Fukushima, le 11 mars 2011

Menace nucléaire sur l’Europe, le rayonnement de la France, dix ans après Fukushima

Un livre de Jean-Marc Sérékian

Chapitre 10. A l’ombre du Brexit, l’effondrement de l’atome

EDF en Angleterre – Les Rois Mages rayonnants  d’Extrême-Orient – Calcul mental de coin de table – L’énigme du reniement des Rois Mages

Business as usual…, derrière les convulsions du Brexit qui déchirent le Royaume-Uni, les affaires continuent d’aller de mal en pis pour l’industrie nucléaire du pays. Sous l’ombre portée de Fukushima, l’avenir de l’atome s’assombrit aussi de l’autre côté de la Manche. Pourtant, dans ce temple du néolibéralisme, les plus grands groupes du monde avaient pu bénéficier de toutes les facilités financières pour se porter au secours du parc atomique britannique en décrépitude. En plus d’EDF qui avait pris pied en 2002 dans le pays et mis la main sur British Energy, les Japonais Toshiba et Hitashi, en déshérence industrielle dans leur patrie depuis Fukushima, étaient aussi arrivés pour rebondir et donner un second souffle au savoir-faire nippon en œuvrant pour la grande cause commune de l’industrie nucléaire.

Mais fin 2019, il ne restait plus qu’EDF et son discret allié Chinois CGN  pour maintenir le Royaume sous l’empire de l’Atome. Les deux Japonais avaient déclaré forfait (1).

Comme le temps passe vite… De part et d’autre de la Manche, le redémarrage du nucléaire se fait toujours attendre et semble de plus en plus compromis. Dix  ans déjà après Fukushima… Retour sur ce qui dans l’ombre du Brexit s’annonce désormais comme la décennie de vérité, celle de la chute de l’Atome dans le Vieux Monde.

EDF en Angleterre

Exception notable dans le paysage de l’Europe occidentale, l’Angleterre avait décidé de se signaler en s’alignant sur le mauvais modèle français quant à l’avenir à donner  au nucléaire après Fukushima. Comprenne qui pourra… L’exception culturelle française du nucléaire avait trouvé preneur dans la très néolibérale pétromonarchie britannique.

Pour tenter de maintenir à flot son « indépendance énergétique », le Royaume-Uni a eu cependant la présence d’esprit de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Il a su s’entourer des meilleurs experts en la matière ; parmi eux le fleuron français numéro un mondial de l’Atome. Ainsi, au tournant du siècle, l’Etat Britannique confiait la gestion de la fin de vie de ses quinze réacteurs au groupe étatique français EDF. British Energy devenait dans les années 2000 EDF Energy.  En contrepartie de cette charge ingrate en soins palliatifs le groupe français avait obtenu un pont d’or pour la construction de deux EPR à Hinkley Point C. A l’époque du contrat du siècle en Europe, les faveurs accordées pour la commercialisation de l’électricité produite avaient mis en rage les anti-nucléaires du côté français du Channel. Le groupe Sortir du nucléaire et les Verts avaient dénoncé le prix de vente exorbitant de l’électricité accepté par le gouvernement britannique. De son côté, l’Observatoire du nucléaire ne s’était pas formalisé puisqu’avec l’expérience acquise, l’EPR s’avérait toujours inconstructible. En 2016, en effet, au moment de l’aval définitif  des britanniques, l’EPR de Flamanville affichait déjà quatre ans de retard sur sa livraison prévue en 2012 et révélait au grand jour toutes ses malfaçons qu’il faudrait tôt ou tard corriger. Aux dernières nouvelles officielles de l’EPR, le chantier ne sera pas fini pour 2023… Ainsi, c’était très mal parti mais rares était ceux qui comme Stéphane Lhomme pronostiquaient que par la suite ça irait de mal en pis. En octobre 2019, dans un mea culpa mis en scène au sommet de l’Etat, un rapport officiel actait le fiasco de l’EPR à Flamanville sans pour autant trancher dans le vif l’avenir de l’Atome tricolore (2). Pour l’Angleterre cependant, l’allié de poids Chinois, le Groupe CGN en renfort d’EDF dans la construction de l’EPR, était une sorte d’assurance pour crédibiliser EDF et  éviter un nouveau fiasco qui pourrait s’avérer fatal au fleuron nucléaire français.

 Les Rois Mages rayonnants d’Extrême-Orient

Pour parfaire son bouquet nucléaire l’Angleterre avait eu la chance de voir venir du Soleil Levant deux autres géants de la technologie atomique : Toshiba et Hitachi.  Tous deux accouraient dans le temple du néolibéralisme pour tenter de ranimer la flamme atomique éteinte dans leur pays d’origine. Impossible, après Fukushima, de se reconstruire un avenir  radieux dans le nucléaire en leur Patrie. Même les pantomimes féroces d’ultranationalisme militaro-industriel du Premier ministre japonais Shinzo Abe restèrent désespérément inefficaces.

