloquer 750 milliards d’euros pour le rachat de titres et satisfaire les investisseurs inquiets… Mais si avec la mondialisation scientifique et technique du capitalisme, une épidémie peut avoir une extension mondiale dévastatrice, elle reste, malgré tout, limitée dans le temps.

Il en a été de même pour le capitalisme commercial de la radioactivité naturelle du radium. S’il a généré inconsciemment un risque cancérigène significatif, il est aussi resté à l’échelle individuelle et locale… Ce n’est plus le cas pour le danger nucléaire militaro-industriel comme nous l’ont montré les essais nucléaires, Tchernobyl et Fukushima. La censure du risque doit être systématique, permanente, volontariste et même fanatique, comme on l’a vu avec les statistiques officielles ridicules du nombre des victimes de Tchernobyl et comme l’organisent les autorités japonaises en planifiant, entre autres, des épreuves des Jeux Olympiques à Fukushima. Le mensonge devient énorme et implique obligatoirement l’intervention de scientifiques chevronnés. On sait en France que le nuage de Tchernobyl s’est diffusé en Europe mais a épargné l’Hexagone par l’intervention de l’anticyclone des Açores, mobilisé par le Pr Pierre Pellerin. Il semble qu’il en fut de même avec le nuage de Fukushima. Selon une modélisation de l’IRSN faite en mars 2011, la diffusion du Césium 137 a traversé le Pacifique et les Etats-Unis puis, surprise heureuse, arrivé sur l’Atlantique, il fut bloqué en son milieu pour fuser en ligne droite vers le nord en direction des côtes britanniques.

Si par hasard, une rare étude épidémiologique fait apparaître un cluster de leucémie infantile autour d’un site nucléaire comme celle du Pr Viel de 1997 autour de la Hague, un bataillon de scientifiques maisons impliqués dans la « production culturelle de l’ignorance » au service de l’atome est immédiatement mobilisé pour générer de multiples rapports contre-études symposions et enterrer au plus vite le résultat indésirable.

Ainsi sur le plan anthropologique nul n’est censé ignorer l’origine de la prise de risque qui est oligarchique et ses conséquences collectives durables dans le temps et dans l’espace. Le philosophe Jean-Jacques Delfour dans son livre « La Condition nucléaire » exprime très simplement cette réalité : « Le nucléaire est un monde sans enfant (4)».

Seconde infox scientifique : le Rapport Rasmussen

Pour lire le chapitre complet :

Menace nucléaire sur l’Europe episode 7_chap5

 

La suite … demain !