Les deux Rois Mages japonais avaient aussi, comme EDF Energy, un projet de construction de deux réacteurs. Ce qui, en perspective d’avenir, positionnait l’Angleterre en numéro un de la renaissance de l’Atome pour l’ensemble de l’Occident. « Incredible ! » Puis surprise, rien ne va plus.

Coup sur coup en 2018 et 2019 les deux opérateurs japonais, Toshiba puis Hitachi, déclaraient forfait. Quatre (projets de) réacteurs en moins. Mais, avec les deux d’EDF, le Royaume restait toujours « Number One » de la renaissance de l’atome dans le Vieux Monde.

Ce bouquet désormais fané aurait assuré plus de 10 % de la production d’électricité  du Royaume.

 

Calcul mental de coin de table

Sachant que, dans le bouquet électrique de l’Angleterre en cette fin de première décennie de l’après Fukushima, les « énergies (dites) renouvelables » représentent 30% ; sachant aussi que les quinze vieux réacteurs de feu-British Energy assurent, tant bien que mal, 20% de la fourniture électrique du pays et qu’ils devront cesser de fonctionner en 2030… Et en considérant aussi, pour simplifier, qu’un EPR puisse être construit en 10 ans, quelle sera la part du nucléaire dans le bouquet électrique de l’Angleterre de 2030 ?  Cochez la réponse qui vous paraît la plus proche de la réalité : 10% ; 5% ; 2,5%  ou 0%.

Bonne réponse, si votre choix a écarté la première proposition. L’atome s’effondre dans le bouquet électrique du Royaume. Comme partout en Europe continentale comprenant aussi la France, l’avenir du nucléaire s’annonce plutôt sombre outre-Manche. Ça sent la fin d’Empire ; mais avec EDF Energy, seul sur le champ de bataille technologique en friche, on peut envisager la Bérézina ou encore Waterloo…

Avec cette perspective soudain assombrie, une question politique émerge : quel est le jeu de l’establishment britannique ? Certainement pas parfaire son indépendance électrique ni perpétuer l’électronucléaire qui n’a désormais plus la cote dans les milieux d’affaires. Reste l’hypothèse militaire : couler EDF !

Dans ce monde de brutes et de crapules en col blanc animé par une férocité néolibérale sans cesse exacerbée à faire peur les experts financiers même liés au nucléaire,  la question mérite d’être posée.

Mais laissons notre fier fleuron fané ferrailler sur son champ de bataille britannique et revenons au bouquet électrique britannique débarrassé de l’atome en 2030. Du coup et par contrecoup ledit « renouvelable » se retrouve faire en pourcentage un bond vertigineux. A l’échéance 2030, il pourrait percer le plafond de 50% et, de ce plancher, franchir les 75%  en l’an 2050. EDF coulée outre-Manche, l’Angleterre se retrouverait à l’exact opposé du modèle français actuel avec ses 75% de nucléaire dans le bouquet électrique.

 

L’énigme du reniement des Rois Mages

Si l’on admet que dans les domaines de l’ingénierie nucléaire les deux Rois Mages du Soleil Levant disposent d’un savoir-faire parfaitement fiable, largement éprouvé et au moins égal à celui de la France, qu’est-ce qui a bien pu faire capoter leurs ambitions nucléaires en Angleterre ? Point de mystère : le nerf de la guerre. Si l’on écarte le doute, non recevable dans ce domaine militaro-industriel, reste l’argent, le montage financier, pour les deux réacteurs d’Hitachi avec un coût estimé de départ à 24 milliards d’euros. Dans la Patrie du néolibéralisme, le Pont d’Or de l’Etat ne pouvait pas raisonnablement afficher les 24 carats.

Mais ne nous laissons pas impressionner par ce chiffre exorbitant. Dans l’ordre de grandeur des investissements désormais pharaoniques qui caractérisent le capitalisme mondialisé des transnationales dans sa marche triomphale vers la démesure, cette somme n’a rien d’exceptionnel et les investisseurs peuvent être recrutés de toutes parts.

Pour comparaison, le Grand Projet Inutile imposé (GPII) du Grand Paris Express porté par la Société du Grand Paris avait un coût de départ estimé du même ordre de grandeur 22 milliards d’euros. Avant même le premier coup de pioche, le budget avait bondi d’un coup à presque le double, 38 milliards d’euros. Mais en dehors des ordres de grandeurs équivalents au départ, il s’agit ici d’un mauvais exemple. En France, on est dans une sorte de capitalisme d’Etat où justement l’Etat-providence du BTP planifie chaque année la spoliation maximale de la population pour régaler les géants du BTP : Vinci, Bouygues, Eiffage et tout leur aréopage de fournisseurs et sous-traitants. Dans la même veine de l’Etat-providence de l’industrie automobile, il y a la grande arnaque des infrastructures de recharge des voitures électriques. Dans un article du Monde du 24 octobre 2015, Stéphane Lhomme, révélait d’abord qu’en termes d’émission de CO2 et de particules fines la voiture électrique n’était pas plus vertueuse que la voiture thermique. Ensuite, il rappelait le budget monstrueux représenté par l’installation sur le territoire de sept millions de bornes de recharge électrique à dix mille euros pièce, soit 70 milliards (3). Là encore on a une mesure du pouvoir de nuisance sociale et environnementale d’un capitalisme d’Etat. Si, après l’abandon du GPII de Notre-Dame-des-Landes, l’aéroport international offert à Vinci, il manque perpétuellement de l’argent pour faire fonctionner les hôpitaux c’est parce que l’Etat-providence des transnationales a d’autres priorités urgentes.

Par contre, en dehors du capitalisme d’Etat, dans le beau monde de brutes et de crapules du néolibéralisme anglo-saxon on a aussi le bon exemple des transnationales du capitalisme fossile.  Les budgets colossaux mobilisés révèlent en effet une exemplaire solidarité financière entre banques et compagnie pétrolières d’une rare efficacité pour extraire du pétrole et du gaz de l’extrême. « Il en fut ainsi du gisement de Kashagan en mer Caspienne au Kazakhstan qui finit par cracher son pétrole en 2016, vingt ans après sa découverte. Malgré toutes les difficultés techniques, les risques environnementaux et sanitaires liés au sulfure d’hydrogène, le projet finit par se réaliser. […] Plusieurs dizaines de milliards de dollars furent injectés par huit compagnies pétrolières (4) » dont Total toujours partout dans tous les mauvais coups. Avec d’autres géants du pétrole, on retrouve notre compagnie nationale dans le gigantesque complexe gazier Yamal en Sibérie… Avec ce projet gazier au-dessus de Cercle Polaire, il nous faut remarquer que de part et d’autre du vieux rideau de fer et de feu militaire de l’OTAN, les capitaux ont pu se mobiliser et s’allier pour venir faire ami-ami avec Gazprom, prospecter et mettre en exploitation un gisement longtemps regardé comme inaccessible. En plus de Total, Vinci était de la partie…

Ainsi la question reste posée : qu’est-ce qui a contraint Hitachi et Toshiba à plier bagage ?

Puisque nous ne sommes pas dans le secret des brutes et truands en col blanc, avançons modestement une réponse pour conclure sur l’effondrement prévisible de l’atome britannique : plus que les malheureux 24 milliards d’euros, il est possible que le capital-confiance du nucléaire dans les milieux d’affaires ait aussi atteint le niveau zéro ou peut-être pire : le doute se serait infiltré au sein même de la filière. Pour des raisons historiques et géopolitiques évidentes avec des plaies passées toujours béantes et vives, les deux Rois Mages du Soleil levant ne pouvaient se permettre de faire ami-ami avec l’Empire du Milieu. Sans pont d’or britannique et fin filet 24 carats d’un géant chinois de l’atome, les deux japonais loin de leur Patrie se sentirent bien isolés dans le bourbier politique du Brexit ; ils prirent sagement conscience des risques et comprirent que le mieux serait de s’éclipser.

Rien de tout cela n’affecte l’Atome tricolore. En impasse évolutive, il reste vaillamment empêtré dans les déboires et surcoûts de son EPR. Après bientôt dix ans de vains ferraillages, il faut craindre ou même déjà constater que le directoire d’EDF pétrifié de ses certitudes technologiques se soit définitivement emmuré dans la cuve fissurée de son réacteur fétiche. « On ne peut pas résoudre un problème avec le mode de pensée qui l’a engendré » disait Albert Einstein. Encore faut-il bien définir le problème pour pouvoir lui apporter une solution définitive, mais parfois ce sont les cerveaux qu’il faut changer car ils font partie du problème. L’Etat français n’en est pas encore à ce stade-là de la réflexion et la mise en scène d’un mea culpa officiel sur l’EPR en octobre 2019 vient encore confirmer le haut niveau idéologique du blocus technologique. En attendant la levée du blocus atomique tricolore qui solutionnerait bien des problèmes, comment trouver une porte de sortie honorable pour extirper EDF de sa galère britannique sans lui faire comprendre qu’il faut aussi tourner la page de l’atome en France ?

Notes

 

  1. A l’ombre du Brexit, l’effondrement de l’atome

 (1) Le Monde, 18 janvier 2019 : « Au Royaume-Uni, l’avenir du nucléaire s’assombrit »

Après Toshiba, Hitachi annonce la suspension de son projet de réacteur. Un coup dur pour le programme nucléaire britannique, mais aussi pour la filière au niveau mondial.

Eric Albert et Nabil Wakim

https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/01/18/au-royaume-uni-l-avenir-du-n

(2) Reporterre, 29 octobre 2019. Émilie Massemin Un rapport blâme EDF sur l’EPR… et préconise de construire d’autres réacteurs

https://reporterre.net/Un-rapport-blame-EDF-sur-l-EPR-et-preconise-de-construire-d-autres-reacteurs

Rapport au Président Directeur Général d’EDF : La construction de l’EPR de Flamanville Jean-Martin FOLZ Octobre 2019

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(3) Le Monde 24 octobre 2015, Stéphane Lhomme : Emission de CO2 : l’impasse e la voiture électrique

(4) Jean-Marc Sérékian : Capitalisme fossile, Editions Utopia 2019

La suite … demain !